L’anti-impérialisme est-il un tigre de papier ?

L’idéologie du développement, l’impasse de la pensée des blocs et les tâches immédiates du camp anti-impérialiste.

Deuxième contribution à la critique de l’impérialisme et de la restructuration autoritaire de l’État. [1]

Au-delà des blocs

L’ordre social des métropoles impérialistes repose sur les crimes permanents dont sont victimes leurs périphéries. La solidarité internationale agit à cet égard comme une force de révélation : elle dévoile l’horreur qui sous-tend notre confort moderne, elle expose les raisons objectives qui poussent les régimes à envoyer leurs pauvres mourir par contingents dans des guerres sales, elle rend sensible et intelligible la nécessité de résister à cet ordre des choses, de le renverser. Du moins théoriquement, ou plutôt à condition de ne pas se laisser instrumentaliser dans des logiques de bloc similaires à celles qui ont caractérisé le mouvement anti-impérialiste de la seconde moitié du XXe siècle. La lecture "campiste" des contradictions du capitalisme au stade impérialiste envisage le monde selon la dichotomie "pays du Nord"-"Sud global", comme si la séparation entre le centre et la périphérie pouvait suffire, seule, à expliquer l’état du monde. Comme si les blocs n’étaient pas traversés par des contradictions et les saintes alliances impérialistes, dictées par la conjoncture du moment, avaient quelque chose de définitif et d’inébranlable jusqu’au prochain grand redécoupage du globe. La politique extérieure du second Trump est venue rappeler que ces logiques de bloc sont de circonstance ; qu’elles s’articulent toujours autour d’un pôle fort, et qu’elles peuvent à tout moment être remises en question par l’évolution des contradictions internes de chacun de leurs maillons. Ces contradictions internes sont souvent enfouies sous d’épais vernis idéologique : modèle républicain en France, démocratie libérale en Europe, destinée manifeste aux États-Unis, antisionisme en Iran, etc. Ces vernis occultent la réalité interne des sociétés en même temps qu’ils fournissent une justification idéologique aux tares des régimes qui s’en revendiquent. Ils reposent également sur une série de postulats moraux et d’esthétiques empruntées au passé et vidées de leur substance pour mieux légitimer l’ordre existant : résistancialisme français, dénazification russe, mouvements de guérilla arabes pour l’Iran. Ce dernier a beau être le fruit des tendances conservatrices qui ont fini par avoir raison des luttes de libération, sa légitimité morale n’en repose pas moins sur la récupération des tentatives révolutionnaires (en Palestine notamment) et sur le renversement symbolique des défaites historiques du nationalisme arabe (du nasserisme, du baasisme, de la Guerre de Six Jours). C’est là la grande force du régime iranien, qui est parvenu à faire des échecs passés la meilleure preuve de la légitimité présente et du triomphe futur. Ces esthétiques sont venues remplacer l’analyse des contradictions entre les classes et les peuples par une forme de fétichisme de la guérilla et de la clandestinité dans les sociétés occidentales, qui ont depuis longtemps renoncé à prendre leur part du combat pour l’émancipation de l’humanité sur leur partie du terrain révolutionnaire total.

La tare fondamentale de l’anti-impérialisme hérité du dernier cycle de luttes anticoloniales et de ses revers fut de réduire l’impérialisme à une question géopolitique. Or, si l’impérialisme est un stade du capitalisme, il doit être appréhendé comme un phénomène à la fois économique et social, et non vulgairement comme un rapport de force entre les États, les instances économiques intergouvernementales et les alliances militaires. Derrière chaque État, il y a une société divisée en classes et traversée par des contradictions et des antagonismes, affectée par des crises de production et de reproduction découlant de leur place dans la division internationale du travail. Les internationalistes doivent étudier la réalité historique interne des sociétés périphériques et éviter toute réification des rapports de forces géopolitiques qui les surplombent, sous peine d’oublier l’agentivité des masses et de se désintéresser de ce que leurs luttes ont à apprendre à l’humanité toute entière. Les processus de libération nationale reposent sur des formes sociales et politiques qui doivent être analysées, sans quoi notre compréhension de la résistance reste superficielle et condamnées au fétichisme des groupes armés. Qu’on songe à la candeur du camp anti-impérialiste devant la propagande du Hezbollah après le 7 octobre 2023. Qu’on songe, en miroir, à la gêne des uns et au silence des autres après la chute d’Alep et de Damas, la révélation de l’enfer concentrationnaire de Saidnaya et le rappel du martyr infligé par les milices iraniennes aux réfugiés Palestiniens de Yarmouck. Qu’on songe enfin aux déclarations hagiographiques envers feu Hassan Nasrallah et Ebrahim Raïssi. L’assassinat de Nasrallah par Israël le 27 septembre 2024, dix jours à peine après la vague d’explosion de bipeurs et de talkies-walkies au Liban, a porté un coup majeur contre le Hezbollah. Dans une remarquable inversion de la réalité, la propagande iranienne a transformé cette défaite en triomphe pour la cause anticoloniale et antisioniste, comme une preuve de la force du mouvement. La mort de Raïssi dans un accident d’hélicoptère en mai 2024 a fait sortir du bois les éléments les plus réactionnaires des tendances à la mode du camp anti-impérialiste, où il est vraisemblablement de bon ton de réhabiliter voire de canoniser l’un des artisans du massacre de cinq à douze mille opposants politiques communistes iraniens, socialistes kurdes et progressistes chiites en 1988.

Ces exemples nous intéressent pour ce qu’ils disent du degré de décomposition idéologique qui mine le camp anti-impérialiste, et de la pauvreté de l’univers mental qu’il charrie et qui tire vers le bas les camarades sincères qui décident d’investir ce front de lutte. En dernière analyse, cet anti-impérialisme tronqué s’avère incapable de penser les peuples du Sud global, et a fortiori les Arabes, autrement que comme la chair à canon lointaine d’un combat qu’il a renoncé à mener sur sa partie du terrain révolutionnaire mondial. Quant aux « minorités », qu’elles soient ethniques ou religieuses, femmes ou enfants, elles ne sont finalement que des variables d’ajustement idéologique au service de la pensée des blocs. Quand on n’agite pas leurs cadavres pour illustrer la moralité de sa cause, on les fait disparaître dans des fosses communes.

La décolonisation conservatrice

Malgré l’influence des idées socialistes dans les rangs des combattants pour la libération nationale et en dépit de leur enthousiasme originel, les processus engagés dans la vague décoloniale de l’après-guerre ont globalement mené à une modernisation des appareils étatiques et à des tentatives de rattrapage économique. L’indépendance, prise au piège du développement capitaliste, devenait un atout de compétitivité dans la division mondiale du travail et son ordre politique international. Les indépendances n’ont ainsi que partiellement abouti, oscillant entre l’instauration : d’une part de régimes bureaucratiques et militaires en proie aux coups d’État internes, rapidement forcés de renoncer à leur modèle alternatif du fait de difficultés économiques liées à leur isolement aussi bien qu’au déclin soviétique (Cuba, République Populaire du Bénin, République Populaire du Mozambique, République démocratique populaire du Yémen, Première puis Deuxième République Ougandaise, Derg puis République démocratique populaire d’Éthiopie, etc.) ; d’autre part de régimes compradores [2] (Maroc, République Démocratique du Congo, Guinée, Gabon, Cameroun, Liban, Indonésie, Cambodge, etc.) conservant les structures étatiques en place et garantissant la continuité des puissances coloniales après leur départ officiel, et ce malgré la nationalisation de quelques secteurs de l’économie (généralement, ceux qui rapportent le plus à la clique ou à la dynastie en place). L’indépendance formelle renfermait le piège d’une reconduction de la dépendance sous d’autres formes et par d’autres moyens.

Les fronts de libération, en absorbant (même partiellement) les structures et les instruments du pouvoir politique et économique en place, ont reconduit les séparations induites par le capitalisme colonial. Voilà comment de nouveaux maîtres succèdent aux anciens, eux aussi en charge du pillage et de l’exploitation des ressources humaines et naturelles locales. Les traces des formes sociales antérieures à la conquête et à l’administration coloniale doivent alors être liquidées pour permettre la grande modernisation capitaliste, que les régimes justifient bien comme ils veulent : libération des forces productives opprimées, sens naturel de l’histoire, étape nécessaire dans l’édification du socialisme scientifique, nouvel âge d’or et recouvrement de la grandeur mythologique. Toutefois, certaines catégories restent opérantes, voire s’avèrent utiles au nouveau pouvoir : on pense notamment aux séparations ethniques, à leur instrumentalisation coloniale et aux contradictions qui en découlent dans les sociétés post-coloniales. C’est pourquoi l’enjeu fondamental des régimes issus de la décolonisation se trouvait dans la nécessité de redéfinir le peuple, de recréer une communauté collective sur la base de la nouvelle indépendance nationale.

Puissantes sur le plan politique, ces décolonisations avaient largement moins prise dans le domaine économique, où les occidentaux restaient puissants en dépit des politiques de nationalisation (qui concernaient aussi bien des secteurs de la production que le peuple lui-même, à l’instar de la campagne de zaïrianisation [3]). Ces nationalisations furent dans la plupart des cas autant de mises en scène et de parodies de conquête, visant à masquer la place des étrangers qualifiés aux postes stratégiques de l’appareil productif (typiquement, les ingénieurs) en distribuant les places subordonnées (typiquement, les services) aux nationaux. Les ajustements structurels ultérieurs, avec le renforcement consubstantiel de l’autorité des cadres occidentaux, permettent certainement de mieux saisir cette réalité. La promesse du développement capitaliste (également renfermée dans la théorie soviétisée du développement des forces productives) aura canalisé et neutralisé toutes les possibilités contenues dans le passé des sociétés colonisées, actualisées dans leur immense effort de libération.

La gauche et le piège du développement

Nommer Jules Ferry et François Mitterrand devrait suffire à nuancer l’idée reçue qui fait de la gauche le camp naturellement anti-impérialiste. La politique du gouvernement Hollande au Sahel (opérations Serval et Barkhane) s’inscrivait dans l’héritage de la gauche républicaine en matière (néo)coloniale et impériale, tout comme le reste de sa politique poursuivait l’œuvre de liquidation entamée lors du tournant de la rigueur. Le Parti communiste français et son chauvinisme droitier ne méritent pas plus qu’une phrase. C’est désormais la France Insoumise qui semble constituer le pôle « radical », la pointe avancée de la gauche institutionnelle sur ces questions (exception faite des micro-partis trotskistes). La FI s’est distinguée par sa constance sur la question Palestinienne depuis le 7 octobre 2023, tout en enfermant sa rhétorique dans la logique du droit international, qui charrie une conception anhistorique et abstraite du droit à la résistance et des processus de libération nationale. À cette occasion, le populisme de gauche a trouvé son meilleur allié dans le gaullisme élitiste de Dominique de Villepin, qu’il rejoint dans sa conception d’une France grande sans l’Oncle Sam, rayonnant par son rôle de garante du droit international. Toutefois, et à la différence du gaullisme zombifié qui subsiste résiduellement ci et là chez les conservateurs libéraux, la FI défend une refonte des rapports entre la France et ses anciennes colonies, dans une sphère de la francophonie plus égalitaire qu’elle ne l’est aujourd’hui. C’est à l’ambivalence de ce projet de réequilibrage entre la métropole et ses périphéries ultramarines qu’il faut à présent se frotter.

Ces territoires, qui ouvrent à la métropole les portes de tous les continents et les ports de tous les océans, qui se trouvent maintenus dans un rapport de dépendance économique de type postcolonial, sont envisagés comme les futurs avant-postes de l’influence diplomatique et économique de la France. La rhétorique de l’émancipation se mêle ainsi à celle du développement, et celle de l’autonomie à la mise en valeur des territoires et de leurs ressources. Le tout sous le haut patronage de la transition écologique. L’autonomie est ici un faux-nez du développement, ou plus précisément du co-développement de la périphérie ET du centre impérial : le gain en autonomie et en investissements publics des territoires ultramarins dépend directement de leur capacité à intégrer les différentes coopérations régionales, qui doivent permettre de valoriser les capitaux métropolitains (et européens), et de les faire pénétrer dans les marchés d’Amérique latine et d’Asie du Sud-Est. C’est là tout le paradoxe d’un projet comme celui, formulé dans le programme de la FI, de « faire des Outre-mer les avant-postes du progrès humain ». L’amélioration matérielle permise par le co-développement s’accompagne nécessairement du renforcement et de la modernisation de l’emprise étatique et marchande sur les rapports sociaux des sociétés périphériques. Le patriotisme de gauche, l’altermondialisme et l’écologisme sont des vernis idéologiques qui recouvrent cette réalité froide, qui la rendent moralement acceptable voire désirable. Il n’y a pas d’émancipation possible sans rupture avec l’ordre existant. Reste aussi à savoir si les siècles d’occupation, de spoliation et d’intégration tronquée des territoires ultramarins au pacte républicain-national ont effectivement eu raison de toute possibilité d’un avenir sans la France ; si les soulèvements qui s’y déroulent sont condamnés à devenir les « révolutions citoyennes » que Mélenchon prétend y voir.

Les compromis, qu’ils concernent les classes ou les peuples, appellent des restructurations. Au stade impérialiste du capitalisme, ces dernières s’opèrent nécessairement au niveau mondial et engagent, d’une manière ou d’une autre, tous les maillons de la division internationale du travail. Les politiques sociales et redistributives qui ont fait la caractéristique de l’État-providence post-guerre, de même que la période des Trente Glorieuses, ne doivent pas être comprises comme un phénomène purement français, mais comme la conséquence d’une restructuration impérialiste fondée sur l’augmentation du taux d’exploitation dans le Sud global. Elles ne peuvent pas non plus être comprises séparément du conflit mondial qui les a précédées, et qui a rebattu les cartes du découpage mondial entre puissances impérialistes. Il s’agit d’un rappel important dans notre contexte de réarmement accéléré, de remilitarisation européenne et de réchauffement des conflits larvés à l’échelle mondiale (invasion russe en Ukraine, guerre commerciale des États-Unis contre la Chine, menaces d’annexion de la Chine sur Taïwan et des États-Unis au Groenland, etc.)

Les tâches immédiates du camp anti-impérialiste

Nous devons faire le deuil du vieux paradigme issu de la guerre froide, autopsier les tentatives de libération et les mécanismes qui ont conduit à l’émergence et à la faillite des régimes post-coloniaux du siècle dernier. Le camp anti-impérialiste, pour survivre comme force matérielle et proposition théorique, doit se débarrasser de tout ce qui constitue en son sein le parti du pourrissement et de l’anachronisme. Il doit se livrer à un effort collectif d’interprétation et de traduction des formes nouvelles dont se dotent les peuples et le prolétariat dans leurs soulèvements.

Un tel effort ne peut reposer que sur l’analyse de la lutte des classes et des peuples pour leur émancipation, contre leur intégration au développement capitaliste, pour la prise du pouvoir effectif sur leur vie. Il doit nous permettre de recomposer un langage commun, sur lequel refonder un internationalisme cohérent et conséquent. Ses mots doivent être ceux qui ont mûri au gré des insurrections et des révoltes qui se sont succédées depuis le tournant du siècle. Sa grammaire, élaborée du Chiapas à la Syrie, du Soudan à la Birmanie, de Palestine au Sri Lanka, est à chercher dans les formes sociales, les élaborations politiques et les tentatives de rupture vis-à-vis de la gestion ordinaire de la vie qui y ont animé l’esprit de révolution.

Contre la promesse occidentale du développement, ses programmes de réajustement structurel et son paternalisme séculaire ; au-delà de la matrice tiers-mondiste héritée de l’anti-impérialistes du dernier siècle, et du multipolarisme nucléarisé qui se dessine ; au devant des défis nouveaux et des limites vertigineuses que les peuples en lutte continuent d’affronter inlassablement : à nous de constituer un pôle capable d’articuler les solidarités et l’action directe au service de l’émancipation de tous les exploités en lutte.

Rien ne manque au triomphe de la civilisation totalitaire. Il n’y a pas lieu de craindre ou d’espérer, mais de chercher de nouvelles armes.

Guerre à la paix

Note

Ce texte s’inscrit dans une réflexion plus large sur la nature de la crise en cours et sur ses implications stratégiques. Cette réflexion s’articule dans une série de textes en cours de rédaction ou de finalisation portant sur l’impérialisme et la restructuration autoritaire de l’État, le nouveau paradigme répressif et la reconfiguration de l’antagonisme de classe, les formes et les tâches de l’organisation révolutionnaire.

Notes

[1Contribution précédente disponible au lien suivant : https://paris-luttes.info/l-imperialisme-des-multinationales-19319

[2La théorie marxiste de l’impérialisme distingue la bourgeoisie nationale (indépendante, dont les intérêts se matérialisent à travers un État-nation) de la bourgeoisie compradore (inféodée au capital étranger, servant généralement d’intermédiaire vers un territoire donné, dépendante du commerce avec une ou plusieurs puissances étrangères).

[3La zaïrianisation (appelée aussi « zaïrisation ») est un mouvement politique lancé en 1974 par Mobutu Sese Seko en République du Zaïre (actuelle République démocratique du Congo). Il consistait à revenir à une « authenticité » africaine des toponymes et des patronymes, en supprimant tout ce qui était à consonance occidentale. Wikipedia

À lire également...