Evguénia Iaroslavskaïa-Markon et la question du lumpen

Une fulgurance nommée Evguénia (ou comment donner du fil à retordre aux autoritaires)

Pourquoi évoquer le courage de cette femme, Evguénia Iaroslavskaïa-Markon (1902 - 1931), révolutionnaire anarchiste qui épousa la rue comme on se voue à l’amour fou ?

Nous choisissons d’en parler précisément parce qu’Evguénia a combattu sans relâche le dogme imposé par l’État.

En particulier, cette affirmation douteuse qui laisse croire que la lutte révolutionnaire, la seule légitime, est l’apanage d’une caste éclairée formée par un haut clergé de « commissaires du peuple ».

Souvent, deux récits de colorations idéologiques distinctes se recoupent à propos d’Evguénia.

Lorsque son histoire est narrée par la presse bourgeoise dans une préface ou sur les ondes, c’est avec une grande condescendance. Evguenia serait une « romantique » dupe des faits historiques, dupe des circonstances. Son exécution par la Guépéou ne lui aurait pas donné le temps de comprendre que le lumpenprolétariat, qu’elle chérissait, allait devenir le bras armé de la dictature bolchévique, puis de tout fascisme en général.
Il y a là une proximité notable avec la critique « marxiste » de la vision anarchiste des luttes. Vision conçue comme un aveuglement. À suivre les exégètes du passé, on serait tenté de conclure que chez Evguénia réside une errance théorique. Son parcours serait une ligne brisée résumant l’éternelle absence de « maturité révolutionnaire » dont font preuve les rêveurs anarchistes avec leur soif d’horizontalité. Différence ou écart de maturité avec les autoritaires disciplinés, réalistes, verticaux par nécessité historique.

Or il nous semble que c’est exactement l’inverse qui s’exprime dans la vie d’Evguénia.

Quelques semaines avant son exécution le 20 juin 1931, elle rédige un saisissant témoignage. Il lui faut survivre dans un quartier d’isolement disciplinaire. Texte autobiographique traduit sous le titre « Révoltée ».
Nous y découvrons sa complète lucidité. Elle n’est ni naïve, ni aveuglée par son amour pour le poète Alexandre Iaroslavski.
Evguénia est déterminée.

Il est donc parfaitement possible d’inverser la logique par laquelle sa pensée est décridibilisée. Il est, selon nous, nécessaire de renverser la lecture officielle. Il y a chez Evguénia une réflexion politique aiguisée.
Lorsqu’elle affirme que le lumpen est la seule « classe » révolutionnaire qui jamais n’accèdera au pouvoir, elle désigne une « faille logique » ou un point de litige originaire dans ce qui sous-tend l’eschatologie marxiste (et toute forme d’espérance révolutionnaire verticale). Conflit de principes, souvenons-nous, déjà présent entre Marx et Bakounine. Si ce litige concerne les principes d’action, il désigne également une conception du réel qui s’oppose à une autre. Dès qu’un groupe sociologiquement défini, un syndicat ou un parti, s’affirment en surplomb comme seuls véritablement aptes à la lutte, l’essentialisation s’installe. Cette transcendance sociale se double de l’expulsion de la « mauvaise classe ». Le lumpen, cette sous-catégorie humaine thématisée par Marx et utilisée dans le Manifeste du Parti communiste (1848), dans Les luttes de classes en France (1850), puis dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852) exprime une partition ultra-autoritaire. La mauvaise classe sociale, les sous-prolétaires, venant (chez Marx) contaminer la bonne classe, le prolétariat. Evguénia est consciente des enjeux pratiques. Elle est consciente de la contradiction à l’oeuvre : Marx hiérarchise le social et l’horizontalité disparaît. De sorte que le lumpen est pour Evguenia une notion disruptive utile pour démontrer cette contradiction interne à tout discours qui se veut révolutionnaire anti-bourgeois mais ne parvient, en dernière instance, qu’à justifier la nécessité d’un commandement social « par le haut » inflexible et permanent. Lénine s’employant à ne faire qu’une seule chose après 1917 : reconstituer une classe dominante, autoritaire, trahissant le message révolutionnaire « initial » (l’abolition des classes en tant qu’horizon). Les privilèges n’ont aucunement été abolis, ils ont juste changés de mains. Ce que l’anarchisme sans concession d’Evguénia dénonce, c’est le vice inhérent à toute avant-garde révolutionnaire. Et ce danger existe toujours, c’est le danger le plus grand. L’extériorité. Dès qu’un magistère se dresse, la promesse égalitaire est court-circuitée.

Il se trouve en outre, qu’Evguénia n’a jamais triché, elle a réellement connu l’abîme. La connaissance par les « marges » n’est pas chez elle un vain mot. Lorsqu’elle descend dans la rue, elle y va vraiment. Contrairement à ce qui est régulièrement affirmé, elle n’est nullement Romantique, elle vit ce qu’elle prône.
Elle qui a découvert très tôt l’œuvre néo-kantienne de Vvédenski, semble par sa vie même, interroger les conditions de possibilité d’un âge révolutionnaire.

Son appétence pour les bas-fonds met en perspective contradictoirement ce qui fonde chez les élites révolutionnaires, l’idée d’avant-garde. S’il existe un groupe social qui jamais ne « doit » accéder au commandement (le peuple de l’abîme), c’est aussi qu’un autre est, pour Marx, comme prédestiné au commandement (le prolétariat). Dans les deux cas, nous l’avons dit plus haut, il s’agira chez les dirigeants bolchéviques, d’une vision essentialisée et verticale du champ social. En bas le lumpen corrompu, inapte à la lutte, et au-dessus le prolétariat vertueux. Ce que s’attache à dénoncer Evguénia, c’est l’impasse d’un tel raisonnement.

Un passage tiré de son auto-biographie a retenu notre attention : « Aucun État du monde, par son essence même, ne peut être révolutionnaire » (p.38). L’émancipation du peuple ne sera jamais affaire de gouvernement. Le lumpen, cet ensemble sans réels contours, est également la « case vide » qui fait dysfonctionner la structure argumentative de la démarche révolutionnaire officielle. Il nous faut penser une béance dans l’ensemble social et tenter de comprendre ce qui échappe à la totalisation marxiste : l’exclusion des sous-prolétaires. Le lumpen est comme le reste abject de la pensée autoritaire.
Evguénia a vu juste.
Elle raisonne en ayant à l’esprit la répression de Kronstadt. Jusqu’au bout elle provoquera ses bourreaux et son raisonnement est comme une démonstration par l’absurde (et par l’outrance assumée) de l’incapacité des « marxistes » à rompre avec une logique de la domination. Cette logique est déjà présente chez Marx lorsqu’il exclut le lumpenprolétariat de la voie révolutionnaire. Comme elle l’écrit avec justesse, le pouvoir en place est devenu « non seulement conservateur, mais (aussi) contre-révolutionnaire ».

Exclure un élément du peuple tout en parlant au nom du peuple est contre-révolutionnaire. Que cet élément soit la paysannerie, la « bohème » des villes, le peuple fantasmé des bas-fonds ou celui des marins insurgés. À ce titre la jonglerie verbale des marxistes autoritaires ne pourra jamais convaincre un(e) anarchiste.

Pour conclure, les interprétations psychologiques ou esthétiques de la courte vie d’Evguénia n’apportent rien. Il ne sert à rien de la décrire comme transie d’extase par les délits commis dans la rue (vols, errance). Ce paternalisme interprétatif est, soulignons-le, une nouvelle manière de disqualifier l’écriture et la pensée d’une femme révolutionnaire. Rappelons qu’en France durant la période qui succède à l’Ancien régime, les femmes furent exclues du bénéfice des droits du citoyen. Assignées à la sphère privée, elles devenaient « étrangères » à l’universalité de la sphère citoyenne. Le syllogisme présenté par Olympe de Gouges dans l’article 10 de sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne plie en deux ce qui se donne comme un Droit, produit argumentatif de la masculinité hégémonique : « La femme a le droit de monter sur l’échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune ».
Jacques Rancière indique en quoi l’égalité de la sentence de mort réfute le partage entre vie politique et vie domestique : « si les femmes ont le droit de monter sur l’échafaud, si un pouvoir révolutionnaire peut les y condamner, c’est que leur vie nue elle-même est politique » (La haine de la démocratie, p. 68)
Dans le cas d’Evguénia, la grille de lecture psychologique des biographes n’a pas pris en compte suffisamment un point essentiel : Cette femme qui crache au visage de son bourreau est anarchiste. Et son anarchisme se construit entre deux courants : l’individualisme de Stirner et la résistance Makhnoviste nourrie par Voline.
Evguénia Iaroslavskaïa-Markon vit au contact de la rue. L’anarchisme c’est l’existence au contact de la rue. Ce qui échappera toujours aux commissaires du Peuple.
Dont acte.

sylphe

« Sous prétexte de fonder une société de bienfaisance, le lumpenprolétariat parisien avait été organisé en sections secrètes (...) Des roués désargentés aux moyens d’existence douteux et à l’origine tout aussi douteuse, des rejetons dépravés et aventureux de la bourgeoisie, des vagabonds, des soldats limogés, des détenus libérés, des forçats évadés des galères, des escrocs, des saltimbanques, des lazzaroni, des pickpockets, des joueurs de bonneteau, des maquereaux, des tenanciers de bordels, des portefaix, des littérateurs, des tourneurs d’orgue, des chiffonniers, des rémouleurs, des rétameurs, des mendiants, bref, toute la masse indéterminée, dissolue, ballottée et flottante que les Français nomment la « bohème » : c’est avec ces éléments familiers que Bonaparte forma le stock de la Société du Dix-Décembre. »

Karl Marx (1852), Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, p.129

« Mais qui sont alors les hommes de la révolution ? Il est clair que c’est la classe qui ne pourra jamais détenir le pouvoir. Cette classe est le lumpenprolétariat qui participe réellement à toutes les révoltes et révolutions et qui se trouve écarté dès que le mouvement qu’il soutient triomphe. »

Evguénia Iaroslavskaïa-Markon, Mon autobiographie, in Révoltée, p.39 (collection Point)

Note

« In di Gassn, tsu di massn »
(Dans les rues, vers les masses).

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