L’antisémitisme est une des formes de préjugé les plus vieilles et persistantes. Qu’il s’exprime de manière ouverte et violente ou comme une attitude ou opinion discrète, il se manifeste dans la vie quotidienne sous forme de graffitis antisémites dans les rues ou sur les murs de synagogues, de profanations de cimetières juifs, de comparaisons étranges entre Israël et l’Allemagne nazie, et de déclarations dans le monde politique et les médias.
À l’école, on entend parfois « sale Juif » (ou d’autres variantes en fonction de la langue), dans les débats publics, les investisseurs financiers ou les banquiers sont souvent comparés à une « invasion de sauterelles », une image qui rappelle les mythes antijudaïques bibliques et les théories du complot antisémites, notamment les théories sur l’attentat du World Trade Center, jouissent d’une grande popularité.
Selon une étude globale de l’Anti-Defamation League, une ONG luttant contre l’antisémitisme, depuis 2014, 1,09 milliard (oui, milliards !) de personnes dans le monde aujourd’hui font preuve d’attitudes antisémites. En Europe occidentale, un quart de la population est concernée. Mais le phénomène ne se limite pas à l’Europe – l’antisémitisme existe dans les pays arabes et dans beaucoup d’autres régions du monde.
Mais que désigne exactement le terme « antisémitisme » ?
L’antisémitisme est le terme le plus fréquent pour désigner toutes les formes d’hostilité contre les Juifs. Ces derniers sont perçus comme une menace depuis fort longtemps. Historiquement, cette hostilité existait bien avant l’avènement du terme « antisémitisme ». Que ce soit pendant l’Antiquité ou au Moyen-Âge, les Juifs ont été rendus responsables de manière persistante de différents maux ; leur existence même est vue comme la cause de problèmes religieux, culturels et sociaux.
L’antisémitisme désigne ainsi différents degrés d’hostilité contre les Juifs. Il opère avec une gamme variée de préjugés excluants et d’attributs associés à l’ensemble des Juifs. Vous avez peut-être déjà rencontré l’idée selon laquelle « les Juifs » seraient de supposés parasites et un peuple avare et perfide.
Mais la notion d’antisémitisme ne se réfère pas seulement à de simples préjugés contre les Juifs, mais à une explication spécifique de la manière dont le monde fonctionne. Dans cette vision du monde, les Juifs sont rendus responsables de tous les maux du monde. Cette caractéristique distingue l’antisémitisme d’autres formes de racisme : « les étrangers » sont généralement décrits comme inférieurs et paresseux. « Les Juifs » au contraire sont décrits comme puissants et influents. Ils seraient par conséquent non seulement néfastes et menaçants, mais aussi supérieurs aux autres, ce qui leur vaut d’être haïs.
D’où tout cela vient-il ?
L’antijudaïsme, la haine religieuse contre les Juifs, remonte aux débuts de la chrétienté. Il permettait aux chrétiens de se démarquer du judaïsme, une religion assimilée au mal. Tout au long du Moyen-Âge chrétien (du Ve au XVe siècle), cette haine religieuse continua à se répandre. Elle s’accompagnait d’un nombre grandissant de mythes antijudaïques. Beaucoup de stéréotypes, par exemple celui du Juif riche et avare, datent de cette époque.
Il y a environ deux siècles, avec le début de l’âge moderne, l’antisémitisme connut une très importante transformation. Les préjugés religieux fusionnèrent avec des préjugés économiques, politiques et culturels. Cela se produisit à une époque de changements sociaux majeurs. Les bouleversements et transformations qui accompagnèrent l’apparition du capitalisme n’étaient pas compris par de nombreuses personnes et généraient de la peur. Par conséquent, les explications simplistes étaient bienvenues. Les « Juifs » détruiraient la culture nationale, contrôleraient la politique et domineraient l’économie. Tous ces attributs suggéraient presque systématiquement que les « Juifs » étaient extraordinairement puissants – si puissants qu’ils domineraient le monde.
À la même époque, la science s’appliquait intensément à la construction d’une supposée « race aryenne » et de son corollaire, l’antisémitisme racial. Dans l’idéologie pseudo-scientifique, biologique et raciale du XIXe siècle, les Juifs n’étaient pas traités comme un groupe culturel ou religieux, mais comme une « race » distincte dotée de caractéristiques spécifiques. Dans l’Allemagne nazie, cet antisémitisme racial conduisit au meurtre de masse systématique de six millions de Juifs européens.
Comment l’antisémitisme se manifeste-t-il aujourd’hui ?
Tout simplement, par la reprise de tropes antisémites plus anciens ajustés à la situation internationale. De nouvelles projections apparaissent ainsi dans les débats autour de la situation au Moyen-Orient, des États-Unis ou encore de la critique de la mondialisation et du capitalisme. Ici, l’explication simpliste de problèmes contemporains peut parfois prendre une tournure antisémite en attribuant aux « Juifs » la responsabilité de tous les maux.
Après 1945, une nouvelle forme d’antisémitisme s’est développée en Allemagne qui s’explique surtout par la situation allemande. Cet antisémitisme dit « secondaire » décrit l’hostilité à l’égard de Juifs après la Shoah qui trouve sa source dans un rejet de la mémoire et de la culpabilité. Ce n’est pas malgré, mais à cause d’Auschwitz, qu’un ressentiment à l’égard des juifs se développe. La majorité des Allemands d’alors et d’aujourd’hui ont été confrontés à l’implication de leurs parents, grands-parents et arrière grands-parents dans le meurtre de masse de six millions de Juifs, qu’elle ait été active, ou une indifférence et une absence de résistance. Ils se plaignent alors en demandant combien de temps ils devraient encore souffrir et leurs enfants et petit-enfants innocents payer pour la Shoah.
Ils suspectent aussi les Juifs de se faire beaucoup d’argent grâce au génocide à travers une supposée « industrie de l’Holocauste ». Le déni de culpabilité et de responsabilité, la relativisation d’évènements historiques et l’aspiration à un rapport « normal » à son pays sont autant d’expressions de l’« antisémitisme secondaire ».
Citons d’autres variantes de cet antisémitisme secondaire : la Shoah est un mythe inventé par les Juifs, le bombardement de Dresde mis sur le même plan que la Shoah ou la politique israélienne comparée à celle de l’Allemagne nazie. Beaucoup d’Allemands méprisent les Juifs car leur présence leur rappelle leur propre passé nazi. Ils préféraient clore une fois pour toutes le chapitre le plus sombre de l’histoire allemande et faire la paix avec la Nation. Ils aspirent à être de nouveau des nationalistes « normaux » et heureux.
Pourquoi et comment l’antisémitisme existe parmi les militants de gauche
Le conflit israélo-palestinien constitue un point de référence de l’antisémitisme contemporain. Alors que dans de nombreux pays européens, l’antisémitisme ouvert n’est plus vraiment accepté dans les débats publics depuis la Shoah, les discussions autour de ce conflit invitent souvent, sous couvert d’une critique de la politique israélienne, à se mobiliser contre « les Juifs » en général.
N’ayant ainsi jamais disparu, l’antisémitisme a dû trouver de nouvelles formes d’expression. Le nouvel État juif fondé après la Seconde Guerre mondiale fournit une surface de projection bienvenue. Toute critique d’Israël n’est certainement pas antisémite. Mais la ligne de démarcation entre critique légitime et antisémitisme est souvent franchie. La critique devient suspecte dès lors que l’on remet en question l’existence même d’Israël et son droit à l’autodéfense alors que l’on n’a aucun problème avec toutes sortes d’autres pays et conflits ailleurs dans le monde. Elle devient suspecte quand on demande à des Juifs européens ce qu’ils pensent de la politique de « leur » pays, Israël, comme s’ils étaient des sortes de représentants de cette bande de terre. Elle devient suspecte quand, dans le contexte allemand, les Israéliens se voient qualifiés de nazis et que l’on parle d’un « holocauste palestinien », ce qui implique que les victimes du passé seraient devenues les bourreaux d’aujourd’hui, faisant exactement aux Palestiniens ce qu’on leur a fait. Tout ceci conduit à une relativisation drastique du génocide commis par les nazis permettant de rendre la culpabilité allemande moins accablante que par le passé.
Malheureusement, cette forme d’antisémitisme se manifeste aussi dans des cercles de gauche. Certaines de ces positions peuvent se retrouver dans le mouvement propalestinien. Quand, par exemple, la lutte palestinienne réellement existante est automatiquement présentée comme une lutte pour la paix, les droits de l’homme et le droit à l’autodétermination des Palestiniens. On refuse de voir par exemple que les attentats suicides n’ont rien à voir avec l’émancipation ou de reconnaître l’antisémitisme radical du Hamas ou du Hezbollah. Le triomphe de ces groupes signifierait pourtant la mort de cinq millions de Juifs israéliens. Par ailleurs, les LGBTQ+ ou même toute personne aimant danser sur de la musique forte devraient être réprimée selon les idées du Hamas – et le reste de la population aussi probablement. Étranges organisations avec lesquelles la gauche devrait se solidariser, non ?
En outre, des images antisémites apparaissent parfois dans des débats de gauche autour de la critique de la mondialisation et du capitalisme. C’est le cas par exemple quand les conséquences négatives de la mondialisation sont vues comme le résultat d’une conspiration « de capitalistes maléfiques » ou d’une « clique de politiciens impérialistes », présentés parfois comme étant Juifs ou sous emprise juive. C’est le cas aussi quand le capitalisme n’est pas conçu comme un système intrinsèquement néfaste, comme un ensemble de rapports sociaux dans lequel les gens sont obligés de travailler non pas pour répondre à des besoins sociaux, mais pour générer du profit. Et si les employeurs recherchent la maximalisation du profit, ce n’est pas par avidité personnelle, mais parce que la concurrence les force à le faire. Or, dans de nombreuses discussions, le capitalisme est au contraire conçu comme l’œuvre de capitalistes ou d’entreprises individuelles : c’est une critique des capitalistes et non du capitalisme. Certaines personnes ne critiquent le capitalisme que sous l’angle des taux d’intérêt ou des marchés financiers. Ils ne voient pas que la sphère financière est étroitement liée à la production des biens. Une seule critique de la finance est par conséquent aberrante et ignore que le mal véritable réside dans un mode de production dans lequel les individus sont exploités à travers le travail salarié.
Quel est le rapport de tout ceci avec l’antisémitisme ? Comme nous l’avons vu plus haut, l’assimilation des Juifs à l’argent est omniprésente depuis des siècles et fermement ancrée dans la pensée occidentale. Ainsi, une telle « critique tronquée du capitalisme » fournit toujours l’opportunité de rendre les Juifs responsables des maux engendrés par la société capitaliste. Dans cette logique, un groupe de personnes est toujours représenté à travers les traits associés pendant des siècles aux « Juifs » : les soi-disant « spéculateurs » sournois qui « assèchent » économiquement « les peuples » à travers la dette et ainsi « dominent le monde ». Ce type d’argumentation – consciemment ou inconsciemment – se sert de stéréotypes antisémites. Il est intéressant de noter que ce genre de critique se retrouve dans les groupes nazis où elle s’ancre dans des idées ethnicistes et nationalistes.
Pour résumer
L’antisémitisme n’est pas simplement un préjugé délirant contre les juifs, mais constitue une forme d’explication fausse bien plus folle de ce qui ne va pas dans le monde, selon la formule « Ils sont responsables ! » Les raisons et motivations de l’antisémitisme ne sont pas toujours identiques ; les images antisémites sont souvent actualisées et adaptées à la situation du monde contemporain. Ainsi, on peut les trouver dans des discussions sur le conflit israélo-palestinien, les États-Unis ou la critique de la mondialisation. Et parce que les militants de gauche appartiennent aussi à une société façonnée par antisémitisme, ils ne sont certainement pas immunisés contre ce type de stéréotypes.
Tout ceci doit nous pousser à développer une critique totale et émancipatrice du capitalisme, à comprendre la situation complexe au Moyen-Orient et à garder à l’esprit l’actualité du constat de Primo Levi à propos de la Shoah : « C’est arrivé et tout cela peut arriver de nouveau : c’est le noyau de ce que nous avons à dire. Cela peut arriver et cela peut arriver partout. »