Défaite de la musique

À couteaux tirés, second recueil de nouvelles de Skalpel, aligne des histoires, inspirées de son vécu, qui tentent d’explorer la violence, les résistances, le quotidien dans les marges du territoire français. Le recueil de nouvelles est accompagné d’un cd 15 titres inédits, le 6e album solo de Skalpel.

Nous sommes une trentaine, planqués derrière une petite butte qui longe la nationale, frontière imaginaire entre ma cité et le reste de la ville. Nous attendons le bus qui va en direction de la gare RER. Aujourd’hui c’est la fête de la musique, le 21 juin, c’est aussi le premier jour de l’été. Nous sommes prêts à descendre en masse sur Paname. Nos poches sont pleines de bières, de flasques
de whisky, de shit mais aussi pour certains d’entre nous de gazeuses et de couteaux, de capotes aussi, on sait jamais. Peut-être qu’une crasseuse acceptera de finir à poil et de passer la nuit dans une chambre d’hôtel sale en compagnie d’un crasseux défoncé.

Mehdi guette l’arrivée du bus, seul, assis à l’arrêt avec un gros spliff de beuh que cet enfoiré fume tout seul, comme une grosse pince monseigneur. On se dit que si le conducteur voit qu’il y a trente lascars en train d’attendre son bus, il ne s’arrêtera pas et continuera sa route à toute vitesse. Ça arrive souvent, sans même qu’il y ait besoin de foutre une bande de mecs à l’air louche aux arrêts de bus. Ces enfoirés laissent les daronnes en plan après ils s’étonnent de se faire caillasser et cracher à la gueule. Paye ta grève et ton débrayage bâtard !

Le bus arrive enfin. Il marque l’arrêt. Mehdi hurle un « Ouais, ouais, ouais » qui fait office de signal sonore. On déboule de derrière la butte. Le visage du conducteur se décompose. On ressemble à des indiens qui attaquent un convoi de cowboys. Une meute de loups affamés et alcoolisés : « Ouaiiiiiiiis !!!!!!! ». On grimpe et on prend le bus d’assaut. En fait, vu nos dégaines, on ressemble plus à des pirates qu’à des indiens. Des gueules cassées et des balafres en guise de trophées. Disons qu’on a le sbeul qui va avec. Il n’y a que trois personnes qui sont assises dans le bus. Une maman et deux mecs du quartier qui descendent eux aussi sur Paname pour la fête de la musique. Rachid demande à la daronne « Madame vous descendez où ? », « au prochain arrêt » répond-elle. « OK, cool, chauffeur !!!! Vous déposez la dame à la prochaine et ensuite vous filez tout droit à la gare sans vous arrêter !!!! ». « Sinon on brûle le bus ! » rajoute Azzedine en rigolant. Le chauffeur ne rigole pas du tout, il transpire, pas seulement à cause de la chaleur étouffante.


LA K-BINE - Révolte populaire par

Au bout de vingt minutes on arrive à la gare. Le trajet s’est relativement bien passé et le chauffeur, par peur de se faire agresser, a pris son air blasé et n’a marqué aucun arrêt. On s’est tapé des barres en regardant les gens râler en voyant passer le bus à toute vitesse. Ils peuvent se consoler en se disant que c’était peut-être un bus affrété pour une sortie scolaire. Pour grands, grands ados défoncés. Des flics de la police municipale sont là. Garés et postés aux sorties et entrées de la gare. Les regards se croisent, forcément de travers. Mika balance un « wesh les mecs ça met pas des amendes en scred aujourd’hui, comme quand vous venez au quartier à 6h00 du mat’ bande de lâches », aucune réponse de leur part. On continue. On saute les moulinettes alors qu’il n’y a pas besoin de foutre un ticket. Aujourd’hui c’est gratuit mais on peut pas s’empêcher de sauter, pourtant on aurait juste à passer, mais bon, les réflexes ont la vie dure, et nous c’est la tête qu’on a dure. Les gens nous matent. Fête de la musique ou pas, ils rentrent tous du boulot, c’est pas férié pour autant. Il est vrai qu’on parle fort, presqu’en criant, difficile de ne pas se faire remarquer. Certains d’entre nous sont déjà pétés. On se sent forts, imbattables. à trente on a l’impression d’être invincibles. Un peu plus loin sur le quai il y a une autre équipe. Une vingtaine de mecs d’un autre quartier. Reda s’approche d’eux et serre la main d’un des gars. Ils se connaissent bien, ils sont dans le même lycée technique. Ils viennent de la ville d’à côté. Pas d’embrouille déclarée entre nos quartiers respectifs ces derniers temps. Ils se joignent à nous, les mains se serrent, maintenant on est cinquante.

Le RER arrive en faisant un bruit pas possible. On investit un wagon entier. Les gens se lèvent, changent de place, râlent parfois ou partent sans rien dire. Les spliffs et les bières tournent. Aujourd’hui c’est wagon fumeur. C’est nous qui l’avons décrété. On est dans un direct Gare du nord, ça va aller vite. Ca vanne et ça rigole en faisant un boucan de tous les diables. Et il est vrai que ce soir le diable est en nous. On est partis pour la nuit et ce n’est que le début d’une longue soirée.

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Localisation : région parisienne

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