La restructuration impérialiste de l’État

La restructuration autoritaire de l’État impérialiste, en intégrant des éléments du fascisme et du réformisme, produit un régime qui se présente comme leur dépassement dialectique.

Troisième contribution à la critique de l’impérialisme et de la restructuration autoritaire de l’État.

Les précédentes contributions :

Changement de régime

Le renforcement de la fraction impérialiste de la bourgeoisie s’accompagne d’une forme de subordination fonctionnelle des États-nations, en proie à d’importantes restructurations internes visant à les transformer en courroies de transmission des intérêts économiques et stratégiques de l’impérialisme dominant. [1] Nous assistons alors à la mue de l’État constitutionnel bourgeois en État fort et "illibéral", et à l’instauration de ce que nous qualifierons ici de démocratie armée. La fonction essentielle de ce nouvel État est l’anéantissement de toute perspective révolutionnaire et de tout comportement antagoniste de classe, la pacification et l’unification de son aire nationale par la contre-révolution préventive. Le marché de l’armement et de l’innovation technologique assure le diffusion mondiale des nouveaux outils répressifs, vendus à prix d’or aux pays émergents et aux régimes compradores, et l’extension infinie du domaine de la guerre policière contre les populations.

Comme tous les processus historiques, celui-ci avance sur les jambes des hommes. L’émergence de la bourgeoisie impérialiste interne comme fraction dominante du capital a vu l’affirmation dans les articulations vitales du pouvoir d’un personnel économique, politique et militaire incarnant et exprimant ses intérêts ; d’une bureaucratie européenne sélectionnée et qualifiée non plus par les anciennes écoles des partis, mais directement manufacturée dans les écoles de commerce et de management, dans les fondations et autres usines à cerveaux gestionnaires. Ce nouveau personnel politique est devenu hégémonique au sein des appareils de domination – organes du pouvoir étatique, cabinets de gouvernement, banque nationale, organisations patronales, médias de masse.

L’ascension de cette fraction de la bourgeoisie est indissociable de la crise d’hégémonie actuelle et de la faillite des partis traditionnels (dont la crédibilité dépend de la capacité, désormais nulle, à prolonger l’ancien compromis de classe). Produit de la crise de régime, elle doit la mener à son terme au risque de s’y perdre. Afin de compenser l’effritement continu de sa légitimité et le caractère extrêmement réduit de sa base sociale, elle intègre la rhétorique et le personnel politique de ses oppositions les plus compatibles – en l’occurrence, de la droite et de l’extrême droite, avec lesquelles elle partage une conception autoritaire et cynique de l’exercice du pouvoir.

Contrairement aux apparences, la crise qui frappe l’État (dont la dissolution de l’Assemblée en juin 2024 était une manifestation bruyante) ne pousse nullement à sa désintégration, mais plutôt à sa restructuration. Centralisation rigide des structures étatiques sous le contrôle de l’exécutif, dépérissement du parlementarisme, extension et normalisation de l’état d’exception, recours facilité aux unités d’élite de répression et usage systématique d’armes de guerre dans le maintien de l’ordre, criminalisation intensive de l’action directe et des modes même pacifiés et symboliques d’affrontement : la restructuration politique intègre, à travers la contre-révolution préventive, les formes de gouvernance jusqu’ici antagonistes du réformisme et de l’anéantissement pour affronter une aire nationale chaque jour plus ingouvernable, et un contexte international défavorable à la fraction impérialiste de la bourgeoisie.

Ce qui se joue dans ce « processus de fascisation », c’est bien la mise en stase de la lutte des classes, l’endiguement des contradictions sociales par la promotion de la communauté nationale excluante, et donc l’anéantissement du projet de recomposition du conflit de classe sur un programme antagoniste.

Actes manqués

La démocratie n’est plus la forme politique optimale pour le capitalisme. Les conquêtes sociales exercent une trop forte pression négative sur les taux de profit, dont il convient de se débarrasser à la source, en détruisant méthodiquement tout ce qui permet la revendication, l’organisation et la lutte.

De ce point de vue, toute rencontre avortée entre les différents secteurs de la classe susceptibles d’entrer en conflit ouvert avec l’État joue en faveur de sa restructuration. Le rejet initial du mouvement des gilets jaunes par les centrales syndicales a joué dans leur incapacité à construire la grève générale demandée par le mouvement, à laquelle les segments syndiqués de la classe étaient favorables. Après ce raté historique, et une fois la révolte mise en stase, rien ne semblait plus retenir l’accélération de la restructuration.

Pourtant, d’autres occasions manquées auraient pu venir entraver ce processus en relançant le cycle de violence de masse ouvert en novembre 2018, mais aussi le processus de recomposition de la conscience de classe rendu possible par la rencontre entre les segments organisés du vieux mouvement ouvrier et le prolétariat atomisé par la restructuration néolibérale. On pense par exemple au choix, à gauche, de concentrer le débat profond ouvert par la pandémie sur la dimension sanitaire (services publics, défense du secteur médical, critique de Big Pharma) sans jamais poser la question fondamentale pourtant posée par le mouvement des gilets jaunes : celle du pouvoir ; de l’instrumentalisation technocratique de la science comme argument d’autorité justifiant d’écarter les masses des grandes décisions, au lendemain du plus grand mouvement d’occupations et d’assemblées populaires depuis mai 68. Plus tard, on retiendra la fébrilité de la gauche devant le démarrage incontrôlé du mouvement contre la Loi Sécurité Globale, stoppé net avant d’avoir pu éprouver ses forces.

Le seul moyen d’enrayer la restructuration autoritaire de l’État, c’est de l’attaquer. Après le reflux du mouvement des gilets jaunes, le pouvoir avait les mains libres pour réprimer à outrance les cortèges offensifs des Soulèvements de la Terre, allant de tentative de mutilation en tentative de meurtre et les justifiant par une criminalisation en terrorisme du mouvement écologiste. Exit la possibilité de reproduire le modèle dans les métropoles ; exit aussi le sujet écologiste du débat public. Et quand sa violence a dû s’abattre sur la jeunesse ghettoïsée, ce sont les corps d’élite qui ont pris en charge l’entreprise de terreur, ses mutilations, rafles et exécutions extrajudiciaires. Le mouvement des retraites était la queue de comète d’une dynamique déclinante. L’affrontement unitaire espéré ne pouvait réellement avoir lieu, car il a avait déjà éclaté de manière fragmenté, séparé. Sa mise en stase avait figé le processus de recomposition de la conscience de classe. [2] Il était évident que ce processus ne pouvait être relancé par ceux-là même qui avaient mené à sa ruine au lendemain de la Seconde guerre mondiale (staliniens, sociaux-démocrates, progressistes libéraux).

Le nouvel État ne sera ni fasciste ni social-démocrate

1. Par-delà de la Constitution

Dans les États constitutionnels bourgeois, le Parlement se présente historiquement comme le siège institutionnel d’une lutte entre partis et d’une synthèse des divers intérêts particuliers qui s’y coagulent. Il décline aujourd’hui irrémédiablement devant un exécutif directement composé par le personnel politique impérialiste, qui interprète et manie la Constitution au service de ses intérêts immédiats et de la préservation de son pouvoir jusqu’au terme de l’actuel mandat présidentiel – a minima.

Les rôles sont comme inversés : dans la tradition libérale-démocrate, l’État se posait comme expression des différents partis ; dans la tradition impérialiste, ce sont désormais les partis qui sont l’expression de l’État, dominé presque exclusivement par une seule fraction de la bourgeoisie. Quant à l’exécutif, il n’est plus l’expression politique des rapports de force au sein du Parlement, mais l’instrument presque autonome des intérêts de la bourgeoisie impérialiste dans l’espace national.

D’où la difficulté grandissante à distinguer raison d’État de volonté de l’exécutif. D’où, aussi, le caractère ambivalent et contradictoire d’un homme comme Macron, dont les volte-faces et les coups politiques doivent être compris comme autant de tentatives de raccorder les bouts d’une hégémonie en pleine désintégration. Plus l’éclatement sera grand, plus il faudra d’autoritarisme pour le mettre en stase. Pour le dire autrement, l’autoritarisme d’un régime est toujours inversement proportionnel à sa consistance idéologique.

Le changement de régime n’a pas commencé, il est sur le point d’aboutir.

2. Sur la social-démocratie

La social-démocratie est un phénomène typique des phases du développement capitaliste dans lesquelles les crises suivent encore un modèle cyclique. En sortant des périodes de dépression, le capitalisme peut, en recourant à une politique réformiste, acheter les couches de l’aristocratie ouvrière qui constituent la base de masse de la social-démocratie historique – historiquement aux dépens des paysans, puisque la reprise se fait au détriment des campagnes. L’intégration positive de segments qualifiés du prolétariat au développement capitaliste s’accompagne de l’intégration temporaire des cadres sociaux-démocrates au bloc social dominant.

Il s’agit là d’une alliance à la fois sociale et politique : les cadres sociaux-démocrates et l’aristocratie ouvrière, nourrissent des aspirations réalistes à l’ascension sociale, se trouvent des intérêts communs avec la bourgeoisie : reprise de l’accumulation, restructuration de la production, défense de la propriété privée (devenue accessible). Une telle alliance de circonstance, qui s’explique également par l’autonomie relative de l’État vis-à-vis de l’Économie au siècle dernier, semble improbable à notre stade du capitalisme. Tout comme il paraît insuffisant, voire stérile, de se contenter de faire passer l’appareil d’État tel qu’il existe sous le contrôle des travailleurs.

3. Sur l’étatisation

L’affirmation de l’État impérialiste marque l’achèvement du processus d’étatisation de la société. Le caractère totalisant et totalitaire de la domination crée un clivage irrémédiable entre appareils et société civile organisée, les uns et l’autre s’opposant dans leurs intérêts antagonistes. Le dialogue social est rompu, les partenaires sociaux et les corps intermédiaires traditionnels, intégrés, sont hors-jeu. D’où la volonté des centrales syndicales de reprendre le contrôle sur les luttes autonomes des travailleurs, de restaurer leur hégémonie pour regagner leur statut vis-à-vis du pouvoir. D’où, aussi, leur rapprochement avec la gauche parlementaire, dont elles s’étaient relativement affranchies depuis la faillite du PCF.

Mais l’étatisation effrayante de la société constitue aussi, malgré elle, un facteur d’unification de luttes et de simplification des médiations : la population sait désormais qu’elle doit s’adresser directement à l’État pour se faire entendre, et a compris comment elle devait lui parler. Dans cette situation, même les luttes les plus encadrées, sectorielles, corporatives, présentent le risque de déborder leurs médiateurs et de prendre un tournant moins conservateur.

La survie du système capitaliste dépend à présent de sa capacité à enrayer la recomposition d’un camp révolutionnaire et anéantir ses forces avant qu’elles ne puissent se déployer dans toute leur puissance. Dans cette situation, la social-démocratie traverse une crise existentielle liée à deux facteurs essentiels : d’une part, l’impossible d’intégration positive de nouveaux segments du prolétariat métropolitain (aristocratie salariée), qui se manifeste dans la re-prolétarisation progressive des classes dites moyennes ; d’autre part, la réduction de la lutte à la défense des petits privilèges corporatistes, qui fait obstacle à la conscientisation de classe.

On pourrait penser que son recul est la conséquence de la poussée autoritaire. Or, réforme et anéantissement ne sont jamais séparés et ne peuvent être compris que comme deux phénomènes consubstantiels.

Le réformisme n’est pas une politique de la classe ouvrière, mais une politique de l’État impérialiste contre le prolétariat métropolitain. Dans la crise d’hégémonie, le rapport coût-bénéfice étant défavorable au réformisme, les États impérialistes se durcissent, mais provoquent du même coup un regain des luttes du prolétariat métropolitain pour ses conditions de vie. Tout l’enjeu pour le camp révolutionnaire est alors de radicaliser ces luttes pour affronter la violence répressive tout en dépassant les logiques d’intégration et de pacification du réformisme en crise.

4. Nature du nouvel État

Le nouvel État se présente comme une structure réformiste-répressive hautement intégrée et centralisée. D’une part, nous avons les instruments pacifiques dont l’objectif est d’obtenir le consentement des masses : partis institutionnels, syndicats, médias, etc. D’autre part, nous avons les instruments militaires dont l’objectif est l’anéantissement : unités d’élite, prisons spéciales, tribunaux, etc. Ces deux éléments coexistent et fonctionnent dans le cadre d’une même politique. Ce sont des formes du même État. Cette coexistence des fonctions réformistes-répressives subit ensuite, selon les phases du cycle économique, des modifications qualitatives d’une certaine importance, mais qui ne sont pas de nature à affecter la substance de l’État impérialiste.

Dans les phases d’expansion économique, le visage humain et pacifique du réformisme cache les dents d’acier et la paix semble régner. Mais ce n’est jamais autre chose qu’une paix armée. Au contraire, dans la phase de crise économique, les armes apparaissent dans toute leur splendeur, et les relations entre l’État et la société se militarisent de plus en plus. Ce n’est pas pour cela que l’État impérialiste renonce à utiliser le réformisme. C’est seulement que celui-ci, ayant perdu sa base matérielle, se transforme en « pure idéologie » dont la fonction peut alors se résumer à une forme de contrôle des masses.

Dans le passage de la paix armée à la guerre, l’affrontement entre révolution et contre-révolution devient plus direct et plus général, mais il n’y a pas, à proprement dit, de transformation de l’État démocratique en État fasciste. Au contraire, nous sommes toujours en présence d’un État qui, en se restructurant, a subi des changements dans le poids spécifique de ses composantes fondamentales (et dans l’équilibre entre ces composantes) : auparavant, les instruments pacifiques-réformistes prédominaient sur les instruments militaro-répressifs ; aujourd’hui, c’est plutôt l’anéantissement qui prédomine et qui se subordonne la fonction réformiste.

Le fascisme et la social-démocratie ont été des formes politiques oscillantes que le pouvoir de la bourgeoisie a assumées dans la phase du capitalisme monopolistique national – on pourrait même dire, en simplifiant la chose, que fascisme et social-démocratie se sont historiquement exclus l’un l’autre. Dans l’État impérialiste, cependant, la substance de ces formes politiques coexiste, donnant naissance à un régime original qui n’est donc ni proprement fasciste ni proprement social-démocrate, mais qui représente un dépassement dialectique de l’un et de l’autre.

Le cas de Javier Milei en Argentine, et avec lui l’engouement libertarien qu’il suscite chez les conservateurs et les populistes réactionnaires, sont symptomatiques de ce dépassement-restructuration, qui ne manquera pas de donner le ton à de nouveaux césarismes dans les années à venir. Javier Milei n’est pas un dictateur, et son régime n’est pas une dictature : ce qui se joue en Argentine peut raviver les souvenirs de la junte qui a sévi entre 1976 et 1983, mais n’en est nullement la reproduction. De même, les régimes d’extrême droite qualifiés d’illibéraux par les uns et de quasi-fascistes par les autres (Orban Hongrie, Meloni en Italie, Vučić en Serbie, Duda en Pologne) sont bien le fruit de tendances internes des démocraties représentatives à l’étatisme autoritaire.

Il ne s’agit pas là de régimes d’exception nés du renversement des institutions démocratiques et parlementaires de ces pays, ou de la reprise en main radicale et organisée des secteurs et des institutions moins démocratiques – église, armée, bureaucratie, etc. Il faut regarder en face cette tendance endogène de la démocratie, et refuser le perpétuel sursis qu’elle fait peser sur nous.

5. De quoi la fascisation est-elle le nom ?

La phase de transition de la paix armée à la guerre est généralement identifiée à un processus de fascisation, et la forme politique de l’État dans cette phase à un « nouveau fascisme ». Ces notions restent pertinentes à condition de les redéfinir au-delà de leur contenu passé, historique ; à condition qu’elles ne servent pas seulement à cocher les cases d’une définition canonique de ce que furent les fascismes, mais plutôt qu’elles nous offrent une méthode pour le présent. Cette méthode doit venir de l’analyse des contradictions et des paradoxes des formes historiques du fascisme, pour en extraire la pulsion essentielle qui les a rendues possibles : pulsion de violence et de mort qui, subvertissant l’idée de Progrès pour la retourner contre la promesse de l’Égalité dans un monde bouleversé, en proie à un déclinisme paranoïaque, a persuadé les masses que leur salut viendraient de leur soumission totale à un sauveur suprême.

Le fascisme n’est pas un phénomène métahistorique (c’est-à-dire en dehors de l’histoire), mais représente la forme prise par l’État bourgeois à un stade donné de développement des forces productives (capitalisme monopolistique sur une base nationale). En tant que tel, il présente des spécificités que l’on ne retrouve pas dans l’État impérialiste des multinationales, qui conserve les éléments de modernisation de crise issus du fascisme – et plus généralement des états d’exception de l’entre-deux-guerres. Ces éléments, qui sont venus perfectionner les outils contre-révolutionnaires, aiguiser les armes de la contre-révolution préventive, ont perdu leur dimension anticommuniste et autarcique. Ils sont désormais on ne peut plus républicains, intégrés à notre État de droit. Ils servent l’ordre public interne, mais ont aussi contribué à forgé les outils répressifs de la construction européenne libérale, au service de ce que Poulantzas désignait comme bourgeoisies "internes".

6. Un État de crise

L’État impérialiste est un État de classe et de crise. D’une part, il approfondit la crise dans la mesure où la fraction impérialiste de la bourgeoisie utilise l’appareil étatique à ses fins et accélère le pillage de la sphère dite publique. D’autre part, il se présente comme un instrument de la résolution de la crise dans la mesure où, du fait de sa nature de classe (et non de fraction de classe), il assume une certaine autonomie vis-à-vis des différentes fractions pour organiser l’intérêt collectif de la bourgeoisie sur le long terme.

Mais cette fonction d’arbitrage entre les différentes fractions du capital est mise à mal du fait du caractère multinational des intérêts de la fraction dominante et de son hégémonie dans l’appareil d’État. Pour le dire autrement, la capacité de l’État à organiser l’intérêt collectif des différentes fractions de la bourgeoisie sur le long terme est inversement proportionnelle à l’hégémonie de la fraction au pouvoir, et repose traditionnellement sur le caractère national des fractions concurrentes.

Aux révolutionnaires

L’ère de l’État-nation laisse place à celle de l’État des multinationales. Comme pour tout processus historique, on ne peut pas simplement appuyer sur pause et revenir en arrière. N’en déplaise aux populistes qui promettent la réindustrialisation heureuse, avec leur rhétorique confuse autour de la valeur travail et de l’économie réelle (opposée à une économie abstraite, financière, qui respire bon les vieux clichés antisémites). Pas plus qu’on ne peut ressusciter les vieux sujets historiques, peuples en armes et prolétaires gardes rouges, pour rejouer le passé et déjouer les "déviations" et la "dégénérescence" (l’intégration). La rhétorique populiste de gauche d’un Ruffin autour de la réindustrialisation procède précisément de cette logique viciée, qui convoque le spectre d’une classe pour mieux en occulter la réalité contemporaine ; qui joue le prolétaire national contre le prolétaire étranger au moment où le prolétariat devient la classe numériquement majoritaire à l’échelle mondiale, et après que le caractère multinational des intérêts de la bourgeoisie aient conduit au dépassement de son caractère national.

Il y aurait également beaucoup à dire à propos de la mobilisation positive du concept de "nation" par les insoumis ou les bouteldjistes, dont l’anachronisme interroge le sérieux de leur proposition politique autant que son caractère réellement émancipateur. Nous nous contenterons de dire que le peuple, c’est le troupeau qui se prend pour le berger. Que la nation, c’est l’illusion d’unité qui fait marcher le troupeau au pas. Que la patrie, c’est le prétexte qui mène au sacrifice, la représentation unitaire affective qu’il suffit de déclarer "en danger" pour mener le troupeau à l’abattoir.

Contre la restructuration impérialiste, le prolétariat métropolitain et le camp révolutionnaire doivent porter un processus antagoniste, une perspective de rupture qui refuse de se laisser capturer par les logiques d’unité nationale, de représentation populaire et de limitation de la communauté humaine aux frontières administrées. Un processus antagoniste ne peut exister qu’au sein de communautés partisanes, c’est-à-dire de communautés humaines fondées sur la libre association, dont les conditions d’existence ne soient pas passivement indexées sur le niveau de confort moyen autorisé par le régime de survie augmentée, dont les formes d’organisation ne soient pas que l’héritage d’un état de fait. Que ces conditions et ces formes soient au contraire le résultat d’une négation de l’ordre établi, seule décision qui appartienne encore aux individus, seul acte qui puisse poser les bases d’une humanité qui ne se laisse pas figer.

Réseau de Sédition Antagoniste

Note

Ce texte s’inscrit dans une réflexion plus large sur la nature de la crise en cours et sur ses implications stratégiques. Cette réflexion s’articule dans une série de textes en cours de rédaction ou de finalisation portant sur l’impérialisme et la restructuration autoritaire de l’État, le nouveau paradigme répressif et la reconfiguration de l’antagonisme de classe, les formes et les tâches de l’organisation révolutionnaire.

Notes

[1Ceci vaut également pour les communautés d’États-nations comme l’Union Européenne dont les intérêts, bien que parfois contradictoires et concurrents, restent dépendants de ceux des États-Unis.

[2Condition indispensable au passage de la classe en soi à la classe pour soi, susceptible de faire irruption sur la scène historique et de changer l’ordre des choses.

Mots-clefs : impérialisme

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