L’une des raisons pour lesquelles cette crise sanitaire qui n’en finit pas me pèse, c’est qu’elle a mis à mal très profondément ces liens qui nous font tenir, et je ne parle pas des fêtes et des moments collectifs, je parle de l’évidence que nous partageons des valeurs solides, contre l’exploitation et pour l’égalité entre les personnes, pour le dire vite. Comme nous pensons en liberté, que nous y consacrons du temps et de l’énergie, nos milieux fourmillent d’opinions diverses plus ou moins bien respectées par les autres. Mais que faire, comme disait l’autre, quand le sujet sur lequel on se déchire, c’est les bases pour penser la politique, soit le fait que nous dépendons les un·es des autres ?
Car l’idée contre laquelle luttent désormais beaucoup de personnes qui furent des camarades, c’est celle de notre interdépendance. Du fait que nous ne pouvons pas faire des choix de vie sans les imposer à nos proches et moins proches. Et ça n’est pas ce mythe bien commode de la responsabilité de tuer un ours polaire quand on laisse la lumière allumée, c’est très concrètement que nous risquons d’infecter tel·le ami·e ou parent, tel·le inconnu·e avec qui nous n’avons partagé qu’un moment anonyme.
Nous pensions avoir laissé derrière nous les maladies infectieuses et ne plus être menacé·es que par les maladies chroniques de cette société (cancer chimique, maladies cardio-vasculaires de la sédentarité et de la bouffe industrielle, dépression et maladies mentales induites par la « violence des échanges en milieu tempéré »). Mais non, en plus de ça nous devons subir les attaques d’un virus et retrouver des gestes immémoriaux. Avant même de comprendre quels étaient les vecteurs de transmission, l’humanité des villes et des villages a appris très tôt à se protéger de ces maladies, souvent mortelles, avec des gestes basiques dont la quarantaine des cas suspects et le confinement. Rien de nouveau.
Mais ça ne semble plus acceptable aujourd’hui, plus compréhensible, même.
De polémique sur les masques (inutiles !) en polémique sur le vaccin (dangereux !), c’est la même ligne politique à hauteur de nombril, réclamant de faire des choix singuliers devant un sort commun, comme si « la société, ça n’exist[ait] pas ». Et tout y passe pour justifier le refus d’adopter des gestes exigés ou seulement conseillés par d’autres. De déni de la dangerosité de la maladie en critique artiste du « biopouvoir foucaldien », jusqu’à l’appel à reconstruire les capacités hospitalières (oui, certes, mais un·e infirmier·e ça se forme en trois ans et on ne va pas dimensionner l’hôpital public pour une vague épidémique, à dix millions de lits).
« Je comprends qu’il soit difficile de s’imaginer a priori vulnérable et qu’il soit vexant d’être perçu·e comme vecteur de maladie. »
Il y a celui qui exige la libération de la chloroquine, celle qui se soigne à la réglisse ou qui soutient qu’il suffit de vivre sainement, celui qui a chopé le Covid avant tout le monde (avant les jeux militaires de Wuhan, si si) et s’est guéri en prenant un bain très chaud… N’importe quoi, plutôt que d’accepter des gestes de prévention simples. Je comprends qu’il soit difficile de s’imaginer a priori vulnérable et qu’il soit vexant d’être perçu·e comme vecteur de maladie. Seulement des fois, ça arrive, et il faut arrêter de se penser en majesté, tellement au-dessus de notre condition corporelle, autre chose qu’un nid à microbes ou un hôte à virus. Sans non plus faire de la maladie une fatalité, comme certain·es intégristes chrétien·nes. Il y a de la marge entre les deux.
« Notre volonté de nous protéger ensemble n’a pas fait de nous les relais d’autorités qui à proprement parler n’ont pas de politique sanitaire. »
Est-ce qu’accepter quelques règles sanitaires justifiées et en mettre en place certaines dans nos lieux constitue une soumission à l’ordre régnant ? Nous étions quelques-un·es à proposer une gestion sanitaire communautaire, à l’image de ce qui s’est fait sur le Sida : appropriation des connaissances, co-construction des pratiques et lutte pour les droits. Certains lieux ont contribué à informer sur l’importance de la transmission par les aérosols et sur le rôle anecdotique des surfaces, joignant le geste à la parole (la Parole errante), ont maintenu l’obligation du port du masque alors que le gouvernement l’avait abandonnée (Antigone à Grenoble) ou l’ont tout simplement fait respecter, non pas comme une loi mais comme un bon principe d’hygiène (Pied-de-biche Marque-page en Haute-Loire,dans mon expérience très ponctuelle, en août 2020). Pendant ce temps-là, le gouvernement entretenait l’ignorance sur la transmission et les bonnes pratiques, prenait des mesures incohérentes avec l’état des savoirs, laissait les entreprises organiser nos conditions de travail et faisait freiner ou repartir l’économie au maximum des capacités hospitalières, pendant que nos vies pesaient bien peu dans l’équation. Notre volonté de nous protéger ensemble n’a pas fait de nous les relais d’autorités qui à proprement parler n’ont pas de politique sanitaire. Elle ne nous a pas non plus empêché·es de documenter, dénoncer et lutter contre les mesures autoritaires étatiques, la concentration du capital et le mépris pour nos vies.
En refusant avec les mêmes arguments le masque et maintenant le vaccin, soit une technique simple et une autre problématique (qui inquiète certain·es d’entre nous pour leur santé, qui contribue à engraisser quelques grosses compagnies sur des budgets publics, qui est refusée aux marchés moins solvables que les nôtres), les apôtres du déni ont démonétisé leurs propos. Au fond, on a compris le message : j’fais c’que j’veux.
C’est libéral, au pire c’est libertarien. Et ça évoque moins l’écologie radicale, les solidarités et les luttes pour la justice sociale que les choix des gens qui nous prétendent nous gouverner.
« Ces discours autant que ces pratiques sont méprisantes et simplement dangereuses. »
Le résultat de ces théories pseudo-radicales bien adaptées à l’air ranci du temps, c’est une manière de penser la pandémie comme Macron a pensé le confinement, pour les salarié·es, les bien logé·es, les valides, les personnes qui choisissent d’avoir ou pas des interactions sociales, qui ne se les voient pas imposer au turbin. Ces discours autant que ces pratiques sont méprisantes et simplement dangereuses pour les travailleurs ubérisé·s ou sans protection sociale, qui vont être dans une galère sans nom si une « grippette » les immobilise dix jours, pour les personnes fragiles (âgées, en mauvaise santé ou immunodéprimées, en risque vital) et toutes celles qui sont en contact avec des personnes fragiles… soit, oui, un peu tout le monde. Plus d’un an et demi qu’au sein même de nos milieux il semble acceptable de mettre en danger nos propres camarades. Pas étonnant qu’ils et elles fuient.
Quand Macron a organisé cet automne un relâchement global, la fête mais seulement pour les personnes vaccinées, ça m’a rappelé ces espaces militants où trop souvent on fait tomber le masque à la moindre raison ou bien se flatte de ne jamais le mettre, refusant d’aérer deux minutes parce que dehors il fait froid [1] ou parce qu’il y a du bruit.
Dénoncer le pass sanitaire demande deux préalables : que l’on soit pour ou contre le vaccin, faire des propositions pour préserver la santé de tou·tes et ne pas ignorer les autres facettes de la société de surveillance. Sans ça, la qualité des alliances politiques est loin d’être garantie.
On comprend aujourd’hui que Macron fait le pari de l’immunité collective, comme Boris Johnson et Jair Bolsonaro en leur temps, mais avec le vaccin, mettant de fait en danger les personnes non-vaccinées ou immunodéprimées et celles que le virus va de toute manière faucher [2] et celles qui verront leurs opérations reculées et les soignant·es au bord de l’abîme. Ce énième cadeau au capital, cette énième politique d’austérité est avec vaccin obligatoire ou quasi. Voilà la seule nuance d’avec les bons conseils de ceux et celles qui depuis des mois astiquent leur petit nez content d’être à l’air.