Éloge du débordement

Pour en finir avec le pacifisme naïf et prendre au sérieux la question de l’affrontement.

Nous avons notre propre légalité. Oui, nous sommes des casseurs ; nous voulons casser la société des patrons, et leur faire payer le prix de tout ce qu’ils nous ont fait subir tous les jours, cadences, fatigue, ennui, vie chère. Pour cela, nous n’avons pas à rentrer dans le jeu des patrons. La loi, c’est eux qui l’ont faite. Nous avons notre propre légalité, celle qui consiste à imposer plutôt que demander, prendre plutôt que réclamer. En ce sens, nous sommes tous des casseurs. »

Tract de la Base Ouvrière de Flins, 1970

  • 1. À en croire la propagande (dans laquelle se reconnaît, il est vrai, une partie non négligeable du mouvement Nuit Debout), nous assisterions à un légitime processus d’indignation démocratique, qui ne souhaite rien d’autre que se rassembler pacifiquement, et dont la finalité – à l’image de son prédécesseur espagnol - serait de s’inscrire dans la dynamique électorale, qui constitue, comme chacun sait, le point d’orgue de notre vertueuse République parlementaire.
    Or ce cadre ludique et inoffensif se trouve, semble-t-il, fréquemment transgressé dans des proportions inacceptables. Par qui, par quoi ? Par ces effrayants et mystérieux casseurs vêtus de noir, dont les médias disent si bien qu’ils s’infiltrent dans les manifestations et provoquent des « débordements ».
  • 2. On dit des casseurs qu’ils constituent une minorité extrémiste hétérogène au mouvement, qu’ils sont des déséquilibrés nihilistes dont le seul moteur est une jouissance perverse et irrationnelle de la destruction, du saccage aveugle. Bien au contraire, casser des banques, des concessionnaires de voitures de luxe, des agences immobilières, s’attaquer aux locaux du PS, aux vitrines publicitaires, aux commissariats de police, aux symboles de l’impérialisme américain : tout cela témoigne d’une conscience particulièrement aiguë, d’une lucidité politique remarquable. Identifier les ennemis avec une telle précision, fixer des objectifs, tenter de les réaliser : quoi de plus logique, quoi de plus rationnel ?
  • 3. Comme le disent les camarades du Comité Invisible, « là où la police ne discerne que l’action de "groupes radicaux", il n’est pas dur de voir que c’est une radicalisation générale qu’elle cherche à occulter. » Soit le devenir-diffus, le devenir-masse de la pratique révolutionnaire, la contagion rapide de cette conviction qu’il n’y a plus rien à attendre de la politique classique, qu’il faut, concrètement, apprendre à compter sur ses propres forces. C’est le signe qu’une partie de plus en plus significative de la population réalise que face à la putréfaction avancée de la sphère représentative, l’illégalisme de masse, l’action directe, en un mot l’affrontement insurrectionnel sont le seul moyen d’infliger un recul sérieux au commandement capitaliste.
  • 4. Que la plupart des forces politiques et syndicales partagent la même passion pour le maintien de l’ordre n’a rien d’étonnant puisque leur fonction est précisément d’empêcher toute subversion radicale du système dont ils sont les gardiens, et qu’on appellera, avec Alain Badiou, le capitalo-parlementarisme. « Les pratiques illégalistes, directes, c’est-à-dire qui bouleversent complètement la vie politique traditionnelle sont nécessairement mal accueillies par des organisations qui, toutes, à un degré plus ou moins fort, participent de cette vie politique réglée, traditionnelle, basée sur tout un système d’élections, de « représentation », c’est-à-dire de mise à l’écart de la volonté populaire. » [1]
  • 5. En finir avec le pacifisme et la légalité bourgeoise c’est se poser une question simple : pourquoi les flics seraient-ils les seuls à s’équiper et s’organiser pour l’affrontement ? Sommes-nous bêtes à ce point pour manifester dans la rue avec le même état d’esprit, la même naïveté, le même dénuement matériel de qui s’expose objectivement comme de la chair à matraque ?
  • 6. Les derniers jours ont prouvé, à ceux qui en doutaient encore, que la police, elle, ne se pose certes pas la question du sens moral de la violence. Elle se dote au contraire de tous les moyens de répression nécessaires afin de briser physiquement la dynamique révolutionnaire. Il n’y aucune raison pour que l’État, c’est-à-dire la police, réduise de soi-même son degré de brutalité répressive.
    Nous nous trouvons donc devant un choix clair : ou bien capituler et se laisser recouvrir, récupérer par le réformisme et la pacification, ou bien soutenir le rapport de force et se préparer en conséquence. La brutalité policière n’est en aucun cas accidentelle ou contingente, elle dévoile l’essence de l’ordre dominant, l’attitude invariante de l’État dès que celui-ci perçoit l’émergence d’une force qui le menace. À la brutalité conservatrice du pouvoir doit s’opposer la violence qui le destitue : « le procès fait à la violence, c’est cela même qui est la brutalité. Et plus la brutalité sera grande, plus le procès infamant, plus la violence devient impérieuse et nécessaire. Plus la brutalité est cassante, plus la violence qui est vie sera exigeante jusqu’à l’héroïsme. » [2]
  • 7. Ce qui est à l’ordre du jour n’est donc certainement pas la liberté d’expression et le respect du pluralisme citoyen mais bien l’approfondissement de l’antagonisme au travail et à l’ordre social, par tous les moyens. "Pour un oeil, les deux yeux, pour une dent, toute la gueule" : l’actualité de ce vieux dicton devient pour nous chaque jour plus frappante...
  • 8. N’ayons pas peur, sous prétexte d’unité illusoire et mensongère, de porter la contradiction au cœur du mouvement contre ceux qui passent leur temps à « condamner toutes les violences », contre les obsédés du légitimisme représentatif et des rassemblements festifs, bref contre tous ceux dont la fonction objective et d’émousser la vivacité du combat, de la ramener dans le cadre du prévisible, du contrôlable, du gouvernable. Avancer résolument vers la victoire, c’est préférer à l’harmonie factice le courage des disjonctions.
  • 9. Bavardages sans conséquences et cortèges pacifiques : voilà dans quelles limites le pouvoir est prêt à « tolérer », comme il le dit, la mobilisation. Travaillons à faire exploser ces limites, à intensifier les actions de rue, imaginer des objectifs audacieux et s’organiser pour les atteindre.
  • 10. Car en effet, la Place de la République ne saurait constituer l’horizon géographique indépassable de notre lutte. La multiplication des pratiques d’occupation crée, potentiellement, des "bases rouges", qui sont sous la menace permanente d’une expulsion policière (comme c’est par exemple le cas de l’espace Rémi Fraisse à l’Université de Nanterre). Organiser l’auto-défense de ces conquêtes locales est donc une nécessité immédiate. Mais au-delà, ces lieux sont l’occasion de développer de nouveaux types d’unité populaire entre la jeunesse et les travailleurs, de sortir des clôtures sociales et des finitudes sectorielles. C’est à partir de ces bases rouges que l’on pourra envisager un saut qualitatif dans le degré d’affrontement, passer de la Nuit debout à la Nuit en marche.
  • 11. Penser la question politique de la violence, d’un point de vue stratégique et non moral, implique à notre avis de méditer l’expérience historique de l’Autonomie italienne et de sa défaite.
    En 1977, après des années d’organisation en dehors des captures syndicales et politiques traditionnelles, le Mouvement atteint son paroxysme insurrectionnel. Comme le raconte Paolo Pozzi dans son livre Insurrection, « l’illégalité de masse est en train de devenir le mode de vie de dizaines de milliers de jeunes dans les grandes métropoles, les villes, les villages. » Oreste Scalzone a raison de dire que les années de plomb étaient vécues comme telles par les patrons bien plus que par les masses. Des trois doigts en forme de pistolet brandis dans la rue aux jambisations, la violence des autonomes (qui n’avait jamais pour but la suppression physique des ennemis) était essentiellement de caractère dissuasif. Il s’agissait de faire peur, de terroriser, oui, les flics, les fascistes, les chefs d’atelier, de leur signifier que l’exploitation et l’oppression ne pouvaient s’exercer impunément, que le camp révolutionnaire reprenait l’initiative.
    Expropriations dans les supermarchés, auto-réductions des loyers, des factures, des places de concert, sabotages deviennent des activités hebdomadaires systématiques. Chaque manifestation se transforme en émeute urbaine où molotovs et armes à feu ravagent les lieux symboliques du pouvoir (telle cette fameuse attaque de mars 1977 contre le siège du patronat à Milan où des centaines d’autonomes font voler en éclats les vitres du bâtiment). Parallèlement à cette violence de masse, que s’approprient toutes les strates prolétariennes, se développent des actions militaires de type avant-gardiste, menées par de petits groupes armés à la lisière de la clandestinité.
  • 12. À partir de l’été 77, l’articulation entre travail légal et illégal, action de masse et action d’avant-garde devient de plus en plus difficile à maintenir face à l’ampleur de la répression étatique. Certains estiment que le travail politique légal étant devenu pratiquement impossible à poursuivre, il n’y a plus d’autre choix que de basculer dans la clandestinité intégrale pour construire l’armée de guerre civile.
    En attaquant « au cœur de l’État », l’enlèvement d’Aldo Moro (mars 1978) par les Brigades rouges porte cette logique militariste à ses ultimes conséquences et précipite la défaite du Mouvement. Les formations clandestines reproduisent une hiérarchie centrale rigide, écrasent la multiplicité politique qui avait fait la force de l’Autonomie, et deviennent ainsi le miroir de la bureaucratie qu’elles prétendent abattre. En réduisant la lutte au seul plan militaire, elles permettent à l’État de s’installer dans un schéma où sa victoire est inéluctable.
  • 13. Le danger de tout processus insurrectionnel est donc que l’aspect militaire se détache du mouvement réel, des luttes populaires, se substitue complètement à l’activité ouverte, que la logique de bande l’emporte sur la logique de masse. Comme le dit Marcello Tarì, la leçon à en tirer est donc la suivante : « un mouvement révolutionnaire tire sa puissance de sa capacité à tenir ensemble les différents niveaux – matériels, spirituels, guerriers – qui le définissent comme une forme de vie : chaque fois qu’il se laisse aller à l’hypertrophie et/ou à la séparation d’un de ces niveaux par rapport aux autres, la défaite est certaine. »
  • 14. Propager les pratiques insurrectionnelles, conquérir et défendre les espaces libérés, soutenir, au-delà des mots d’ordre purement négatifs, un horizon idéologique unificateur : c’est ce qui permettra à notre lutte de ne pas être un simple soulèvement ponctuel sans conséquences, une pure jouissance sans concept, mais de s’engager au contraire dans une durée politique véritable.

Notes

[1Interview de la Nouvelle Résistance Populaire dans la Cause du Peuple, 25 mars 1972

[2Jean Genet, Violence et brutalité, 2 septembre 1977