I. L’avènement du salazarisme
L’ascension de Salazar (1910-1932)
António de Oliveira Salazar (1889-1968) naît dans une famille rurale modeste et fervemment catholique. Entré au séminaire en 1900, il étudie ensuite la théologie entre 1905 et 1908. En 1910, année de la chute de la monarchie, Salazar s’inscrit à l’université de Coimbra, qui ne compte que 500 étudiants. Il y développe son réseau amical auprès de la haute société portugaise, au sein de laquelle il commence à se faire une place. Initialement inscrit en Lettres, il se réoriente rapidement vers le Droit et adhère au Centre Académique pour la Démocratie Chrétienne (CADC), mouvement étudiant catholique au sein duquel il fait ses premières armes politiques. En 1912, Salazar participe à la rédaction du journal O Imparcial (L’Impartial), engagé contre l’anticléricalisme républicain, sous le pseudonyme Alves da Silva. En 1914, Salazar obtient sa licence de Droit et devient enseignant à la faculté. Il décide alors de préparer un doctorat en sciences, qui lui permettra d’accéder à la chaire d’économie politique et de finance de l’université de Coimbra.
« Le Portugal est actuellement un cataclysme en marche. Nous réveillerons-nous ? Nous sauverons-nous ? Voici la grande, l’impressionnante inconnue, dont les responsabilités incombent – toutes ! – à des caciques désorientés, qui veulent dépecer les plus vigoureux piliers de l’âme portugaise et la pousser ensuite dans le fossé où se décomposent les nations détériorées et moribondes. » [1]
Tant dans sa plume que son verbe, Salazar aime à construire ses discours en partant de l’individu, puis en se concentrant sur la famille et, enfin, la nation. Cette signature rhétorique nous éclaire sur sa conception de la politique : dans une société d’individus, les changements sociaux doivent s’accomplir par l’éducation, sans affecter négativement la structure familiale, première source d’éducation de l’individu [2]. Pour Salazar, la famille représente « la cellule sociale dont la stabilité et la fermeté sont les conditions essentielles du progrès » [3], et le travail une école de vertu, c’est-à-dire une entreprise d’accomplissement individuel et communautaire plutôt qu’un simple processus de création de richesse. Travailler, oui ; se planquer derrière un bureau de fonctionnaire, non. Quant au républicanisme, il n’est pas synonyme de démocratie. Au contraire, Salazar estime que le républicanisme, dans son œuvre d’abolition des vieux privilèges monarchiques, a fait preuve d’une trop grande violence et institué de nouveaux privilèges et de nouvelles formes d’exclusion. Les principes de liberté, d’égalité et de fraternité proclamés par la République ne sauraient être pleinement réalisés qu’en tant que principes chrétiens, et donc sous un régime démocrate-chrétien. Salazar soutient donc non seulement l’intervention des chrétiens dans la sphère politique, mais aussi leur légitimité à se constituer en force centrale et motrice de la vie politique du pays, garante de sa moralité et de sa civilisation.
« Nous, bien entendu mes chers Messieurs, bien que nous nous appelions démocrates-chrétiens, nous ne reconnaissons pas pour autant une démocratie qui ne soit pas fondée sur le Christianisme, car hors du Christianisme, nous ne comprenons pas ce qu’est ou pourrait être la liberté, l’égalité et la fraternité humaine. » [4]
L’année 1919 marque un tournant dans sa vie et sa carrière politique : accusé d’être impliqué dans un complot royaliste, il décide de s’engager plus radicalement contre la République. En 1921, il est élu député sous l’étiquète du Centre Catholique Portugais (CCP), parti qui dénonce l’athéisme et l’individualisme du régime républicain. Parmi ses influences, on retrouve notamment celle du royaliste français Charles Maurras [5]. Salazar défend la nécessité d’un État fort, mais transformé de l’intérieur par les forces chrétiennes. Il gagne en influence au sein de son parti, dont il finit par prendre la direction, ainsi qu’auprès de l’Église portugaise et de l’Union du commerce et de l’industrie. En 1926, un coup d’État militaire renverse la République, dont les gouvernements se succédaient à une vitesse rendant ingouvernable le pays sur le plan parlementaire, et instaure une « Dictature nationale ». Les nouveaux maîtres du pays entendent confier à une équipe de spécialistes le rétablissement des finances du pays et la refonte de ses institutions. En 1928, Salazar est nommé ministre des Finances et, en 1932, président du Conseil des ministres, poste qu’il occupera jusqu’à sa mort.
La Dictature nationale (1926-1933)
Le tournant technocratique opéré par la Dictature nationale, instaurée par le général Gomes da Costa le 6 juin 1926, est favorablement accueilli par une grande partie des habitants de Lisbonne car il met fin à une douloureuse période d’instabilité et de violences politiques. La rhétorique du nouveau régime, qui assume d’emblée la dimension antiparlementaire propre aux régimes dictatoriaux et fascistes de son époque, se fonde sur l’idée de « régénération » de la patrie. Le Parlement est dissout mais, sans projet politique clair, l’instabilité politique reste la norme. Les difficultés à résorber la crise économique et les dissensions internes qui s’accroissent au fur et à mesure que le général Gomes da Costa s’affranchit de la Constitution aggravent la situation. Plusieurs remaniements ministériels se succèdent, et voient le général s’accorder de plus en plus de postes et de pouvoir, jusqu’à son arrestation par la frange nationaliste-conservatrice du gouvernement, menée par Óscar Carmona, le 8 juillet.
Le lendemain, Carmona forme un gouvernement et s’octroie la présidence du Conseil et le portefeuille de la Guerre. Le nouveau gouvernement se revendique de la dictature de Primo de Rivera en Espagne 1923-1930), elle-même inspirée du fascisme italien. Mais le régime reste fragile, et déjà, le 11 juillet, un premier complot est maîtrisé tandis que da Costa s’exile. Les premières mesures de ce nouveau cycle de la Dictature nationale sont l’adoption de la censure et la suppression des dernières libertés civiques. La gauche se trouve enfermée dans le rôle d’une opposition impuissante, et Salazar nommé, comme nous l’avons dit plus haut, aux Finances. En l’espace de cinq ans, il s’imposera comme l’homme fort du pays. Salazar mène une politique de rigueur budgétaire et parvient à rétablir l’équilibre des finances, à rendre le solde budgétaire positif et à stabiliser l’escudo. Ce succès – du point de vue de l’État, de la bourgeoisie et du clergé – lui permet de monter en grade dans le régime dictatorial, jusqu’à accéder au poste de président du conseil, c’est-à-dire Premier ministre, le 25 juin 1932. Son action accompagne le projet d’instauration d’un État répressif, corporatiste et technocratique. Sa contribution majeure à ce projet reste sans doute la création de l’Union nationale, en 1930.
En 1933, Salazar fait adopter une nouvelle Constitution qui lui confère les pleins pouvoirs. Son parti devient le seul autorisé, avec pour fonction de garantir la pérennité du nouveau régime, baptisé Estado Novo (État Nouveau). Dès l’année suivante, l’Union nationale participe aux élections législatives dans un système de liste unique. Un Mouvement d’Union Démocratique (MUD) parviendra à se présenter aux élections législatives de 1945 puis à l’élection présidentielle de 1949, ses candidatures seront retirées car jugées inconstitutionnelles [6]. La direction du parti unique incombe au chef du gouvernement, c’est-à-dire à Salazar et à lui seul. Les membres du parti étaient principalement issus des notables locaux : on y retrouvait des propriétaires fonciers, des industriels, des hommes d’affaires pour la plupart catholiques, des monarchistes ou encore des républicains conservateurs. Devant l’absence de concurrence, le parti ne cherche pas à être particulièrement actif : le nouveau régime a instauré un monopole absolu de la représentation politique. Si les élections présidentielles sont maintenues sur la base du suffrage universel direct, c’est le parti, et donc Salazar, qui décide du candidat.
II. Un régime policier respectable
Le salazarisme et la guerre
Pendant la guerre civile espagnole, Salazar avait apporté son soutien à Franco [7]. Il faut dire que, dès 1931, la plupart des comploteurs nationalistes et royalistes espagnols se réunissaient à Lisbonne pour fomenter leurs coups. Le régime de Salazar justifie son soutien aux nationalistes espagnols en dénonçant la volonté par le gouvernement républicain d’annexer le Portugal dans une « République des soviets ibériques ». Le Portugal se trouvant « en état de légitime défense, en état de danger imminent pour son indépendance » [8], le régime décide d’ouvrir ses ports au transit de l’armement italien et allemand. Il autorise également le départ de volontaires portugais souhaitant participer aux combats aux côtés des forces nationalistes. Au total, entre 8 000 et 12 000 volontaires, dits Viriatos, prirent part au conflit. En 1937, le Portugal envoya même une Mission d’observation militaire, composée d’officiers des différents corps d’armée, pour encadrer les volontaires portugais et tirer des leçons du conflit. En 1941, quelques 159 viriatos s’engagent dans la 250e division d’infanterie de la Wehrmacht, dite División Azul, aux côtés de plus de 17 000 espagnols. Il faut dire que, si Salazar ne cache pas sa suspicion envers la bonne morale du nazisme, c’est l’anticommunisme qui prime. Il en va de même avec le régime franquiste voisin, avec lequel un Traité d’Amitié et de non-Agression luso-espagnol est signé le 17 mars 1939, au sortir de la guerre civile espagnole.
Pendant la Seconde guerre mondiale, le Portugal observera une neutralité ambiguë : le pays n’entre pas dans le conflit, mais limite le nombre de visas accordés aux ressortissants des pays ennemis des forces de l’Axe. Certains fonctionnaires de la diplomatie passent outre et octroient des visas à des réfugiés Français. Si nombre de ces visas sont par la suite annulés, le régime n’expulse les réfugiés pour autant. Entre 40 000 et 100 000 se réfugient au Portugal, qui rapatrie les Juifs portugais vivant en France en 1943. La même année, en raison d’une alliance entre le Portugal et la Grande-Bretagne, Salazar autorise les forces Alliés à établir une base militaire aux Açores pour surveiller l’Océan Atlantique et lutter contre les U-Boots allemands. À l’annonce de la mort d’Hitler, les drapeaux portugais sont mis en berne et une demi-journée de deuil national est décrétée. En 1949, en plein contexte de décolonisations, le Portugal intègre l’OTAN du fait de l’anticommunisme de son régime et du rôle géostratégique de ses colonies.
Si le régime survit au conflit mondial, son élan totalitaire s’affaiblit sous le poids de sa bureaucratie et de l’affairisme de ses tenants politiques, policiers et financiers. En 1961, le Portugal entre en guerre pour la conservation de ses colonies, qui assurent « la subsistance et la relative prospérité d’une myriade de petites et moyennes activités (ciment, ampoules électriques, machines agricoles, industries alimentaires, etc.) » [9] essentielles au niveau de vie des couches moyennes de la métropole. La lutte anticoloniale rencontre une solidarité ambiguë, plus rhétorique qu’autre chose, au sein d’une opposition communiste portugaise désireuse d’entretenir de bonnes relations avec l’opposition libérale. Entre 1957 et la fin des années 1960, cette solidarité en demi-teinte prime, avant d’être dépassée par celle, plus offensive, des « gauchistes » et des catholiques sociaux. Un infléchissement qui n’est pas sans lien avec l’enlisement militaire de la métropole, et l’érosion progressive du soutien populaire envers l’entreprise civilisatrice. L’allongement du service militaire, porté de trois à quatre ans dont deux en Afrique en 1967, s’est accompagné d’un accroissement de l’émigration des hommes en âge de combattre vers les pays voisins, si bien qu’en 1974, la force du régime reposait davantage sur ses troupes coloniales que sur ses citoyens métropolitains.
Une police secrète exemplaire
Le salazarisme partage des traits fondamentaux du fascisme de l’entre-deux-guerres. Régime policier, il fait régner la terreur contre ses opposants, qu’il n’hésite pas à faire surveiller ou disparaître en dehors de ses frontières. En 1933, l’État portugais se dote d’une police politique, la Police de Vigilance et de Défense de l’État (PVDE), chargée de surveiller la population, de traquer les opposants politiques, de faire appliquer la censure, de surveiller les frontières, d’expulser les étrangers jugés indésirables, de mener des opérations de contre-espionnage, mais aussi de délivrer des passeports, ce qui impliquait de subir un interrogatoire préalable. Dans les territoires ultramarins et coloniaux, la PVDE surveillait les militaires engagés dans les guerres coloniales. Avec le soutien d’indicateurs, appelés bufos, les agents de la PVDE traquent les membres du Parti Communiste Portugais, dont la direction s’est exilée hors du Portugal. Pour certains historiens la PVDE a été fondée avec l’appui des services secrets britanniques – Agostinho Lourenço, fondateur de la police politique et instigateur de son système d’enfermement et de torture, était en effet considéré comme anglophile. Si le fonctionnement de la PVDE est parfois comparé à celui de Scotland Yard, d’autres historiens préfèrent la rapprocher de la Gestapo, créée la même année. En 1945, l’institution devient la PIDE (Police Internationale et de Défense de l’État). Elle acquiert le statut de police judiciaire l’autorisant officiellement à enquêter, arrêter et emprisonner les opposants au régime.
Dans le même temps, le régime travaille à intégrer la communauté internationale. En 1955, le Portugal intègre l’ONU aux côtés de l’Espagne franquiste, qui a pu compter sur le soutien de son voisin portugais pour plaider sa cause. L’année suivante, Agostinho Lourenço est nommé président d’Interpol pour cinq ans. En 1967, face à l’agitation indépendantiste en Angola et au Mozambique, la PIDE opère un saut qualitatif dans la répression coloniale en créant des forces spéciales autochtones, appelées Flechas. À cette période, elle développe des liens avec d’anciens membres de l’OAS et s’intéresse à la doctrine française de contre-insurrection. Après l’AVC de Salazar en 1968 et son écartement du pouvoir, le régime réforme une dernière fois la police politique, qui devient la Direction Générale de la Sécurité (DGS) en 1969. Afin d’éviter la révolte populaire, la DGS tend à limiter ses activités et à soigner son image en réduisant le recours à la torture et à l’assassinat. Cet infléchissement profitera à l’opposition, démocratique comme révolutionnaire. Le 15 avril 1974, la DGS sera la seule force opposant une résistance armée à la Révolution des Œillets. Elle deviendra ensuite le Service des Étrangers et des Frontières (SEF), puis en 2023 l’Agence pour l’intégration, les migrations et l’asile. Au cours de ces dernières évolutions, elle voit ses prérogatives judiciaires déléguées à d’autres services spécialisés, et constitue un organe proprement néocolonial.
III. Un fascisme original
Un fascisme marginal ?
Le régime salazariste se présente comme une dictature nationaliste et corporatiste, antilibérale et anticommuniste. Il est également désigné comme la Seconde République portugaise, ou encore comme la République Corporatiste. Son avènement fut la conséquence de la trajectoire technocratique empruntée par l’État portugais sous la Dictature nationale. Peu charismatique, considéré comme piètre orateur, Salazar est loin d’avoir la carrure d’un Hitler ou d’un Mussolini. Il se rapproche davantage d’un personnage comme Metaxas [10], qu’il a par ailleurs largement inspiré dans son exercice du pouvoir fascisant. À la différence que ce dernier tirait son prestige de sa carrière militaire, et non de son mérite académique. À son instar, il interroge la frontière entre fascisme et dictature militaire. L’analyse des caractéristiques de l’exercice salazariste du pouvoir doit permettre de trouver des éléments de réponse à cette question, que nous n’avons bien entendu pas la prétention de résoudre définitivement. Avant toute chose, il importe de rappeler que Salazar, en fervent catholique, était opposé à l’athéisme communiste, à l’internationalisme libertaire, à l’anticléricalisme républicain, à la division partidaire du parlementarisme, à la division de la société en classes défendue par le syndicalisme... mais aussi à ce qu’il percevait comme une forme de « césarisme païen » chez le fascisme, avec lequel il prendra ses distances, le jugeant trop enclin à dépasser les limites juridiques, religieuses et morales du raisonnable.
Du point de vue de la doctrine, Salazar s’écarte de la statolâtrie fasciste et nazie : l’État existe pour protéger la population et arbitrer l’économie corporatiste. En conséquence, l’Église catholique entretien des rapports plus harmonieux avec le régime portugais que, par exemple, celui italien, dont le culte voué à l’État avait été dénoncé comme « idolâtrie païenne » en 1931 [11]. Le refus d’idolâtrer l’Estado Novo se traduit dans l’image du chef, dont le mode de vie simple et ascétique rompt avec les représentations des autres dirigeants autoritaires. Si certains historiens mettent en avant l’absence de culte de la personnalité, on peut toutefois se demander si le régime n’a pas développé sa propre forme de culte : celui du « moine-dictateur », peu charismatique mais proche du peuple, garant d’un ordre idéologique fondé non pas sur l’esprit guerrier et l’aventure expansionniste, mais plutôt sur la satisfaction de sa situation et le respect de la tradition. À ce titre, le salazarisme se distingue de la doctrine fasciste, qui s’appuie au contraire sur l’exaltation et la théâtralisation permanentes de la force et de la violence virile, expressions supérieures de la vie d’un peuple en lutte pour l’instauration d’un ordre nouveau.
L’Église, force de substitution du régime ?
Si l’anticommunisme des régimes autoritaires sert généralement de premier argument en faveur de leur définition comme fasciste, le régime de Salazar présente toutefois quelques spécificités. Sur le plan rhétorique d’abord, puisqu’il ne fait preuve que d’un faible intérêt pour la rhétorique « populiste », lui préférant une rhétorique catholique. On le retrouve dans la devise du régime : « Dieu, Patrie et Famille ». L’Église hérite d’un rôle politique et social intimement lié aux carences des organisations réactionnaires pré-dictature. Après la promulgation de la séparation de l’Église et de l’État en 1911, les institutions religieuses semblent s’effondrer, précipitant le clergé dans la conspiration antirépublicaine. L’année 1914 voit l’émergence d’un mouvement politique catholique réactionnaire, l’intégralisme lusitanien, inspiré des doctrines de Maurras. Il s’agit d’un mouvement élitiste réunissant principalement des officiers et des jeunes intellectuels, mais exerçant une réelle influence idéologique au sein des forces contre-révolutionnaires, contribuant à former nombre de ses cadres. Salazar combla pour ainsi dire l’incapacité chronique de l’intégralisme à se doter d’une base populaire, d’un parti intégré dans le jeu politique et capable de le subvertir.
L’intégralisme joua également un rôle dans l’émergence et le développement de courants catholiques dits "piétistes" ; populaires dans les campagnes, acquis aux intérêts des propriétaires fonciers (latifundiaires), ces courants joueront un rôle clé au début du régime, élargissant sa base sociale et politique au sein de la paysannerie et des couches moyennes. Enfin, le régime de Salazar saura tirer parti des « secrets de Fatima », une série d’apparitions de la Vierge qualifiés de miracles par la droite catholique, interprétés comme une mise en garde contre le danger communiste et élevés au rang de culte national par l’Estado Novo. L’Église a donc assuré un rôle idéologique et de légitimation, participant à forger l’image d’un régime corporatiste aux allures sociales, garant d’une stabilité pour les couches paysannes et moyennes. Elle eut également pour fonction de mobiliser les masses par la religion quand le régime peinait à les mettre en mouvement par son idéologie. Enfin, ses mouvements de jeunesse fournissaient une part non-négligeable des cadres du régime. Avec le temps cependant, les organisations et les militants catholiques prendront leurs distances et leur autonomie vis-à-vis du régime, non sans lien avec ses crises successives [12].
Un fascisme ascétique
Il est une dernière spécificité du salazarisme qui, si elle semble de prime abord constituer une contradiction majeure au sein du régime, nous convainc de sa nature fasciste : l’opposition entre l’Estado Novo et le mouvement national-syndicaliste et ses chemises bleues. Le Mouvement National-Syndicaliste est fondé en 1932 au Portugal, sous la direction de Francisco Rolão Preto, chef charismatique issu de la cause monarchiste et de l’intégralisme lusitanien. Preto s’éloigne de l’intégralisme, le jugeant trop conservateur et considérant sa fixation pour la restauration monarchiste comme anachronique vis-à-vis des enjeux contemporains. Il développe l’idée d’un « syndicalisme organique », censé mettre fin aux tensions sociales par la nationalisation de la classe ouvrière. Le mouvement est doté d’un journal intitulé A Revolução, qui se diffuse dans les secteurs les plus radicalement acquis à la dictature – voire trop acquis, comme on va le voir – et cherche à les entraîner dans une dynamique « révolutionnaire ». Le mouvement organise des banquets pour élargir sa base sociale, forme des brigades de choc destinées à lutter contre l’ennemi intérieur et mobilisables en cas d’attaque extérieure, ainsi que plusieurs organisations de jeunesse, de femmes, etc. Le national-syndicalisme de Preto est clairement et ouvertement fasciste ; il l’est même trop aux yeux du régime, qui voit dans son chef une menace au pouvoir personnel de Salazar et dans son idéologie un excès dangereux pour la stabilité du pays. En février 1933, le journal national-syndicaliste est interdit par le régime. En juillet 1934, Salazar ordonne la mise au ban du mouvement. Preto est emprisonné puis exilé en Espagne, où il se rapproche du dictateur Primo de Rivera et participe à l’élaboration du programme de la Phalange Espagnole.
La répression qui s’abat sur les chemises bleues les plus radicales contribue à l’émergence d’une scission modérée au sein du mouvement, à laquelle le régime salazariste tend la main pour isoler Preto et ses fascistes idéologiques – au sens de fascistes se revendiquant d’une filiation directe et complète vis-à-vis du fascisme mussolinien. La répression s’accompagne donc d’une intégration des éléments compatibles, que l’on pourrait qualifier de fascisation du fascisme effectif – par opposition à celui idéologique. Cette ambiguïté apparente n’en est pas moins le propre du fascisme, dont le syncrétisme sert toujours à consolider son régime de sauvetage du capitalisme en crise. Elle nous rappelle une fois pour toutes que le fascisme ne constitua jamais un phénomène monolithique. Au contraire, sa plasticité et sa nature protéiforme fut même source de tensions entre les fascismes. On pense notamment au cas de l’austrofascisme : en 1933, Engelbert Dollfuss, admirateur et protégé de Mussolini, prend les rênes de l’Autriche et dissout le Parti Communiste et le Parti nazi ; en 1934, il est assassiné par les nazis ; en réaction, Mussolini déploie ses troupes à la frontière et menace Hitler d’envahir l’Allemagne pour défendre l’indépendance de l’Autriche ; cette dernière sera annexée en 1938 lors de l’Anschluss, marquant la soumission effective de Mussolini à Hitler. Ces conflits entre régimes ne sont pas sans rappeller à leur tour les luttes intestines qui ont marqué la conquête et la consolidation du pouvoir par les fascistes : liquidation de la frange populiste incarnée par les SA et Strasser en Allemagne, marginalisation des tenants d’un fascisme élitiste et mystique influencés par Evola en Italie.
La somme des différences et des spécificités ne doit pas nous faire perdre de vue la nature du régime. En dernière analyse, ce qui prime reste la fonction sociale, structurante, corporative et totalitaire de l’Estado Novo, désireux d’encadrer la totalité de la vie de ses sujets d’une part et d’assurer son appartenance à un centre impérialiste [13]. De ce point de vue, le salazarisme est catégoriquement fasciste. Un fascisme ascétique, sans mouvement de masse ni leader charismatique, dont la structure idéologique était issue du mariage entre intégralisme catholique et éléments récupérables d’un fascisme caricatural. Marcelo Cætano, successeur de Salazar soutenu par les sections les plus radicales de la dictature, revendiquera le principe de « l’évolution dans la continuité » ; un principe qui traduit assez fidèlement l’esprit des régimes fascistes dans leur phase tardive, avant que les transitions démocratiques n’interviennent pour sauvegarder leurs constructions indispensables au prolongement de la domination politique et économique du Capital par la voie démocratique moderne, technologique et policière [14].