[Contestation, n.f (latin contestatio, -onis) : action de remettre en cause l’ordre social, politique, économique établi et de critiquer systématiquement les institutions existantes et l’idéologie dominante]
Depuis plusieurs semaines maintenant, les manifestations sont systématiquement menées par des cortèges essentiellement constitués de « personnes non-affiliées », c’est-à-dire ne défilant pas sous la bannière d’une organisation syndicale, d’un parti politique ou de toute autre organisation préexistante. Et, semaines après semaines, une évidence s’impose : celle de la croissance ininterrompue de ces cortèges, en nombre comme en diversité.
Ce qui se traduit dans cet élargissement, c’est clairement la conscience de plus en plus largement partagée qu’il est à présent nécessaire d’accentuer la conflictualité qui s’exprime dans la remise en cause de l’ordre des choses, à l’encontre du gouvernement comme de son monde. A cette nécessité, les grandes centrales syndicales n’avaient su jusqu’à présent répondre, de journées de mobilisation en journées de mobilisation, que par la poursuite des fameuses manifestations « saucisses-ballons », qui rappellent plus une simple balade entre amis qu’un réel conflit social. Et, il faut bien le dire, celles-ci mobilisent de plus en plus difficilement, comme en témoignent les rangs clairsemés des adhérents qui défilent, l’air perdu, entre les camionnettes des différentes fédérations.
Qui, en effet, peut encore avoir envie de se ranger derrière ces camions sono, d’être assourdi par ces haut-parleurs qui crachent impuissamment leurs sempiternels slogans dépourvus d’imagination, que plus personne n’ose d’ailleurs reprendre en chœur tellement ils semblent sans cesse repousser à un futur hypothétique le moment où « ça va péter » ? Tout au contraire, la froideur de ce rituel morose ne peut manquer de susciter un indomptable besoin d’intensité et n’incite qu’à chercher une foule plus dense, à avancer plus vite que ces banderoles, à les doubler sur les trottoirs, pour aller voir là-bas, plus loin, là où ça pète vraiment. Voilà ce qui explique que manifestation après manifestation, le cortège de non-affiliés ne cesse de croître, pour réunir jeunes et vieux, lycéens et retraités, étudiants et professeurs, chômeurs et salariés, femmes et hommes, drapeaux rouges et masques noirs, dans un joyeux bordel bariolé, alors même que les images de violence diffusées en boucle sur les écrans de télévisions étaient censées les dissuader de rejoindre ceux qui n’acceptent plus de rentrer dans le rang.
Confrontées à la perte de leur mainmise séculaire sur le dispositif de manifestation, certaines centrales syndicales n’ont alors pas trouvé de meilleure idée que celle de changer de camp, de venir intégrer le dispositif de répression, dans l’espoir de se débarrasser de cette masse devenue incontrôlable. Ce fut notamment le cas lors des manifestations des 12 et 17 mai derniers, lorsque des services d’ordre aux allures de bacqueux se sont à leur tour donné pour objectif de désolidariser et de disperser les membres du cortège de tête parisien. Mais de même que cette stratégie s’était avérée vaine pour la police, comme l’ont montré les événements du 1er mai, de même il ne fut pas bien difficile pour les manifestants d’infliger à chaque fois une défaite cuisante à ces para-flics, les obligeant à se réfugier honteusement derrière les lignes de CRS. Il est cependant difficile de croire que ce choix soit partagé par l’ensemble des militants de base. Il est également aisé de comprendre que le seul autre choix qui leur reste à présent consiste à s’engouffrer dans la brèche ouverte par le cortège de tête : celle de la remise au goût du jour d’un véritable rapport de force.
C’est ce qu’ont compris dès le 12 mai certains militants de Solidaires, qui, rejoignant les non-affiliés non pour les dominer mais bien pour en faire pleinement partie, ont choisi de participer au même titre que d’autres à la mise en échec des stratégies policières. Ce qu’ont compris également ceux qui se sont lancés dans des actions massives de blocage de l’économie, soutenus par des centrales syndicales qui, confrontées à l’hémorragie de leurs sympathisants, n’ont à présent d’autre alternative que d’emboîter le pas de ceux qui les ont déjà et pour longtemps débordés. Gageons qu’eux aussi, bientôt, viendront rejoindre la masse des non-affiliés, à l’exemple du premier pas fait le 19 mai par ceux qui, bien qu’arborant des drapeaux syndicaux, ont choisi de dépasser le service d’ordre et la banderole de l’intersyndicale pour se fondre individuellement dans le cortège de tête.
La croissance des cortèges de tête et de leur pouvoir d’attraction, de leur diversité de modes d’action comme de la globalité de leurs revendications, ne peut donc être regardée uniquement pour elle-même, quand bien même il est aisé de comprendre ce que ce constat peut avoir de réjouissant à lui seul. Cette dynamique doit en effet être analysée comme ce qu’elle est vraiment : la victoire toujours recommencée de ceux qui ont choisi de relever la tête et de redonner ses lettres de noblesse au mot contestation.