Il y a près de 100 ans, le journaliste américain Lincoln Steffens visita l’Union soviétique et proclama : « J’ai vu le futur, et ça fonctionne. » [1]
Depuis lors, les gauchistes ont continué de se leurrer, non seulement à propos de l’Union soviétique, mais aussi de la Chine, Cuba, le Nicaragua, le Venezuela et ailleurs. Après un siècle de telles illusions, il est crucial que nous n’hésitions pas à poser des questions critiques sur chaque révolution – même si cette révolution est menacée par une contre-révolution brutale.
VOICI DONC QUELQUES QUESTIONS CRITIQUES POUR LES PARTISANS DE LA RÉVOLUTION AU ROJAVA :
Les femmes seront au premier plan de toute véritable révolution sociale et la participation des femmes dans la révolution au Rojava est certainement frappante. Mais les staliniens désabusés ont souvent utilisé le féminisme comme une excuse pour abandonner la politique de classe. En effet, les dirigeants du PKK disent que « la libération des femme est plus précieuse et significative que la libération des classes » et le patriarche du PKK, Abdullah Öcalan, soutient que la guerre de classe « a touché à sa fin » [2].
Alors, comment des femmes kurdes des classes inférieures peuvent-elles rompre avec le PKK et s’émanciper vraiment ? N’y a-t-il au Rojava aucun mouvement de femmes qui soit véritablement indépendant de la direction du PKK/PYD qui est en grande partie issue de la classe moyenne ? Si, comme le proclament des témoins oculaires, les hommes continuent de prédominer dans les rues et sur les lieux de travail, comment les femmes peuvent-elles changer cette situation ? [3]
Le rôle des femmes dans la milice du PKK/PYD est également frappant. Mais qu’y a-t-il de si révolutionnaire que d’être recruté (ou enrôlé de force) dans une armée, d’obéir aux ordres et de subir le traumatisme du combat ? Le recrutement de femmes soldats n’a pas réussi à mener à la libération des femmes à long terme dans d’autres soulèvements nationalistes tels que la révolution sandiniste. Pourquoi cela devrait-il réussir au Rojava ? [4]
Les recrues de la milice reçoivent à la fois « une formation militaire et une éducation politique sur les opinions écologiques et politiques d’Abdullah Öcalan. »
Si le PKK a rompu avec le stalinisme, pourquoi son site très sectaire fait-il plus que jamais l’éloge d’Abdullah Öcalan ? Où y a-t-il de claires excuses pour les meurtres commis par le PKK de tant de ses opposants et dissidents de gauche ? Où y a-t-il des excuses pour ses nombreuses années d’alliance de facto avec la dictature meurtrière d’Assad ? [5]
Dans les années 1990, Öcalan s’est vanté que « Je suis l’homme le plus fort du Kurdistan, et le peuple me considère comme un prophète ». Plus récemment, il a recommandé que « [Murray] Bookchin doit être lu et ses idées… mises en pratique ». [6] Bien que Saleh Muslim, le leader du PYD, affirme qu’il est contre le fait de dire aux gens ce qu’il faut faire, il a également dit : « nous appliquons la philosophie et l’idéologie [d’Öcalan] en Syrie. » Et comme des témoins oculaires le confirment, « il y a des portraits d’Öcalan partout [au Rojava]. » Une révolution véritablement radicale est impossible à moins que les gens ne pensent par eux-mêmes. Alors, comment le prolétariat au Rojava peut-il rompre avec le culte de la personnalité d’Öcalan ? [7]]
Un chef de la police du PKK/PYD a affirmé que la police au Rojava a l’intention d’un jour s’auto-dissoudre [8]. Mais la police moderne a été inventée dans les années 1800 afin d’imposer la propriété privée et le travail salarié. Assurément, elle ne peut être éliminée que par l’abolition complète tant de la propriété que du travail salarié !
Des détenus d’une prison au Rojava.
A la différence des proclamations radicales du chef de la police, il y a beaucoup d’autres affirmations concernant la répression violente par la police du PKK/PYD. Ces allégations sont-elles simplement de la propagande anti-PKK ? Il y a également des accusations selon lesquelles de nombreuses organisations « populaires » au Rojava ne sont que des façades pour le PKK/PYD qui, avec leurs milices, détiennent une grande partie du pouvoir réel [9]. Même si ces affirmations sont exagérées, comment des assemblées populaires locales peuvent-elles, avec presque aucune ressource, avoir un quelconque pouvoir réel, à moins qu’elles ne commencent à socialiser ou à communiser plus la propriété privée ?
Malheureusement, la révolution économique au Rojava a été plutôt modeste jusqu’à présent. Un ministre de l’Économie a déclaré que : « Avec le début de la révolution… il a même été interdit de casser une caisse ». Il a également dit qu’il voulait des coopératives qui rivalisent avec le capital privé [10]. Dans cette situation, comment le travail salarié dans les coopératives du Rojava est-il moins aliénant ou misérable que tout autre travail dans la société capitaliste ?
Le chef du PKK/PYD, Saleh Muslim, rencontre le « néocon » étatsunien Zalmay Khalilzad.
Un nouveau printemps arabe est désespérément nécessaire pour renverser à la fois l’EIIS et ses bailleurs d’Arabie Saoudite, des pays du Golfe et de Turquie. Comment la révolution au Rojava peut-elle, avec son « identité kurde radicale » et son étrange culte semi-religieux autour d’Öcalan, toujours inspirer la majorité des Arabes ? Assurément, seule une révolution qui offre la perspective de partager et de communiser TOUT le capital privé et étatique du monde arabe (c’est-à-dire son énorme richesse pétrolière) pourrait commencer à rivaliser avec l’appel de l’Islam ! (Une telle révolution véritablement radicale peut sembler une perspective impossible. Mais comme la crise du capitalisme continue, elle ne peut que devenir plus possible.)
En décembre 2014, tandis que des fonctionnaires subalternes du Rojava rencontraient les militants américains Janet Biehl et David Graeber, le haut responsable du PKK/PYD, Saleh Muslim, discutait de collaboration militaire avec le « néocon » étatsunien Zalmay Khalilzad. (En tant qu’ambassadeur américain en Afghanistan et en Irak, Khalilzad a orchestré l’occupation des deux pays – occupations dont la corruption et la brutalité ont provoqué un large soutien aujourd’hui pour les talibans et l’EIIS.) [11].
Incapables d’inspirer la révolution dans le monde arabe, le PKK/PYD a plutôt choisi de s’allier avec les États-Unis. Mais cette alliance ne va-t-elle pas encourager plus d’Arabes à se méfier des Kurdes et à rejoindre l’EIIS ? Ne va-t-elle pas pousser la région encore davantage dans un bain de sang inter-impérialiste ? Bien qu’à court terme, l’intervention occidentale peut parfois aider certaines personnes, n’a-t-elle pas à long terme, de la Palestine à l’Irak et à la Libye, toujours conduit à une catastrophe encore pire ? (Et le PKK/PYD est-il déjà en train de faire des concessions – comme par exemple en invitant d’autres partis kurdes plus bourgeois à gouverner conjointement le Rojava – afin de maintenir le soutien occidental ?) [12]
Il y a exactement 100 ans, la plupart des gauchistes d’Europe soutenaient l’un ou l’autre camp durant la Première Guerre mondiale au motif que chacun se battait en quelque sorte pour la démocratie et le socialisme. Depuis lors, les gauchistes ont pris parti dans pratiquement chaque guerre inter-impérialiste pour des raisons similaires. Après des dizaines de millions de morts, et peu de succès dans le renversement du capitalisme, ne devrions-nous pas envisager plus avant une meilleure attitude que de prendre parti dans les guerres inter-impérialistes barbares ?
Quelles que soient les bonnes réponses à toutes ces questions, beaucoup de gens au Rojava sont véritablement en train d’essayer de transformer la société dans des circonstances très difficiles. Nous avons certainement besoin de nous opposer à l’embargo du Rojava et d’exiger l’ouverture des frontières pour tous les réfugiés. Mais notre priorité doit sûrement être de trouver comment la révolution peut advenir ici, en Occident – une révolution qui serait un complément indispensable à toute révolution victorieuse au Moyen-Orient.
Source en anglais : http://libcom.org/library/%E2%80%98i-have-seen-future-it-works%E2%80%99-%E2%80%93-critical-questions-supporters-rojava-revolution
Traduction française : Třídní válka # Class War # Guerre de Classe