La contre-insurrection, la gauche et nous

Pas de paix sociale sans contre-insurrection. Quelques réflexions à chaud.

Ce texte a été rédigé après une projection de la vidéo « Gaza Ghetto Uprising » réalisée par Adi Callai. D’autres se proposent de retracer la généalogie coloniale du maintien de l’ordre ou de dénoncer l’actualité des rapports de domination impérialiste. En-deçà des préoccupations anti-impérialistes du moment, ce texte cherche simplement à pointer le caractère éminemment contre-insurrectionnel de la paix sociale dans les sociétés libérales et démocratiques. Rien de nouveau sous le soleil, mais sans doute un rappel utile après le grand ralliement électoraliste des législatives.

1. Contre-insurrection, étatisme, fascisme

La contre-insurrection repose sur un principe stratégique fondamental : la séparation entre peuple et révolutionnaires, l’isolement des insurgés vis-à-vis de la population. Les moyens déployés à cette fin n’empêchent ni ne remplacent le déploiement d’une violence aveugle et extrême par le pouvoir, tant sur le plan social que policier. Tous les régimes démocratiques sont des régimes répressifs, et aucun ordre constitutionnel n’a jamais condamné l’émergence de forces paramilitaires en temps de crise extrême. Il semble d’autant plus urgent de l’énoncer qu’on trouve toujours à ce jour, et en quantité surprenante, des moutons pour bêler contre l’inaction ou la mauvaise action de l’État. Tout dans l’État, rien contre l’État, rien en dehors de l’État : l’électeur et le citoyen ont fait leur cette maxime déjà vieille d’un siècle, alors que les rejetons de son auteur s’apprêtent à revenir aux affaires.

La différence fondamentale entre le « fascisme qui vient » et celui du siècle dernier réside dans l’incroyable effort de modernisation étatique réalisé par les sociétés démocratiques depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, aussi bien du point de vue des méthodes de contre-insurrection élaborées dans les guerres coloniales, que des moyens de contrôle technologiques largement normalisés grâce aux « services » quotidiens qu’ils rendent aux consommateurs et aux usagers qui collaborent désormais systématiquement, bon gré mal gré, à leurs algorithmes. La voie du développement démocratique et libéral qui a semblé préserver certains États du fascisme dans l’entre-deux-guerres a, en définitive, aiguisé les armes que le fascisme allait déployer contre leurs populations une fois leur conquête achevée. L’ensemble des innovations technologiques modernes, dont la possibilité même repose déjà sur la surexploitation sordide de franges du prolétariat industriel et agricole mondial et le saccage des conditions de la vie sur Terre, dévoilent quotidiennement leur potentiel dystopique.

Il faut voir ce que le techno-solutionnisme a fait en Palestine occupée. Il faut voir ce que le techno-fascisme est en train de faire de Gaza. Mais il ne faut pas limiter notre conception de la contre-insurrection à la seule critique des armes, au risque de laisser la forme recouvrir le fond. Il a fallu neutraliser le Fatah et établir l’Autorité Palestinienne impuissante et soumise pour venir à bout de la Seconde Intifada et permettre la construction du mur de la honte.

2. Contre-insurrection, réformisme, progressisme

Le réformisme, c’est-à-dire la gestion et le gouvernement des contradictions et antagonismes qui traversent la société, se présente comme une forme de contre-révolution préventive. Un exercice progressiste du pouvoir repose sur des principes et des pratiques de contre-insurrection, dont l’application modérée et édulcorée permet de faire avaler la pilule de la paix sociale. Car en définitive, il s’agit toujours d’encadrer les concessions, de procéder à des ajustements ordonnés, de s’assurer qu’on ne prenne pas plus que ce qu’on nous donne. Sous leurs airs justes et altruistes, les petits pères des peuples cachent des dents d’acier. N’en déplaise aux mous de l’urne, tous plus pressés les uns que les autres d’élire leur nouveau paternel de substitution.

La contre-insurrection n’a pas inventé l’eau chaude. Divide et impera, diviser pour mieux régner : la vieille maxime, toujours de mise, commande de rechercher et d’imposer aux populations des figures et des organisations représentatives pour mieux simplifier leur rapport au monde, appauvrir leur pensée, neutraliser leurs revendications et désarmer leurs désirs. Ces compradores reconnaissent toujours, dans des proportions suffisantes pour garantir leur survie et leur reproduction, les principes élémentaires de l’ordre social existant. Il n’y a pas d’entre-deux ni d’en même temps : on peut soit consentir à ce monde, soit le maudire. Confondre le suffrage universel et la volonté populaire, donner la primauté à l’élection sur l’action directe, c’est réduire le caractère démocratique d’une société à sa capacité à organiser des scrutins et réduire les sujets politiques à leur rôle d’électeurs. C’est un choix politique, qui repose sur une conception du monde et un projet de société absolument compatibles avec l’ordre existant, sa recherche de croissance, ses injonctions à la performance, sa naturalisation de l’État et de la valeur-travail, sa tendance à quantifier le vivant et à mettre un prix sur les interactions humaines. Au centre tranquille du malheur comme à ses marges, la gauche est toujours une valeur sûre, bien que généralement le derniers recours, de la remise au travail et du retour à la raison des peuples au croisement de leur émancipation sociale.

3. Contre-insurrection, État de droit, fausse conscience

La fonction pacificatrice de la gauche, au sens large du terme, rappelle celle des organisations humanitaires et des ONG. À ceci près que la gauche fait toujours courir le risque, pour l’ordre social existant, de voir se constituer un peuple de gauche susceptible de transformer sa conscience tronquée en force matérielle. C’est d’ailleurs tout le principe du dialogue social, qui réunit les intermédiaires et les négociants au-delà de leurs différends dans leur volonté de circoncire les conflits à des mouvements sociaux dont la fonction revient grosso modo à raisonner la colère, à formuler des doléances compatibles avec le langage de la domination étatique et économique, là où l’impératif révolutionnaire ordonne au contraire d’agir ici et maintenant sur nos conditions de vie et de provoquer une transformation de la société à sa base.

Ce risque, cet effet secondaire indésirable que la gauche fait planer sur l’ordre social, pose la possibilité de sa dissolution. Même les démocraties les plus avancées, et sans doute surtout elles, regorgent d’instruments prévus à cette fin, de mécanismes de diabolisation et de criminalisation par la force pénale, médiatique ou policière des organisations et des individus dont l’existence sociale ou politique viendrait à déranger le cours normal de l’exploitation et de la domination. Mais le risque d’une interdiction ou d’une dissolution d’une partie de la gauche, toujours plus palpable en France, ne doit pas pour autant nous faire oublier le caractère intrinsèquement contre-insurrectionnel, et donc contre-révolutionnaire, de la gauche. Les attaques contre ce qu’on qualifie synthétiquement d’État de droit ne doivent pas occulter la nature profonde de tout ce qui nous écarte de l’organisation concrète, de la délibération sans intermédiaire et de l’action directe.

Pour renouer avec la conscience historique de notre engagement révolutionnaire, nous devons regarder en face les promesses de la gauche et les critiquer sans concession. Le rôle du réformisme est toujours de repousser à demain la révolution, de lui couper l’herbe sous le pied en relativisant pour un temps son urgence et sa nécessité vitale. Les petites conquêtes sociales auxquelles certains continuent de s’accrocher ont tout à voir avec les petites concessions faites aux aristocraties ouvrières et métropolitaines en leur temps. A ceci près que ces dernières furent rendues possibles par des phases d’expansion coloniales et guerrières de l’économie dans certains pays, dont on sait désormais les travers et les limites, et que la dignité nous interdit d’attendre des nouveaux progrès technologiques autre chose que la dévastation de nouvelles régions du globe et la surexploitation et la marginalisation de nouvelles franges de la population mondiale. L’idéologie du développement et la tendance pathologique à la panique morale sont les deux pièces d’une même médaille, qui conduiront toutes deux à accompagner le désastre en lui donnant des traits suffisamment optimistes ou humanistes pour le rendre acceptable aux yeux de l’opinion public, que ce soit en désignant l’Autre comme bouc-émissaire ou en taxant les ultra-riches.

4. Contre-insurrection, résilience, persistance

Le libéralisme économique n’est pas l’ennemi du libéralisme culturel, libre marché et droits individuels sont les deux jambes de la même hydre. On ne répond pas au tort universel d’être privé de l’usage de sa vie par la défense et la promotion nombriliste de ses droits individuels ou d’une meilleure représentativité institutionnelle. Ce principe élémentaire nous conduit à combattre partout, à la base, ce qui nous confine au crétinisme de la vieille politique. Dans les assemblées et dans les manifestations, dans les sections locales et les collectifs que nous décidons de rejoindre, nous refusons de nous fier aux apparences et aux belles déclarations pour juger sur pièce. S’autoproclamer révolutionnaire ne suffit pas plus que se réclamer du camp de bien ou de la raison. Ce qui compte, c’est ce que nous faisons, et ce que nous entravons.

Pour affronter l’époque collectivement, il faut reconnaître nos interlocuteurs pour ce qu’ils sont, ce qu’ils valent et ce qu’ils veulent réellement. C’est pourquoi nous trouvons des complicités au-delà des étiquettes que nous revendiquons, au-delà de notre bonne conscience militante, hors d’une recherche de pureté idéologique. Nous sommes des personnes tout aussi banales que la gilet jaune apolitique désespérée à l’approche de Noël, que le jeune ghettoïsé enragé par l’assassinat policier d’un adolescent, que les révoltés et les insatisfaits du quotidien frustrés de leur condition et de leur incapacité à la changer, que toutes celles et ceux qui refont le monde à chaque occasion sans parvenir jusqu’ici à le transformer. Nous trouvons dans leur résilience l’écho de notre patience révolutionnaire, et dans l’éclat de leurs soulèvements et la chaleur de leurs brasiers la lueur du monde nouveau que nous portons dans nos cœurs.

Nous n’avons pas peur des ruines. Nous sommes des gouttes de soleil dans une cité de spectres. Tôt ou tard, nous l’engloutirons.

Mots-clefs : contre-insurrection

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