Le 25 septembre 1886 : comparution pour « provocation au meurtre et au pillage »

Decazeville... En 1886 ce nom ne dit rien à personne.
Et pourtant !
Bien rapidement, il va délivrer le mouvement ouvrier du poids de la démocratie parlementaire.
Paul Lafargue, Jules Guesde et le docteur Susini tous poursuivis pour « provocation au meurtre et au pillage » ont fait appel de leur condamnation à 4 mois de prison ferme pour avoir soutenu une grève de mineurs avec Louise Michel.

Les faits

Decazeville est une ville minière de l’Aveyron, spécialisée dans l’extraction de la houille depuis le début du XIXe s.
C’est une mine éloignée des infrastructures de transport, ce qui a un coût, et la désavantage par rapport aux mines du Nord et à la concurrence de l’industrie anglaise.
Le maintien de salaires bas est donc une nécessité pour maintenir les profits de l’entreprise.

Malgré de nombreuses grèves et une féroce répression (une quinzaine de morts en 1869 et 350 licenciés en 1878), à la fin de l’année 1885, le directeur Watrin décide de baisser de 34% le coût de la main d’oeuvre. Diminution sur laquelle il s’octroie lui-même 10%, le gros malin.

Le 26 janvier 1886, quatre mineurs refusent d’aller travailler : la grève commence, s’étend très vite, exigeant la hausse des salaires et la démission du directeur.
Les mots d’ordre ? « Nous voulons vivre ! Nous n’avons plus de pain pour nos enfants ! »
Les mineurs sont rejoints également par les commerçants : car Watrin en bon paternaliste vient de mettre en place une « Société coopérative de consommation » qui les concurrence directement.

L’après-midi, le directeur Watrin rencontre une délégation mais refuse toute discussion. Plus de 1200 personnes le huent : il s’échappe, mais quelques uns le pourchassent, le traquent, posent une échelle, pètent une vitre, le tabassent et finissent par le jeter par la fenêtre du premier étage où il s’était barricadé en vain.
Piétiné, molesté par la foule, il mourra quelques heures plus tard.
Au passage de son enterrement, les ouvriers refusent de se découvrir.

Le 29 janvier, des promesses sont faites par la compagie minière : les grévistes reprennent le travail le lundi suivant.
Entre temps, le général Boulanger, ministre de la Guerre, envoie l’armée : plus de 1000 soldats envahissent le bassin minier. Ils seront 2000 fin mars.

Et pire : la compagnie continue ses réductions de salaire.
Une nouvelle grève commence le 25 février.
Elle sera totale un mois après : 2500 mineurs et leurs familles sont prêts à tenir.

La « question sociale » en suspens

Le mouvement ouvrier se déchire : faut-il ou non soutenir les grévistes alors qu’ils ont assassiné leur patron ?
Les radicaux qui forment l’essentiel du nouveau gouvernement Freyssinet vont-ils soutenir la classe laborieuse redevenue dangereuse ?
La réponse est : non.
Mais c’est la première fois, près de 15 ans après la Commune, qu’émerge de nouveau une expression politique révolutionnaire, qui fait tomber les masques.

Les républicains jouent le jeu de la division et mettent en accusation les « mauvais grévistes » comme le Courrier Républicain :

Il convient de ne faire remonter la responsabilité de ce lugubre évènement qu’à un petit nombre de meneurs, ces faux ouvriers que nous avons vu récemment à l’oeuvre dans les grèves d’Anzin et qui ne poursuivent qu’un but : exciter les ouvriers contre le patronat et le capital pour conquérir une popularité malsaine... (...)
La République a donné aux ouvriers la plus grande somme de liberté. Ils ont pour eux l’organisation professionnelle et la Fédération des syndicats. Qu’ils en profitent pour discuter pacifiquement leurs intérêts mais qu’ils repoussent la colère et la violence. Nous les en adjurons. Autrement ils laisseraient croire qu’ils sont indignes de la liberté.

Jules Guesde, rédacteur du Cri du peuple et co-fondateur du Parti Ouvrier, prend parti pour les mineurs :

Mardi matin, la grève éclatait. Et le même jour le sang avait coulé. Par extraordinaire, pour la première fois peut-être, ce n’est pas du sang ouvrier.
La victime, pour parler le langage officiel, est le directeur de la mine, un nommé Watrin qui jouait depuis trop longtemps avec les colères prolétariennes.
Nous ne sommes pas, nos lecteurs le savent, de ceux qui crient aux exploités : “Mort un exploiteur, morte l’exploitation !” Si le travail et les travailleurs pouvaient être affranchis à ce titre, il y a longtemps que la chose ne serait plus à faire.
Mais devant ce cadavre d’employeur, de tortureur, qui va tirer des larmes de tous les yeux bourgeois et des condamnations d’une justice également bourgeoise, il nous est impossible de penser à autre chose qu’aux souffrances, aux injures et aux provocations dont une pareille mort n’est que le couronnement pour ne pas dire le châtiment. »

« Les classes et leur lutte fatale ont fait leur entrée au Palais-Bourbon »

Le 11 février, Basly, ancien mineur du Nord élu député de Paris [1], défend les grévistes dans l’hémicycle.

Ces mineurs, sont tués, eux aussi, assassinés, non directement, mais longuement, et personne ne proteste. Je sais bien qu’on va m’objecter qu’on n’a pas le droit de se faire justice. Non, on ne doit pas se faire justice soi-même, mais à condition que la justice soit...(...) Où est la différence avec [la prise de la Bastille] et ce qui s’est passé à Decazeville ?"

Seuls Camélinat, un des membres fondateurs de l’Association Internationale des Travailleurs, Hugues et Boyer se lèveront pour l’applaudir.
Le reste de l’hémicycle reste froid comme du marbre, Clémenceau en tête qui s’oppose fermement au salaire minimum (idée trop « communiste »à son goût).

C’est la fin de l’alliance avec les radicaux : tous les républicains, tous les radicaux, y compris Jean Jaurès, font bloc avec la droite royaliste pour la défense de l’ordre et de la propriété.

Jaurès dénonce la

«  choquante et inutile violence du discours de Basly sur les événements de Decazeville (...) dans un commencement d’apologie anarchiste du meurtre, bien plus que la revendication du droit ouvrier et l’affirmation de la pensée socialiste ».

Autour de Basly et Camélinat, 9 députés, puis une vingtaine, forment un « groupe ouvrier » réclamant la nationalisation de la propriété.

Le Parti Ouvrier et le groupe ouvrier multiplient les meetings de soutien partout en France et sur place à Decazeville, pendant qu’une incroyable solidarité avec les grévistes s’organise : de Millau, des conseils municipaux de Béziers, Paris, Lyon, Marseille, Anzin, Oullins, Perpignan, Gentilly, Asnières, Montreuil, Bagnolet, Vierzon... Un wagon de nourriture arrive même depuis Perpignan... Le journal local, l’Aveyron Républicain, entreprend de publier en feuilleton Germinal, d’Emile Zola, en soutien.
Des souscriptions sont organisées en Belgique, en Suisse, par les syndicats britanniques, mises en place en partie par Engels, qui y voit :

(...) le grand événement de l’année.
La chape est maintenant rompue sous laquelle les radicaux avaient réussi jusqu’à présent à étouffer les masses laborieuses en France.

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Le 2 mai, une manifestation de soutien à Paris mobilise des dizaines de milliers de personnes.

Louise Michel se distingue par un discours prononcé à la salle du Château d’Eau le 3 juin :

La grève de Decazeville est la veille de la révolution sociale. (...) Nous étions endormis, le coup de canon de Decazeville nous a réveillés... La Marseillaise souffle dans l’air. Le peuple se prépare, une fois encore, à sauver le monde... Honneur aux mineurs de Decazeville.

La grève est totale et durera 108 jours, jusqu’au 12 juin où les patrons devront plier et accepter l’augmentation des salaires.

Réponses juridiques de l’État

Le 27 février, tous les grévistes sont licenciés et soumis à diverses intimidations, perquisitions, procès pour « entrave à la liberté du travail » : la plupart écopent de prison ferme.

En juin, six des 10 grévistes qui ont maltraité Watrin sont acquittés, mais quatre lourdement condamnés : 8 ans de travaux forcés, 5, 6 et 7 ans de réclusion.

La répression se poursuit ensuite chez leurs soutiens, attaqués pour « provocation au meurtre et au pillage », délit qu’on appellerait aujourd’hui « apologie de la violence » ou « incitation à l’émeute ».

Ce sont d’abord des journalistes, comme Antoine Duc-Quercy, Ernest Roche (15 mois de prison ferme), puis carrément Jules Guesde, Paul Lafargue, le docteur Susini et Louise Michel qui sont emprisonnés et condamnés à 4 mois de prison ferme en août.

Le prétexte ?

D’avoir, par des discours lus ou menaces proférées dans une réunion publique tenue dans la salle du théâtre du Château d’Eau, directement provoqué à commettre :

  • Louise Michel le crime de meurtre en disant notoirement « Il faut se débarrasser des assassins. Ces gens-là sont des voleurs et des assassins. On arrête les voleurs et on tue les assassins. A l’eau ! A l’eau ! »
  • Bazile dit Guesde, (...) insinué le crime de meurtre en disant notoirement : « (..) Le jour où nous aurons la Révolution, il en sortira le recours au fusil libérateur. (...) Il faut faire de la propagande, que les misérables s’insurgent. »
  • Lafargue, le crime de pillage, en disant notoirement : « Ce n’est pas le gouvernement qu’il faut changer, il faut mettre la main sur la propriété, dépouiller Rotschild et le mettre à Mazas [2]. »
    Lesdites provocations n’ont pas été suivies d’effet.
    Délits prévus par les articles 23, 24, 45 de la loi du 29 juillet 1881. [3]

Extraits de la scène racontée par Louise Michel dans A travers la mort : Mémoires inédits :

-D. Le 3 juin dernier avait lieu, au Château d’Eau, une réunion en faveur des ouvriers de Decazeville. Reconnaissez-vous avoir dit, en parlant des hommes qui nous gouvernent : « Ces gens-là sont des voleurs et des assassins. On arrête les voleurs et on tue les assassins. A l’eau ! A l’eau ! » ?

  • L’accusée : Je ne démens aucune violence de discours, mais je démens formellement la forme dans laquelle on m’a fait parler. Je suis anarchiste. Vous pouvez me condamner pour tous les délits de pensée et de violence relatifs à mon opinion. Mais je veux être condamnée pour mon opinion et non pour des insanités qui n’ont pas le sens commun.

Le 25 septembre, Jules Guesde, Susini et Lafargue font appel aux assises de la Seine, accusés d’avoir, « appelé au meurtre et à la suppression de la propriété privée », soit les mêmes termes que précédemment.
Leur défense, qu’ils assurent seuls, est construite sur l’accusation de la société capitaliste : Lafargue attaque la finance, la « haute banque ». Guesde joue finement en rappelant au procureur des points essentiels de droit (ne pas rejuger le fond d’une affaire déjà jugée) et l’accuse de procès politique. Ils sont finalement acquittés tous les trois par le jury, sous les applaudissements de l’auditoire.

Louise Michel a refusé l’appel ; elle est libérée en novembre suite à une remise de peine, le gouvernement ne pouvant la garder incarcérée alors que ses co-accusés ont été acquittés pour la même affaire.

Vous me demandez ce que je pense, c’est bien simple, je suis enchantée de cet acquittement. Pour une fois, c’est bien. (...)
Il y a longtemps que ceux qui produisent sont las d’élever leurs petits pour les corbeaux et de voir crever leurs vieux au coin des bornes.
Cette lassitude se traduira un jour autrement que par des plaintes aussi inutiles que le mugissement des bêtes à l’abattoir ! (...)
Soyez tranquilles, camarades, ce n’est pas moi que gêne l’arrêt qui m’a condamnée. Que ceux qui l’ont rendu s’en arrangent !

Decazeville marque une vraie victoire : tant au niveau de l’expression dans le jeu politique bourgeois de la tension des intérêts de classe, qu’au niveau d’une des premières expériences réussies de solidarité nationale et internationale.
Il est évident que toute ressemblance avec des procès actuels serait purement fortuite...

Notes

[1Basly est le modèle du personnage d’Etienne Lantier dans Germinal d’Émile Zola. Pour l’anecdote, son nom ainsi que celui de Camélinat sont restés célèbres dans une chanson de Mac Nab, Le Métingue du Métropolitain, qui évoque les grèves d’Anzin et de Vierzon en 1886.

[2Prison parisienne située en face de la gare de Lyon, sur l’actuel boulevard Diderot/rue Traversière, démolie à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900 afin que les visiteurs ne tombent pas directement sur une taule en sortant du train (véridique).

[3À noter : nous sommes cinq ans avant les fameuses lois scélérates, mais les procès sont déjà chauds.

Localisation : Paris 18e

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