Le sujet de la domination adulte se pose de plus en plus aujourd’hui (à lire notamment le très bon dossier de CQFD sur la question [1]). Forcément, cela questionne l’école et les enseignant.es. Un récent texte signé d’un « Bataillon International de Libération des Enfants » regrette la « scolarisation obligatoire » de l’article du projet de loi sur les « séparatisme » du gouvernement, c’est-à-dire la fin de la possibilité d’instruire son enfant hors de l’école : Quiet Riot - Contre l’obligation de scolariser les enfants [2]
Bien évidemment, il n’est pas question ici de défendre cette loi infâme, islamophobe et sécuritaire. Il n’est pas non plus mon objectif de défendre la scolarisation obligatoire, mais de revenir sur le discours porté sur l’enfance et l’école par ce fameux « bataillon international » (composé, je l’espère d’enfants, et non d’adultes parlant à leur place).
L’enfance n’est pas autonome de la société
« L’enfance est une ZAD », « Nous sommes l’enfance qui se défend » : les slogans repris sont des slogans écolo, il y a derrière l’idée que l’enfance serait une zone naturelle. L’enfance serait un stade de la vie extrait des rapports de pouvoir, où s’exercerait une spontanéité créatrice, autodidacte, autonome. Nous retrouvons ici l’idée rousseauiste d’une enfance lié à l’ « état de nature » qui précède l’État et l’instauration du pouvoir, idée qu’on retrouve dans beaucoup de textes anarchistes et/ou autonome sur l’enfance au cours du XXe siècle. Des sociologues et des urbanistes, fort d’idéaux d’émancipation de la jeunesse et de l’enfance, vont ainsi s’intéresser aux cultures enfantines dans leur autonomie avec la notion d’ « agency » des enfants. Des urbanistes vont proclamer un droit à la ville des enfants, constant que la ville capitaliste contemporaine, contrairement à la ville traditionnelle, n’est plus un environnement riche et adapté pour les enfants.
Cependant, c’est oublier que l’enfance comme statut est avant tout une fiction juridique et philosophique. Elle est liée à la fois à la domination adulte : l’enfant, c’est le mineur privé de certains droits fondamentaux ; et à sa protection : l’enfant, c’est un être vulnérable qui doit être protégé, notamment avec des institutions (Aide sociale à l’enfance, juge des enfants) et des droits spécifiques (droits de l’enfant). Parler de « colonialisme de l’enfance », c’est suggérer une cartographie trompeuse d’une enfance à conquérir ; d’une enfance qui existerait hors du monde qu’elle forme avec les adultes. Si colonialisme il y a, il n’y a pas d’époque pré-coloniale. L’ « enfant », dès avant même sa venue au monde, est le produit des dispositifs de contrôle (médicaux, juridiques), des assignations (de genre, raciales, sociales…) et des processus de différentiations sociales.
Il n’y a pas d’enfants hors rapport de classe, de genre, de race. L’ « enfance » comme catégorie politique ne peut faire l’économie d’une analyse intersectionnelle. On ne naît pas enfant, mais « petite fille » ou « petit garçon », prolétaire, bourgeois, blanc, racisé, valide ou non, queer ou cisgenre… Trop souvent, la fantasmatique image de l’enfance naturellement libre, créatrice, autonome est une enfance privilégiée.
« Se ménager de vrais temps de liberté où l’esprit s’évade et les mains tâtonnent, gagner quelque argent de poche et le dépenser ou le donner, exprimer nos doutes et nos difficultés, goûter la liberté et chercher ses limites, plonger des jours entiers dans des livres, courir sous la pluie attraper les feuilles mortes qui tombent des arbres, voyager vers d’autres horizons géographiques et imaginaires, apprendre en faisant, apprendre parce qu’on en est libre et qu’on veut comprendre. Vivre chaque jour. »
Qui sont les enfants qui composent le « bataillon international » ? Que partagent-ils avec mes élèves ?
Il n’y a pas d’enfance idéale, et probablement pas de politique de l’enfance idéale. Pour l’adulte, se positionner face à l’enfant est sans cesse une ligne de crête. Quelle posture pour éduquer sans dominer ? Enseignant en quartier populaire, ma domination est-elle une domination adulte, ou bien une domination de classe et de race ? Une domination de détenteur de la culture légitime ?
Contre le monopole d’État, quelles alternatives ?
Quels espaces construire pour une éducation émancipatrice des enfants ?
Il y a les partisans du homeschooling, qui défendent la possibilité d’une école en famille [3]. Considérant que la famille est l’espace le plus criminogène contre les enfants, et l’institution qui régit les relations adultes-enfants la plus difficile à reformer, l’éducation en famille me semble difficilement érigeable en modèle libertaire et anticapitaliste. Honnêtement, je pense que ma salle de classe est bien plus autogérée que la plupart des familles. Elle est plus autogérée aussi parce que justement, j’ai un statut qui peut être explicité voire redéfini avec les enfants : « je suis le maître, quel est mon rôle ? ». Un statut qui ne se définit pas par « l’amour » ou par des devoirs moraux réciproques mal définis, mais qui a la possibilité de se « contractualiser ». Bien entendu, la scolarité est obligatoire (quand l’enfant est inscrit à l’école), mais elle semble beaucoup plus négociable que la parentalité. Le statut d’élève, parce qu’il n’oblige pas à aimer l’enseignant offre un paradoxal espace de liberté par rapport à celui de « fils » ou de « fille ». J’ai par ailleurs du mal à saisir comment les militant.es de l’école à la maison prennent en charge la question des inégalités.
Par ailleurs, en tant qu’enseignant, il s’agit d’un travail rémunéré. On considère que le travail éducatif mené à l’école est un service public, assumé collectivement par l’État et les collectivités territoriales. Si l’on peut regretter le monopole étatique, on peut aussi constater que dans la famille, le travail éducatif un travail gratuit, assuré principalement par les mères. Il participe d’une économie domestique inégalitaire, pierre angulaire de la domination masculine. Il ne s’agit pas ici de faire de l’école un outil d’émancipation pour les mères, mais de souligner qu’une réflexion sur l’éducation ne peut faire l’impasse sur la question du travail des mères.
Cependant, je ne pense pas que les auteurs.rices du « bataillon international » n’aient de réels illusions sur la famille (ils/elles le rappellent "l’enfant n’appartient pas à ses parents"). On peut alors creuser vers les idéaux d’éducation communautaire où la famille n’est plus au centre. L’enfance serait pris en charge collectivement, dans différents espaces, où on lui laisserait une plus ou moins grande autonomie. Si des espaces plus spécifiquement dédiés à l’apprentissage des enfants émergent, on pourra les appeler « école » ou « village d’enfants » ou encore « terrain d’aventures »… Les programmes seraient définis en fonction des besoins de la communauté, l’instruction assurée par et pour ses membres. Il s’agit d’un idéal d’éducation populaire qu’on retrouve dans la plupart des mouvements d’émancipation (des écoles zapatistes à celles de Kanaky, en passant par les bourses du travail ou l’internat de Cempuis à la fin du XIXe en France).
Alors, certes, ne laissons pas le monopole de l’éducation des enfants à l’État, ou au capitalisme (écoles privées, cours en ligne, entreprises de soutien scolaires…). Il semble urgent de relancer des mouvements d’éducation populaire liés au mouvements sociaux, et/ou faisant vivre des idéaux d’émancipation au quotidien. Les pédagogues de rue bretons du GPAS proposent par exemple des alternatives vivantes aujourd’hui, en quartier populaire [4]. Certains voient dans le scoutisme la possibilité d’une éducation libertaire [5]. Certains syndicats réfléchissent à comment permettre aux enfants de leurs adhérents de partir en colonie de vacances [6]. Des garderies autogérées se mettent en place pendant les grèves… Des collectifs de mères de quartier populaires organisent la solidarité et des activités pour les enfants de leur quartier [7].
Mais cela reste assez minime, et on peut faire le constat que la question de l’enfance n’est pas centrale dans le mouvement social en France. Est-ce parce que la question n’est pas assez portée (certainement) ? Ou parce que le mouvement n’a pas la force et l’autonomie suffisante pour la porter de manière concrète ? Il me semble qu’aujourd’hui, aucune organisation communautaires populaires et émancipatrice n’a cette capacité-là. Où sont les écoles primaires de la CGT pour instruire les enfants des ouvrières ? Le réseau de pédagogues Adama créant des espaces de pédagogie critique dans les quartiers populaires ? Les scouts noirs et rouges de l’Union des Communistes Libertaires ? Les terrains d’aventures autogérés par les squats du quartier [8] ? Les académies pirates issues des AG de grévistes ?
Pour l’école du peuple
Alors, où est « l’école du peuple » aujourd’hui ?
Non, aujourd’hui, la réalité des écoles hors-contrats ou du homeschooling, c’est le repli communautaire des classes moyennes et supérieurs blanches. C’est la réalité de l’évitement scolaire parce que fréquenter des écoles surchargés – et qui plus est, avec des pauvres, en effet c’est violent. Vos petits Émile apprennent spontanément le piano et ont réussi à lire naturellement en deux semaines ? Ce n’est pas le cas de mes élèves : ils et elles n’ont pas de piano, et leurs parents vivent sans savoir lire. Pour eux et elles, ce ne sera pas spontané.
Ils et elles apprendraient d’autres choses, s’instruiraient de sujets dont je n’ai même pas l’idée mais clairement, non… Ils/elles ne plongeraient pas « des jours entiers dans des livres », ne courraient pas « sous la pluie attraper les feuilles mortes qui tombent des arbres ». Mes petits élèves de la Goutte d’Or, ils/elles aimaient l’école parce que justement, on y trouvait des beaux livres, parce qu’ils/elles y trouvaient des adultes payés pour s’occuper d’eux/elles. Non pas que leurs parents ne s’occupent pas d’eux/elles, ne leur donnent pas d’amour, mais leurs parents travaillent. Ils/elles rentrent cassés par le capitalisme tous les soirs, par les ménages faits entre 6h et 8h du matin et 18h et 20h le soir. Par la fin d’après-midi passée sur le camion poubelle. Alors, oui le capitalisme, ça ruine des vies, ça détruit les liens sociaux, qu’ils soient politiques, amicaux ou familiaux. Mais j’ai du mal à voir en quoi l’école a un rapport avec cela [9]. Les rues de la Goutte d’or sont un beau lieu d’apprentissage, d’ailleurs, nous y sommes allés plusieurs fois pour s’entraîner à lire les panneaux des magasins de produits exotiques. Cependant, quand on a six ans, les rues animées de la Goutte d’or, c’est quand même bien d’y être accompagné.e. Il y a des voitures malgré la foule, il y a ce scooter qui passe à vive allure entre les passants, il y a ce camé le regard vide qui parle tout seul, il y a des flics qui tabassent un marchand de cacahuètes.
D’autre part, je pense qu’il n’est pas si inintéressant de pouvoir confier quelques armes de la bourgeoisie, quelques outils de la culture dominante aux enfants du peuple. On organise rarement une grève sans quelqu’un pour lire quelques papiers, sans une personne pour écrire un texte sur Paris Lutte info.
Ainsi, il me semble que « Ce droit de choisir le mode d’instruction des enfants » : reste un droit de la bourgeoisie (ce qui n’invalide pas le fait de le défendre). Si la question du « choix » se pose dans les quartiers populaires, il est principalement le choix entre l’école publique et l’école privée prisée par la petite bourgeoisie. Ce choix est d’ailleurs souvent illusoire : ces écoles privés sont chères et sélectionnent leurs élèves. Fatima Ouassak fait un témoignage poignant de cette tentation de l’autre école, dans l’espoir d’échapper au racisme structurel de l’institution scolaire [10]. Elle explique aussi pourquoi, pour elle, c’est un mauvais pari. Un pari perdant.
A défaut, d’avoir nos écoles du peuple à nous, qui ne soient pas celle de l’État. Autant lutter où se font les choses, aller mettre des grains de sable dans la machine. L’éducation nationale a connu des mouvements pédagogiques forts qui ont réfléchi à une école qui soit plus émancipatrice et moins oppressive, comme par exemple la pédagogie Freinet. Les pratiques ont d’ailleurs évoluées ; sont souvent moins répressives, moins brutales (on n’accroche plus des enfants aux radiateurs, on ne les frappe plus) et exercent un contrôle plus doux sur l’élève, peut-être plus « managérial » aussi.
Dans ma classe, comme dans beaucoup de classes en France, mes élèves font un « conseil » en fin de semaine. Pour l’expliquer aux ami.es, je dis « on fait une AG de classe ». C’est exactement la même chose : un enfant gère le tour de parole, un autre la gestion de l’ordre du jour. Nous sommes une vingtaine. On aborde des sujets liés à l’organisation de la classe, aux projets des élèves et aux problèmes et conflits. Ces derniers sont souvent liés aux rapports de genre, et sont traités comme tel avec l’émancipation et l’égalité comme objectif. Laisser la parole aux enfants, leur lâcher du pouvoir, c’est aussi accepter de renoncer un peu à son statut d’adulte, sans pour autant renoncer à être « le maître ». Accepter qu’un collectif enfantin puisse nous rentrer dedans, puisse nous faire des reproches parce qu’on a crié ce jour-là, parce qu’on n’a pas eu le temps de corriger les cahiers.
La bibliothèque de la classe est remplie d’ouvrages questionnant les normes ou les discriminations. Ils peuvent y trouver des informations sur les mouvements révolutionnaires, sur l’immigration. En Histoire, j’essaye de leur apporter des archives permettant de faire une histoire populaire.
On essaye dès que possible d’inviter le monde extérieur dans la classe, et de sortir hors des murs de l’école pour aller voir ailleurs. J’ai plein de rêves pour l’école dans le quartier ; elle pourrait être plus en lien avec les associations, organiser un carnaval, participer à donner une réelle place aux enfants dans le quartier. Les rêves, ça demande du temps à se réaliser, mais peut-être qu’un jour, ça viendra.
Ma classe n’est clairement pas idéale, mais il y a des choses à y faire. Si l’Éducation nationale reste une institution d’État : il y a des combats à mener pour garder la main sur ce service public. Il y aurait à défendre que le service public n’appartient pas à l’État, mais à ses travailleurs.ses et ses usagers, défendre une autogestion du service public contre le contrôle étatique et gouvernemental.
Un prof des écoles parisien, membre du collectif Questions de classe(s)