La vie s’écoule, la vie s’enfuit

Digression sur la police, le racisme, le travail, la consommation et la nécessité de nous retrouver pour discuter de notre condition et de nos aspirations sans intermédiaires.

La vie s’écoule, la vie s’enfuit. Les jours défilent au rythme des violences policières, des campagnes de harcèlement racistes et islamophobes. L’extrême-droitisation permanente du champ médiatique semble sans fin. Sur les plateaux de télévision, à la radio, dans les journaux, les victimes des forces de l’ordre sont systématiquement dénigrées. Les commentateurs professionnels du désastre ambiant se succèdent, redoublent d’efforts et de ressources pour trouver la trace d’un état d’ébriété ou d’une contravention routière, agitant le spectre de la « délinquance » pour justifier l’exécution sommaire de civils. Dans les transports en commun, des barbouzes aux allures de paramilitaires reproduisent sur les usagers les techniques d’immobilisation et de maintien de l’ordre apprises de la police : plaquages ventraux, tabassages, gazage de rames de métro en sous-sol.

Toutes les vies ne se valent pas. Les morts des conflits armés entrent dans une concurrence morbide : hommes, femmes, enfants et vieillards deviennent des valeurs. Aux frontières aussi, on trie les vivants pour mieux choisir les morts. L’oisif ira loger ailleurs. Les mauvais élèves sont enfermés dans des camps d’internement pour étrangers. La police organise des rafles dans les files d’attente des associations et des institutions chargées de recevoir et d’orienter les sans-papiers dans leurs démarches de régularisation. À gauche, l’argument de la vie ne suffit plus : il faut affirmer, chiffres à l’appui, qu’un sans-papiers « rapporte plus qu’il ne coûte » ou assurer, plan de relance économique à la main et mythe du plein-emploi dans la bouche, que l’on pourrait mettre toutes ces forces productives disponibles au travail en réduisant le temps de travail. La vie est entièrement assujettie à la logique d’accumulation du profit.

Le travail tue. Le chômage aussi. Pourtant, pas un mot. Il faut dire qu’entre des élections dont tout le monde se fout et qui excluent les non-Français, l’implication de la cabale islamiste dans la pénurie d’huile de tournesol, les analyses psycho-géopolitiques sur la folie présumée du tyran russe et les interviews de miliciens nazis ukrainiens, le temps d’antenne manque. On aimerait bien pouvoir se retrouver, en parler, partager notre indignation et nos petites idées farfelues pour nous sortir de ce sacré foutoir. Mais voilà, dès qu’on se fixe sur une place prétendument « publique », on est suspects. La police vient s’enquérir de notre bonne moralité et du caractère républicain de nos intentions. Certes, il nous reste les terrasses des cafés pour discuter dans une paix relative. L’occasion de se rappeler de la rareté des interactions qui échappent au cadre du travail ou de la consommation.

Peut-être que c’est d’ici qu’il faut partir. Peut-être que c’est cette frustration, cette impossibilité de se retrouver et de vivre pleinement une rencontre sans l’intermédiaire de l’argent ou du travail, qui fait notre dénominateur commun. Celui à partir duquel peuvent naître toutes les discussions, tous les rêves, tous les désirs. Et si toute possibilité de changement radical de nos conditions - allez, osons le dire, de révolution - dépendait d’un fait si trivial ? Si on l’avait su plus tôt, on aurait sans doute moins consommé de théorie politique chez les libraires... Mais non, soyons sérieux une minute : qui pourrait sincèrement penser que le principal péril de la société capitaliste serait que nous parvenions à nous parler de notre condition et de nos aspirations sans intermédiaires ?

Ascanio

À lire également...