S’il y a bien un aspect du capitalisme dont on délaisse l’analyse, au profit d’une perspective davantage dirigée vers les disparités économiques, c’est le contrôle.
Contrôle des corps, bien sûr, corps racisés disciplinés par les flics, corps de meufs disciplinés par les mecs, toujours enjoints à la minceur, au lisse, à l’absence de stigmates ou de signes graisseux et poilus d’humanité. Mais contrôle des émotions, aussi, ces débordements grandioses d’existence qu’on estime parfois un peu trop lourds à porter. Il ne faut pas trop pleurer, pas en public en tout cas. La colère se doit d’être sagement rangée dans un compartiment du cerveau et s’estompera avec le temps. La joie, le plaisir ? Pas trop fort, s’il-vous-plaît. Quant au sentiment déchirant d’être pris dans les feux d’une existence dépourvue de signification, il s’agit de le planquer derrière la formule magique travail/famille, dont la routine monotone aura tôt fait de nous assoupir.
Quant Norbert Elias replace les origines de la civilisation moderne dans l’appropriation que fait l’État de la fiscalité et de la violence légitime, il met en lumière l’autorégulation parmi l’une de ses premières conséquences. Pour prouver leur supériorité et ne pas sortir du rang, les nobles doivent intérioriser leurs sentiments les plus intenses au profit d’un calcul froid. Cette norme s’est diffusée et maintenue à travers les âges : le capitalisme nous prive de la faculté de ressentir de manière intense en nous imposant un mode de vie aseptisé ; il régule notre manière de nous exprimer. Le libéralisme, qui porte aux nues le libre-arbitre et la volonté personnelle, exalte la capacité de contrôler ses affects : être malheureux est un choix, les émotions "négatives" se maîtrisent et disparaissent.
À cela se mêle l’œuvre du patriarcat : associant le ressenti et le débordement au genre féminin, dominé et dévalorisé, l’on y fait prévaloir une raison froide dite typiquement masculine, c’est-à-dire la capacité de prendre sur soi, et l’absence totale de communication émotionnelle qui sont au fondement de la virilité.
Souvent présenté comme courageux, ce mode de fonctionnement finit inéluctablement par enclencher une maîtrise malsaine des émotions, basée sur le déni et le refoulement. Avec elle apparaît une dévalorisation du "care", soin matériel et immatériel apporté aux autres et aux choses, et clef-de-voûte de la féminité traditionnelle.
Quand bien même la gauche traditionnelle et radicale se sont données pour objectif de déconstruire ces stéréotypes pour exposer leurs mécanismes, la manière dont nous communiquons entre nous n’en reste que très faiblement changée.
Quand bien même la nouvelle génération d’autonomes est bien plus critique sur l’éradication de la misogynie dans ses formes les plus subtiles, des pratiques virilistes s’y maintiennent et subsistent.
La remise en question de la monogamie que l’on prête à l’idéologie anarchiste, si elle a prouvé ses vertus par certains abords, est elle aussi imprégnée de l’idéologie libérale du contrôle des affects, et peut occasionner plus de déboires machistes qu’émanciper les femmes et personnes non-cisgenres qui l’entreprennent. De par ses liens avec comment nous percevons les émotions et leur expression "normale", la visibilisation tardive mais croissante de la santé mentale se retrouve happée dans ce flot. Adresser cet angle mort et nous interroger sur la façon dont nous gérons nos sentiments dans le militantisme nous permettrait de réhabiliter un lien social qui se délite progressivement, mais aussi d’élargir notre visée aux personnes laissées pour compte par le capitalisme de par leur neuroatypie.
Triste, triste monde malade
Dans l’article « Meltdown of the Phantom Snowflakes » [Fonte des flocons de neige fantômatiques], l’autrice Laurie Penny écrit :
"Nous vivons dans une culture qui vénère le bien-être et l’amélioration personnelle, que ce soit en tant qu’industrie ou comme discipline personnelle.
Pourtant, les stratégies modernes de production culturelle sont constamment modelées pour tendre vers la répression de l’émotion, la gestion obsessionnelle de l’ensemble des sentiments qui, s’ils ne sont pas apprivoisés, peuvent déboucher sur deux grandes vérités sous-jacentes.
La première est que la plus grande partie de notre vie moderne est traumatisante, insupportable, et profondément effrayante. Le reconnaître permet d’accéder à une seconde vérité, plus dangereuse car emplie de potentiel : peut-être que nous n’avons pas à vivre comme ça"
Vivre dans une période aussi anxiogène, où les inégalités structurelles s’exhibent au grand jour, n’est pas chose aisée.
Ouvrir les yeux, c’est effrayant. Vivre ces inégalités structurelles au quotidien en pleine conscience du mal qui nous est fait ne l’est qu’encore plus.
Obéir nous fait peur, mais désobéir aussi. La vie d’un militant n’a rien de celle d’un fainéant qui se bâfre de diplômes en chocolat, comme ironisait notre président – quand bien même l’oisiveté ne devrait pas être incriminée. C’est s’exposer délibérément à l’incompréhension de ses pairs, mais aussi à la violence multidimensionnelle du système ; nous nous faisons ficher, fouiller, nous nous faisons gazer, humilier et violenter. Nous sommes mis à la porte de nos lieux de vie commune, expulsables en l’affaire de quelques semaines ; les cabanes que nous nous construisons loin de la grisaille de la ville sont réduites en lambeaux au gré des désirs avares des entreprises.
Quand la somme de cette tyrannie s’ajoute à celle des oppressions systémiques, dont énormément de militants font déjà l’objet, on finit par se demander quand est-ce que toute cette douleur prendra fin. Quand on voit des copains se faire tabasser, être jetés en cellule ou traduits en justice pour avoir ramené du sérum physiologique en manif, tout ça pour avoir l’impression que rien n’a changé le lendemain, on finit par de se demander si ça vaut le coup, si au final, tout ceci n’est peut-être qu’un frêle espoir dans un amoncellement de noirceur.
Et quelque part, bien sûr, la plupart d’entre nous savent que la réponse est oui, que ça vaut le coup, et que nous devons continuer de nous battre. Mais les bleus persistent.
Dans cette situation, vers qui se tourner ? Auprès de qui peut-on se confier ? Comment faire sortir le venin de la plaie avant de reprendre des forces ?
Nous n’avons pas tous un environnement familial et amical réceptif, et quant aux professionnels de santé, à une époque où ils sont de plus en plus encouragés à collaborer avec les forces de l’ordre, leur aide peut se heurter à des limites. Il nous reste alors les camarades.
Cependant, le silence qui règne entre nous sur les conséquences psychologiques des affrontements est notable ; alors que les hématomes, brûlures et autres mutilations sont montrées sans préambules et relayées à grande échelle, celles que l’on se coltine dans le cerveau sont soigneusement tues.
Le peu de ressources qui existent à ce sujet s’exportent peu quand elles ont la chance d’être traduites ; les discussions autour de ce thème, à l’exception d’une poignée de réunions organisées par les street medics de Paris après le printemps 2016, sont quasi-inexistantes. Même entre groupes, peu de temps est consacré à l’analyse de ce que l’on vient de vivre, et pour cause.
Sans raccourcis épiques ou sublimation, le black bloc relève d’une tactique guerrière et reste à l’instar de tout le reste de la société imprégné du système sexiste dans lequel nous vivons. Il n’est donc guère surprenant qu’il y subsiste une glorification de la force virile qui passe par le fait d’encaisser en silence et de cacher l’étendue des dégâts qui nous sont infligés par nos assaillants. Et cela prévaut tout particulièrement pour les femmes et minorités de genre dont la légitimité au sein du black bloc est déjà très lourdement remise en question.
Or, nos faits d’armes nécessitent une gestion émotionnelle plus ouverte et spontanée, presque une forme « d’aftercare » ; pas lorsque l’on réalise que ces situations, quand elles ne sont pas décantées, finissent par nourrir nos addictions – les fameuses bières post-manif qui relèvent parfois plus du pansement que de la réjouissance – ou engendrer du stress post-traumatique (flashbacks, insomnies, hallucinations visuelles ou auditives).
Les éléments les plus explicitement vulnérables du groupe finissent de surcroît généralement au ban du mouvement, pas par ostracisme assumé mais plutôt parce que la plupart d’entre nous ignorent totalement comment les soutenir et les ré-impliquer.
Le marché des sentiments
Cette dimension répressive prévaut aussi dans la manière dont nous relationnons.
Depuis maintenant plusieurs siècles, une réflexion libertaire sur la monogamie a été engagée en Occident et ses aspects normatifs et accaparants n’ont eu de cesse d’être appuyés.
Si bien qu’aujourd’hui, les formes de couples plus ouvertes se sont répandues parmi beaucoup de militant.es blanc.hes, qu’il s’agisse de relations libres ou de polyamour sans hiérarchie ni étiquettes.
Or, en pratique ce mode de vie alternatif révèle des failles, et semble exacerber les inégalités entre dominant.es et dominé.es qu’il est supposé défaire. Il est fait état notamment de manquements à la responsabilité affective censée régir une relation, quelle que soit sa nature. Le dominé devient une denrée consommable sur le marché des affects, où le dominant butine sans remise en question de son privilège masculin/blanc/etc. La jalousie, loin d’être identifiée comme l’expression d’un malaise induit par un déséquilibre de pouvoir, est mise sur le compte du défaut individuel à corriger.
Ce discours se croise à la propagande néo-libérale : sentiments modulables au gré de son réceptacle, qui aura tôt fait de gommer d’éventuels excédents par le travail sur soi. Non seulement cette rhétorique efface nos moult inégalités face à l’autonomie et l’indépendance – ne serait-ce que celles, psychiques, basées sur le sentiment profond d’insécurité qu’amène une maladie mentale – mais elle fait fi de ce que toute part d’humanité implique dans la gestion des émotions et ressentis.
Tout est une question de développement personnel, et ce domaine de plus en plus en vogue dans la société d’aujourd’hui commence par ailleurs à s’emparer du sujet. C’est ainsi que l’on peut voir des figures médiatisées du polyamour, à l’instar des youtubeurs Conor et Brittany iii, diffuser des vidéos où ils expliquent à cœur ouvert la façon dont ils ont réussi à canaliser les sentiments de possessivité dans leur couple et prodiguent des conseils pour explorer des « relations authentiques », avant de vous proposer un programme de coaching « relation épique » pour la modique somme de deux cent soixante dollars. Les moins patient.es leur préféreront sans doute le pack de coaching spécial trente jours, échéance bien connue après laquelle un amour périme.
Il existe donc bel et bien une récupération néo-libérale de l’amour libre et des modes relationnels alternatifs, facilitée par les lacunes contenues dans notre analyse des émotions et de la charge politique au sein des sphères privées et sentimentales.
Outre le fait que ces divers problèmes ne permettent pas de remettre fondamentalement en question notre manière de relationner conventionnelle – qui est profondément toxique et hétéronormative – pour se diriger vers des modèles plus sains et inclusifs, cela entrave notre manière de militer, bien souvent basée sur l’affinitaire et le désir de construire une communauté forte et solidaire.
Or, ce désir ne sera jamais assouvi si l’on n’opère pas une mue radicale de notre gestion des émotions qui, laissée intacte sous le capitalisme, fait la part belle au refoulement. Celui-ci ouvrant, hélas, une voie royale aux débordements chaotiques.
La masculinité est violente parce qu’elle tait les troubles jusqu’à-ce que ces derniers ne se figent en névroses, parce qu’elle tait les troubles jusqu’à l’éclatement. Si la nocivité de ce schéma est établie, on parle peu du fait qu’il nous rend manipulables à souhait. Là où le contrôle des émotions est absent et surtout inconscient, les techniques actuelles de communication, de publicité, qui font davantage appel à l’affect qu’à la raison, frappent plus fort.
On qualifie souvent le monde dans lequel nous vivons de société consumériste. Cette observation est vraie, mais s’étend à l’ensemble de notre existence : consommation des biens, d’autrui et de nos propres sentiments. Comme l’écrivaient Stuart et Elizabeth Eweniv, il s’agit d’une relation sociale, et c’est la relation sociale qui gouverne aujourd’hui. Elle doit être non seulement questionnée, mais déconstruite par nos soins.
Dans l’article de Laurie Penny mentionné ci-dessus, la jeune journaliste évoque un concept qu’elle prête à l’activiste Noire-Américaine Bell Hooks, celle du « deuil stratégique ».
Le deuil stratégique préconise de ne pas avoir peur de donner libre-cours à ses sentiments afin de pouvoir les analyser et les transmettre. Si cette théorie peut paraître un peu vague et nécessiterait d’être affûtée à des fins plus pragmatiques, elle pose la première pierre d’un édifice que nous devons alimenter de nos réflexions et vagues à l’âme.
Échanger sur nos expériences intérieures, politiques comme privées, explorer les conséquences psychologiques du capitalisme et des violences policières et avoir des débats qui ne portent plus seulement sur la structure de nos relations mais sur leur substance, me semblent être des enjeux vitaux au XXIe siècle.
Les prendre en compte dans nos luttes nous fera grandir en tant qu’individus mais également en tant que militant.es. La révolution sera émotionnelle ou ne sera pas.
Léon Cattan