Entretien avec l’historien Eric Aunoble : Du « Grand Soir » à « l’espoir levé à l’Est », comment le mythe révolutionnaire a-t-il perduré ?

Eric Aunoble, historien et enseignant à l’université de Genève qui interviendra le 11 novembre 2017 lors d’une journée de commémoration critique de 1917 « Chagrin révolutionnaire », a accepté de répondre à quelques questions préalables sur la Révolution russe et ses mythes. Merci à lui.

Au delà de cette interview, nous invitons celles et ceux que le sujet intéresse à se plonger dans ses deux ouvrages de référence :

  • La Révolution russe, une histoire française. Lectures et représentations depuis 1917 (La Fabrique, 2016)
  • « Le communisme tout de suite ! », le mouvement des Communes en Ukraine Soviétique (1919-1920) (Les Nuits Rouges, 2008)

Votre travail universitaire vous a orienté vers la Révolution russe. Est-ce à dire que, pour vous, l’utopie sociale y résidait ?

En fait, ce n’est pas le travail universitaire qui m’a orienté vers la Révolution russe, mais plutôt la révolution qui m’a orienté vers la recherche historique. Quand j’avais 14-15 ans, j’ai fait plusieurs voyages en URSS. C’était l’époque de Brejnev ; rien d’utopiste mais plutôt du très conformiste. En même temps, beaucoup d’égalitarisme comparé à la France petite-bourgeoise que je connaissais : les ouvriers mieux payés que les médecins, les femmes qui travaillent au terrassement des rues, les facs envahies l’été d’ouvriers qui passent les examens de leurs cours du soir ; et puis une distance sociale bien moindre qu’en France entre dirigés et dirigeants. Cela n’empêchait ces derniers d’être souvent de beaux salopards et de parfaits arrivistes, mais ils n’avaient pas le dixième de la morgue que le moindre pharmacien de province peut avoir pour les prolos.

À partir de là, tu t’aperçois que rien de ce qui fait la vie sociale en France n’est naturel : ni la publicité, ni la religion, ni les patrons ! Et tu te demandes d’où ça vient. Pas besoin d’être bien malin pour remonter à 1917, vu la quantité de statues qu’il y avait ! Ensuite, il a fallu attendre après 1991 pour que les archives soient ouvertes et que je puisse y faire un tour et y trouver le matériau de ma thèse sur les communes.

La Révolution russe a-t-elle, selon vous, remplacé l’espoir du Grand Soir ?

Je crois qu’à partir de 1917, la Révolution russe a plutôt incarné et non remplacé le Grand soir pour quelques décennies. Les révolutionnaires français, socialistes, anarchistes mais surtout syndicalistes voulaient renverser le pouvoir de la bourgeoisie et s’accordaient plus ou moins sur le fait que la Travail ferait cette révolution. Mais le Grand soir comme la Grève générale restaient assez abstraits. Avec les soviets, ça devenait très concret : élections dans les usines, constitution de conseils à différents niveaux territoriaux, conseils qui se coordonnent et créent une administration pour répartir le travail et les richesses, mais qui créent aussi une garde rouge (qui s’entraîne sur le temps de travail !) car « qui a du fer a du pain » comme disait Blanqui.

J’ai travaillé récemment sur les archives de Raymond Péricat, secrétaire de la Fédération CGT du Bâtiment de 1908 à 1912 et opposé à la guerre de 1914. Péricat avait recopié dès l’été 1917 les bulletins du soviet de Petrograd (bulletins qui étaient traduits et diffusés à l’étranger), alors que ce soviet était encore dirigé par des « modérés ». Conseil ouvrier, ça lui parlait. De même que lui parlerait vite « le bolchevisme de 1917 » : contre la guerre, pour que les conseils ouvriers prennent le contrôle du pays !

Est-ce la Révolution russe ou la Patrie du Socialisme qui constitue ce mythe ?

Par la suite, je dirais qu’à partir des années 1930, l’image de la Russie soviétique est passée de l’incarnation de l’espoir de révolution au mythe de patrie du socialisme. Cela correspond à la période d’industrialisation stalinienne. L’URSS produit de plus en plus et manque de bras exactement au moment où le monde capitaliste s’enfonce dans la crise après 1929 : c’est un sacré argument ! En même temps, le mouvement communiste officiel va bientôt cesser d’en appeler à la révolution tout de suite. Sans même parler de toutes les manœuvres qu’on pourrait leur reprocher, on voit les communistes vanter d’autant plus l’URSS qu’ils appellent moins à la révolution. Regardez le PCF : Front populaire, Libération, Union de la gauche, il y a toujours une étape à accomplir avant que la révolution ne soit à l’ordre du jour. Et si vous voulez voir le "vrai" socialisme, allez en URSS.

En quoi la Russie soviétique a-t-elle pu tenir du mythe pour les peuples étrangers ?

Comme je le disais, après 1929, c’est le pays qui ne connaît pas la crise mais le "boum" économique. Il faut lire Au-delà de l’Oural de John Scott (réédité aux Bons Caractères en 2010) : c’est le témoignage d’un jeune américain de gauche qui, plutôt que de rester chômeur au pays, part s’embaucher à Magnitogorsk pour édifier et une usine et une ville.
Après 1945 et jusqu’aux années 1970, ce sont les pays qui se libèrent du colonialisme qui voient dans l’URSS un modèle de développement indépendant de l’impérialisme des grandes puissances (et leurs dirigeants y voient un moyen de mener le peuple à la baguette, quitte à changer l’idéologie de départ).
En France, avec le retour de la crise économique dans les années 1970, le rêve soviétique retrouve un peu d’éclat. Je me souviens des reportages à la télé sur la Fête de l’Humanité où un militant criait "où est-ce qu’il n’y a pas de chômage ?" et la foule de répondre "En URSS !".

Surtout, pour les communistes français, l’URSS et plus largement le bloc de l’Est, c’était concret : un lieu de villégiature pour l’été au bord de la mer Noire, un appareil-photo 24x36 Reflex de marque Zenit, Kiev ou Praktika, une voiture Lada, Skoda ou Polski. Dans des milieux pas bien riches, c’était une sous-société de consommation avec en plus la satisfaction de se dire que les dirigeants étaient des camarades ! Cette attitude "touristique" n’était parfois pas beaucoup plus saine que celle du beauf qui va au Club à Djerba et se croit tout permis avec les autochtones.

Mais il y avait un autre élément : c’était quand même des pays où il n’y avait pas de patrons. Certes, il y a des chefs, des dirigeants (et même beaucoup), mais personne qui pouvait dire "cette entreprise m’appartient".

J’ai des souvenirs de quartiers ouvriers de province où il y avait deux originaux : le cowboy qui habillait tout sa famille façon western et se saignait aux quatre veines pour bichonner sa Cadillac ; le "cosaque" qui roulait en Lada, vendait L’Huma et avait une collection de cartes postales des plages roumaines. Cela peut paraître ridicule, mais dans les deux cas, c’était le rêve d’un pays où tu n’aurais pas de patron sur le dos.

Vous mentionnez un fil de transmission militante qui serait rompu mais n’est-ce pas une nécessité pour casser les interprétations par trop manichéennes ?

Il y a rupture et rupture. Les meilleurs athées et anticléricaux se formaient dans les familles catholiques : ils connaissaient très bien ce avec quoi ils rompaient. La rupture de la transmission militante sur 1917 ne s’est malheureusement pas faite par la contestation du mythe stalinien par une jeune génération voulant retrouver la voie révolutionnaire, mais plutôt par un abandon progressif de l’intérieur, dans le milieu du PCF, mais aussi largement à l’extrême-gauche. Le PCF était trop occupé par la dernière perspective d’union des forces progressistes pour ressasser les soviets. Et à l’extrême-gauche, beaucoup ont préféré suivre le chant de sirènes révolutionnaires plus exotiques : Chine, Cuba, Vietnam, Nicaragua, Chiapas, Venezuela et aujourd’hui "Rojava" kurde.

Cela fait mal au cœur de voir des gens former autant d’espoirs, si vite déçus, mais surtout si peu féconds pour penser et agir pour changer les choses ici et maintenant. Les espoirs de 1917 ont été déçus assez vite, j’en conviens. Mais l’onde de choc a été beaucoup plus longue à se dissiper et c’est toute une séquence qui va de 1917 à 1956 en passant par 1936 où il était clair que la Révolution, c’était les conseils ouvriers et le contrôle des entreprises, rien de moins. Et infiniment plus que les prix réglementés, les maisons de la culture et des procédures de vote complexes...

La Révolution russe a-t-elle vraiment été une histoire française ? Peut-elle le redevenir ?

L’élément marquant de cette "histoire française" était précisément l’introduction d’un événement étranger dans la culture politique ouvrière en France. Dans le milieu communiste avant le Front populaire, 1917 faisait au début de l’ombre à 1789, ce qui n’était pas un mince exploit ! En général, on est enfermé non seulement dans des récits manichéens, mais aussi dans des récits nationaux, surtout en France, avec les Droits de l’Homme, la République... La sécession du monde ouvrier vis-à-vis de la société bourgeoise voulait se marquer aussi dans les références historiques, culturelles. Cela a constitué l’aura de l’URSS.

Par contre, je ne sais pas si 1917 pourra redevenir une histoire française au-delà de militants les plus politisés : la mémoire de 1917 a fait peur à la bourgeoisie pendant très longtemps et cela suffisait à en faire vivre le souvenir parmi les travailleurs. Aujourd’hui, je crois que les capitalistes se sont enfin remis de leur panique d’il y a un siècle !

Le récit militant ne doit-il pas se nourrir de la recherche historique ?

Oui, évidemment, et réciproquement. On le voit avec la Commune de Paris : les premiers historiens étaient des militants, des acteurs. Ce sont les organisations ouvrières qui ont entretenu la mémoire et développé l’histoire de 1871 à une époque où le sujet était tabou à l’école et à l’université. Aujourd’hui, le travail des historiens réactive une mémoire qui flanche…

Pour 1917, c’est plus compliqué. Il y a la barrière de la langue, il y a eu celle de la censure et de la falsification staliniennes. Peu de sources et beaucoup d’idéologie dans ce qui s’est écrit. Et cela satisfaisait beaucoup de militants de diverses tendances. Chacun était content d’avoir son bréviaire et ne cherchait pas à échanger et convaincre sur le fond. Quand j’étais adolescent dans les années 1980, j’avais deux potes en lycée professionnel, l’un trotskiste, l’autre anarchiste. Ils se sont engueulés longtemps sur un révolutionnaire russe, bolchevik d’après l’un alors qu’il était libertaire pour l’autre. Ils parlaient de Bakourine, l’un confondant avec Boukharine, l’autre avec Bakounine !

Publier à la Fabrique ou aux Nuits Rouges a-t-il un sens historique, idéologique, économique ?

Quand j’ai fini ma thèse sur les communes (1000 pages !), je voulais faire publier la partie qui concernait la guerre civile, la mobilisation des classes pauvres, le rôle du Parti, l’utopie… J’ai contacté les maisons d’édition L’échappée, Aden, La Digitale, Agone, Les Nuits Rouges, L’Insomniaque et Nautilus. J’ai rencontré les gens de L’échappée, intéressés par le côté utopique mais qui ne se voyaient pas publier un texte de format universitaire. L’éditeur Les Nuits Rouges était intéressé aussi et ça tombait bien, car j’aimais bien ce qu’il faisait : un inventaire des révolutions du XXe siècle, dans un esprit "old school" mais pas sectaire. Et cela s’est donc fait.

Pour le second livre, c’est Eric Hazan qui m’a contacté pour me proposer le projet : il pensait qu’il fallait préparer le centenaire par un petit bouquin reprenant l’historiographie française à rebrousse-poil du Livre noir du communisme [1], etc. Et comme il avait bien aimé le livre sur les communes, il avait pensé à moi. De mon côté, une partie des prises de position de La Fabrique me hérisse, autour des Indigènes de la République notamment. Par contre, leur sincérité et leur engagement sont indéniables : ce sont des gens qui se battent bel et bien contre l’ordre social. Et ils éditent de bons bouquins. C’est flatteur d’être sur leur catalogue !

Seriez-vous à Genève le dernier des Zimmerwaldiens ?

La question est flatteuse là aussi, mais la réponse est non ! Même si la Suisse a la réputation méritée de citadelle de l’esprit bourgeois, c’est aussi un lieu de tradition révolutionnaire vivace.

Parlant de Zimmerwald, l’Association pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier (AEHMO) de Genève avait organisé un colloque sur ce sujet en 2015. C’est une association qui édite une belle revue et qui fait travailler ensemble des universitaires et/ou des militants. J’ai participé à une journée d’études en septembre dernier sur les monuments ouvriers, pendant laquelle un camarade retraité du syndicat du Bâtiment a raconté comment ils avaient eux-mêmes érigé sans autorisation une pierre en hommage aux anti-fascistes tués par l’armée sur la plaine de Plainpalais au centre de Genève, le 9 février 1932.

Par ailleurs, ma collègue Korine Amacher est spécialiste du mouvement révolutionnaire russe [2]. Je croise souvent Jean-François Fayet, spécialiste du "soft power" soviétique. Il vient de faire un boulot très intéressant sur les commémorations d’Octobre en URSS. C’est un type passionné et passionnant !

Sur des thèmes plus éloignés de mes recherches, je pourrai encore citer deux collègues qui travaillent avec des organisations militantes et notamment syndicales : Charles Heimberg, spécialiste de l’enseignement de l’histoire, et Stefanie Prezioso, spécialiste de l’exil antifasciste. C’est plutôt à Paris que je peux me sentir seul dans le milieu des historiens !

Rendez-vous le samedi 11 novembre 2017 pour poursuivre ces échanges et réflexions, lors de la journée de commémoration critique de l’année 1917 intitulée « Chagrin révolutionnaire ».

Notes

[1d’Andrzej Paczkowski, Jean-Louis Panné, Karel Bartošek, Nicolas Werth et Stéphane Courtois, publié aux Editions Robert Laffont en 1997

[2Voir la recension sur le blog Dissidences de son ouvrage La Russie 1598-1917. Révoltes et mouvement révolutionnaires, Gollion (Suisse), Infolio, collection « Illico », 2011

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