La grève à la RATP
– Depuis combien de temps tu bosses à la RATP ?
– Je suis rentré il y a plus de dix ans à la régie, mécano, et bien sûr que j’ai pas choisi cette boîte au hasard. Très rapidement, je me suis syndiqué et j’ai aussi et surtout construit de fortes amitiés, j’ai rencontré là des militants exceptionnels, mais aussi des collègues pas du tout impliqués pour qui j’ai tout autant d’estime, c’est une boîte particulière, tu fais vraiment de belles rencontres.
– On assiste depuis presque deux semaines à une grève sans précédent, en particulier à la RATP, dans le cadre du mouvement de lutte contre la réforme des retraites. Peux-tu nous faire un point sur la situation à l’heure actuelle et la façon dont les choses ont évolué chez vous depuis le début de la grève ?
– Sans précédent non, il y en a eu, en termes de visibilité, mais il faut remonter plus d’une décennie en arrière lors de la réforme des retraites de 2007. Depuis la loi sur le service minimum a été promulguée, cela implique dans la pratique que les grévistes potentiels dont les métiers y sont assujettis (conducteurs, certains postes de la maintenance en astreinte, dépanneurs, agents de station) se déclarent quarante-huit heures à l’avance, cela est censé permettre à la direction d’organiser l’offre de transport. De fait, il faut aujourd’hui des taux exceptionnellement hauts de grévistes pour réussir à fermer entièrement une ligne. La direction ne communique pas les chiffres, mais il y a vraisemblablement pas loin de 97% de grévistes au métro, avec des pics à 100% sur certaines lignes. Ce sont des chiffres exceptionnels, on pourrait dire historiques. Seule la mobilisation des cadres et agents de maîtrise qui prennent les trains leur permet d’assurer un semblant de service minimum.
Sur les centres bus, il y a des points forts et des points faibles, on est sur des taux variables allant de 40 à 85%, la mobilisation est plus compliquée à organiser, il y a des multitudes de lignes, de terminus, on est sur des taux de syndicalisation et d’implication moins importants aussi, et cela se vérifie également par le taux d’abstention aux élections professionnelles qui est le plus important dans ce secteur. En revanche, rien n’a évolué à l’heure ou je te parle, au 13e jour depuis le début de la grève, le nombre de grévistes ne flanche pas.
– Quelles sont les raisons qui t’ont amené à prendre position contre la réforme des retraites ? Quels sont les enjeux de cette réforme et pourquoi est-il nécessaire de se mobiliser ?
– Personnellement, j’en étais à un point de rupture avec le syndicalisme, depuis quelque temps, j’étais entre deux eaux. Cette bataille on savait depuis maintenant presque quatre ans qu’on allait la mener. C’était prévu même avant l’élection d’Emmanuel Macron, depuis le début du mouvement contre la loi Travail qui a été sacrifié pour ces raisons. Les cheminots ont été sacrifiés pour ça aussi, avec cette connerie de grève perlée. C’était stratégique de les fumer en premier, Macron a attaqué le secteur le plus déterminé, ça augurait rien de bon pour la suite. Mais au final, alors qu’on aurait pu penser qu’ils étaient hors-jeu pour la suite, la grève du 13 septembre chez nous leur a redonné le feu, ils se sont relevés encore plus déterminés, ils sont hallucinants, un grand respect pour eux.
À mon sens, lutter contre cette réforme c’est lutter contre un projet de société, je rentre pas trop dans les détails du régime par répartition ou par points, c’est pas que je botte en touche, mais en vérité je m’en fous, la bataille sur le simple mot d’ordre des retraites c’est de la tactique, voir au-delà c’est de la stratégie. Si on remporte une victoire tactique, on peut entrevoir un tournant stratégique.
– Quelle différence tu fais entre les deux ?
– Eh bien on peut perdre la bataille des retraites et paradoxalement mettre en difficulté le gouvernement, parce que le mouvement aura été long. Suffisamment pour que des questionnements se posent dans l’ensemble de la population vis-à-vis de notre système politique, c’est une défaite tactique, mais une victoire stratégique.
– De quelle manière s’organise la grève sur ton lieu de travail ? Et de façon plus générale à la RATP ?
– Cette grève, quoi qu’on en dise, elle est portée par la base des travailleurs, le lendemain du 13 septembre le mot d’ordre d’entamer un mouvement illimité à partir du 5 décembre appelé par Sud-rail a essaimé comme une trainée de poudre. La CGT favorable à un calendrier précis, dont celui de repartir sur une journée avec les cheminots le 24 septembre, a été débordée, elle a dû se plier à la volonté collective. L’UNSA Ratp, de par sa forte représentativité au métro, est un acteur clef de ce mouvement : ça augure pas forcément de suites favorables, tout dépendra de la détermination de ses militants locaux qui pour certains parfois détonnent avec le réformisme habituel de leur orga, j’ai eu de bonnes surprises. T’en as qui parlent carrément de transformation sociale, la question que je me pose c’est : combien de temps il leur reste avant de se faire exclure ?
Après, les dynamiques sont impulsées de toute façon par les sections locales, CGT, Unsa, Solidaires, RS (« rassemblement syndical », syndicat maison de la RATP), t’as des endroits moteurs du mouvement avec une très forte activité militante – clin d’œil à Pleyel Bus qui fait un très gros travail interpro c’est vraiment intéressant, et donc, cela va de soi, ils mangent une répression des familles, gardes à vue et blessés.
– On voit depuis quelques jours de nombreuses vidéos dans lesquelles la police réprime sévèrement des actions de blocages ou des piquets de grèves des travailleurs de la RATP (on en a d’ailleurs filmé plusieurs avec notre équipe qui ont pas mal tourné). Peux-tu nous parler de la répression à l’encontre des grévistes de la RATP depuis le début de la grève ? Et par ailleurs, quelle est la situation avec la direction ?
– Sur le point répression : ouais il y a eu des différents avec les flics appelés rapidement par la direction qui s’affole de voir deux ou trois cache-nez par zéro degré à quatre heures du mat. La taule (la direction pour les néophytes) utilise des moyens divers et variés pour briser le mouvement. Il y a au moins un huissier sur chaque centre bus, il y a vingt-trois centres bus, je te laisse faire le compte. Ils relèvent chaque autocollant, chaque palette mise en travers. Toutes les équipes RH sont au complet, ils prennent en photo, ils relèvent les noms, ils ont des salariés qui leur balancent tout ce qui se dit sur les groupes privés, ils espionnent jusqu’aux Facebook.
Je te dis ça parce qu’on a nos agents doubles, je te montre des captures d’écran d’un groupe privé des ressources humaines qui commente les photos qu’ils ont pu chiner sur mon profil. C’est marrant. Ils montent à trois, voire quatre, dans les cabines des trains qui roulent et sont toujours en bout de quai, cinq ou six avec des brassards orange. Ils se montrent, c’est de l’intimidation, mais les rapports restent généralement toujours courtois, ça se chamaille par piques verbales. Très récemment ils ont envoyé des courriers à chaque agent qui ne serait potentiellement pas concerné par la réforme pour lui expliquer en quoi il ne doit pas s’inquiéter pour son statut, date d’ouverture des droits à l’appui. Ils en appellent certains sur leurs téléphones personnels, c’est un moyen comme un autre pour diviser.
– En restant sur le volet vidéo, on a pu voir à de nombreuses reprises des travailleurs non grévistes pris à partie par des grévistes de la RATP, ce qui a provoqué de nombreuses réactions, souvent très moralisatrices, même sur des médias ou sites « militants », à partir d’arguments basés sur la qualité de travailleur précaire des non-grévistes, ou sur la nature des insultes que leur sont adressées. Au-delà de ces considérations militantes ou personnelles, il nous semblait important de redonner la parole aux grévistes de la RATP pour expliquer l’enjeu politique et stratégique de ces prises de parti avec les non-grévistes.
– Sur cette histoire de vidéos et de non-grévistes insultés. On est à l’heure des smartphones, de Twitter, etc., c’est juste sans commune mesure avec ce qui se pratiquait avant. Je crois que les gens se rendent pas compte, quand les anciens te parlent des « jaunes » d’il y a vingt ans c’était crachats systématiques à la gueule, pneus crevés, bagarre. Franchement, aujourd’hui, on en reste à l’invective. Tout le monde a le choix ou pas de faire grève, il y a presque autant de jeunes que d’anciens qui ne la font pas, ça s’explique pas par l’ancienneté. Il y aura toujours l’argument de la précarité, mais c’est parfois les plus précaires qui se bougent le plus, certains font des crédits pour de la merde, d’autres font des crédits pour la grève – véridique ce que je te dis.
Certains non-grévistes font ce que l’on appelle du repos travail, c’est-à-dire qu’ils viennent bosser sur un jour de repos prévu à leur roulement pour remplacer un service gréviste. C’est les pires, mais ils sont un certain nombre dans chaque centre. Ils se portent volontaires, ils inscrivent leur nom dans un cahier pour gagner quatre-vingts balles, tu ne peux pas savoir : si le mec qui sort c’est un « repos travail », alors ils prennent tout tarif. Les rapports changent diamétralement dans une situation de conflit avec les collègues grévistes ou non, un gars que tu checkais hier avec le sourire tu le croises aujourd’hui en tenue tu lui serres mollement la main sans le regarder, t’es pas dans une posture, tu le fais sans t’en rendre compte. Je me suis demandé si j’étais le seul à réagir comme ça et en observant les autres j’ai constaté que la plupart réagissaient de la même façon.
– Peux-tu nous parler de la suite de la grève à la RATP ?
– L’ambiance est combative, mais on est à un moment clef, le gouvernement est solide sur ses appuis, mais avec les affaires Delevoye il est dans les cordes. Je dirais on est à égalité, et on va jouer sur sa faiblesse et envoyer le maximum. (…)