La liberté des un·es et celle des autres par temps de Covid

Depuis le début de la crise sanitaire, la notion de liberté a beaucoup été mise en avant en France dans les cortèges des opposant·es aux mesures gouvernementales, signifiant la possibilité de choisir en son âme et conscience ce qui est bon pour soi, contre les contraintes imposées par l’extérieur. Est-ce une définition suffisante, dans une perspective émancipatrice ?

Il est important de noter que fin 2020, en plein deuxième confinement, un mouvement pour la défense des libertés civiles contre les lois sécuritaires a rassemblé des groupes et des personnes dont beaucoup, comme moi qui écrit ces lignes, n’ont pas convergé avec le mouvement anti-pass quelques mois plus tard, ou bien l’ont rapidement quitté. Et l’un des hommes politiques qui a bénéficié le plus de ce mouvement, l’ex-RN Florian Philippot, avait été repéré lors du premier confinement dénonçant le jogging comme un motif de sortie illégitime. Visiblement, la liberté n’est pas un concept si simple, pour être défendue selon des modalités si diverses.

La tentation est forte d’opposer sa liberté individuelle et le respect de ses choix personnels à l’action de l’État quand celui-ci outrepasse les limites habituelles de son pouvoir. Quand il met fin à des libertés prises pour acquis, comme celle de se déplacer, serait-ce au nom d’un plus grand bien, c’est alors que saute aux yeux des plus complaisant·es avec cette forme de gouvernement ce que c’est que de vivre dans un État. Et cette tentation de se replier sur la défense de sa liberté individuelle, sans exercer pour autant une critique radicale de l’État et des multiples formes de son pouvoir, est d’autant plus forte quand les mesures prises sont arbitraires, incompréhensibles ou suspectes. Le confinement du printemps 2020 puis les mesures des mois suivants ont été l’occasion de nombreux abus de pouvoir. Un préfet qui choisit d’interdire la vente d’alcool, sur la foi de son système de valeurs mais sans consulter aucun·e spécialiste des dépendances. Des policiers qui jugent que l’achat de protections périodiques n’est pas de première nécessité. Des magasins ou des rayons fermés au motif que les biens qu’ils vendent ne sont pas essentiels. Des activités autorisées dans un cadre (scolaire) et interdit dans un autre (privé). Les exemples abondent d’arbitraire à la petite semaine [1]. Le plus grave est évidemment celui du pass sanitaire puis vaccinal, obligation qui ne dit pas son nom et préfère se cacher sous une série de discriminations contre les personnes ayant échappé (délibérément ou pour d’autres raisons) à la campagne de vaccination. Il est à noter que même la presse néo-libérale anglo-saxonne a dénoncé l’autoritarisme du dispositif français, The Economist mentionnant dans l’édito de son rapport sur l’état de la démocratie dans le monde qu’il « diabolise la minorité de personnes non-vaccinées, crée la division et met à mal la cohésion sociale en France ».

Néanmoins, le refus de toute mesure sanitaire contraignante au motif de la liberté individuelle doit être interrogé politiquement car toutes les acceptions du mot liberté ne sont pas bonnes à prendre. Le mouvement anti-confinement, anti-masque puis anti-vaccin a affirmé l’individu souverain, sans reconnaissance de l’interdépendance entre les personnes, avec des définitions plus étriquées que la classique liberté qui n’a de limite que la liberté de l’autre – au moins l’autre était reconnu·e. Les officines libertariennes ont adapté l’adage de Margaret Thatcher (« la société, ça n’existe pas ») à la crise sanitaire. La déclaration de Great Barrington, qui en résume la pensée, invitait les personnes fragiles à se confiner pour que les autres puissent vivre leur vie et surtout contribuer à faire marcher l’économie, pensant avoir trouvé une solution simple. Mais, même si c’était désirable, comment ôter des personnes à la vie sociale sans les envoyer préalablement sur Mars ? Car les personnes âgées ou immunodéprimées sont soignées, aimées et ont toutes sortes de liens avec le reste de la société qui ne s’éteignent pas avec un confinement chez soi.

Nous faisons bien société, malgré la volonté de sécession des plus riches et des plus puissants (ou de celles et ceux qui se croient tel·les), et c’est ce que nous rappelle la circulation d’une maladie infectieuse. Plus un virus circule et plus les chances d’en être malade s’accroissent pour chacun·e. Chaque choix individuel engage de longues chaînes, d’autres que soi sont sommé·es d’en subir les conséquences. C’est une contrainte immémoriale de la vie sociale, qui date du Néolithique et des premiers villages sédentaires. Les formes de vie contemporaines, la société industrielle et urbaine n’en sont pas responsables. Jusqu’ici, elles avaient réussi à remplacer les maladies infectieuses par des maladies de civilisation et nous avions oublié les mesures simples de précaution qui s’imposent en l’absence de traitement, de vaccin, de mesures de protection comme le masque (la méconnaissance des vecteurs de maladie ne permettait pas d’en avoir d’adaptées, serait-ce un simple lavage des mains). Les quarantaines, les lazarets, les confinements ne sont pas l’invention des formes tardives du capitalisme, comme le pass sanitaire sur QR code ou l’appli TousAntiCovid.

La santé ne peut être, comme nous le disait l’idéologie libérale avant mars 2020 (et comme elle nous le redit en 2022), un service à se procurer sur un marché, ni un droit à refuser aux personnes étrangères, c’est un sort commun qui engage une action collective. Le nier semble assez infantile quand par ailleurs nous subissons d’autres contraintes de la vie sociale, quand par ailleurs nous sommes administré·es – mêmes celles et ceux qui semblent béatement l’ignorer. La question qui se pose, c’est quelle action collective engager pour préserver la santé de chacun·e et de tou·tes ? Avec quelles connaissances partagées, quels arbitrages entre les besoins des un·es et des autres, quel degré de contrainte sur les personnes [2] ? Voilà qui est matière à discussions.

La même question se pose concernant le climat, peut-être parce que les deux ont trait à l’air, un bien commun s’il en est. Après des décennies de déni, organisé par le capital et soutenu par notre difficulté à affronter des questions qui fâchent, nous voilà au pied du mur, entre atténuation et adaptation. Comment répondre au défi du changement climatique ? Par une liberté des acteurs encadrée par le marché, par une diffusion dans les consciences de la décroissance et de la sobriété volontaire, par un écosocialisme qui encadrera l’activité des acteurs économiques, par des crédits carbone et des injonctions à l’écocitoyenneté ? Ou par une recherche collective de bien vivre ? Être libre, ce n’est pas vivre sans contraintes, comme un personnage de publicité délivré de tout tracas et de toute obligation sociale. Être libre, c’est contribuer à égalité avec d’autres à se choisir un destin commun, dans des formes de démocratie radicale. Sauf à vivre dans des mondes-bulles individuelles ou à se faire illusion sur ses petites marges de liberté, notre liberté se pense à la même échelle que nos vies, dans le collectif.

Notes

[1Je ne traite pas ici la question des violences policières habituelles mais qui se sont déployées avec encore plus de zèle pendant cette crise sanitaire.

[2À ces questions, je souhaite répondre qu’il est regrettable que la transmission par aérosols soit encore massivement incomprise et les conséquences du Covid long l’objet d’un tel déni ; que la décence d’une société se mesure au respect dont elle témoigne pour les besoins des plus vulnérables de ses membres ; que l’ignorance justifie et accroît l’autoritarisme sanitaire.

Mots-clefs : soin - santé

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