Depuis l’arrestation le 25 octobre 1984 de Georges Ibrahim Abdallah à Lyon les liens franco-algériens fondés sur la coopération énergétique et sécuritaire prennent un nouveau virage. La « lutte antiterroriste » devient ainsi le nerf des opérations conjointes de la Direction de la Surveillance du Territoire (DST) française et la Sécurité Militaire (SM) algérienne. Ce tournant contribue pourtant à la commission d’attentats en France comme à Paris en 1986 et 1995 et à de lourds investissements français en Algérie.
À l’indépendance algérienne en 1962 les services français et algériens œuvrent ensemble à la réalisation de l’annexe secrète des accords d’Évian maintenant quatre bases d’essais nucléaires et spatiaux à Reggane, In-Ekker, Colomb-Béchar, Hammaguir et le centre d’expérimentation d’armes chimiques de B2-Namous [1]. Les liens entre la Direction de la Surveillance du Territoire (DST) française et la Sécurité Militaire (SM) algérienne changent cependant après l’arrestation à Lyon le 25 octobre 1984 de Georges Ibrahim Abdallah « numéro 1 » des Fractions Armées Révolutionnaires Libanaises (FARL) mêlées soi-disant à l’organisation française d’extrême-gauche Action directe.
La « lutte antiterroriste » devient un enjeu central pour les deux unités car la France visé par les FARL compte sur l’Algérie qui pourtant fournit alors un passeport à Abdallah [2]. Cette fausseté s’explique par des enjeux économiques touchant les deux pays comme l’exploitation des hydrocarbures et les expériences atomiques au Sahara. La vision française du terrorisme dégage aussi un manichéisme, une naïveté et une hypocrisie réelle.
Ventes d’armes, attentats et rente gazo-pétrolière
La France s’engage le 3 février 1982 à payer le gaz algérien à un prix supérieur au cours mondial en échange de l’édification de bases, casernes et l’envoi à l’Armée Nationale Populaire (ANP) d’hélicoptères et blindés légers [3]. Vendant armes et technologies à l’Irak dans sa guerre contre l’Iran la France se voit frappée dès 1982 par des meurtres de policiers et enlèvements de diplomates et appelle au secours la SM malgré son soutien à Abdallah. Cette duplicité viendrait de l’argent amassé par Rhône-Poulenc sur le marché du médicament, Bouygues pour la construction d’une voie ferrée de 137 kilomètres et de logements et d’autres sociétés propriétés aujourd’hui de Vinci et Eiffage notamment pour l’aéroport d’Alger [4].
La peur française du « danger terroriste » et du « fondamentalisme musulman » existe d’ailleurs déjà à ce moment. De décembre 1985 à septembre 1986 explosent ainsi en France 12 bombes qui entraînent la mort de 13 personnes et en blessent 250 [5]. Voulant apparemment devenir incontournable aux yeux de François Mitterand la SM orienterait donc la DST vers les FARL au lieu du Hezbollah libanais visiblement vrai auteur des attaques [6]. Cette stratégie permet à l’Algérie le 8 janvier 1989 d’obtenir 7 milliards de francs de crédits français pour acheter des pièces de rechange automobiles et industrielles, accueillir les entreprises hôtelières Accor et Pullman, autoriser l’exploration pétrolière sur son sol à Total, lui offrir le champ gazier de Hamra et honorer les échéances de dettes contractées surtout pendant les années 1970 [7], doubler en 1991 le Trans-Mediterranean Pipeline et débuter en 1993 les travaux du gazoduc algéro-espagnol Pedro Duran Farell. Renault investit de même 350 millions de francs et trois banques françaises ouvrent des succursales en Algérie [8].
L’aide versée ici correspond en partie à des commissions prélevées sur les importations décidées par le chef de l’État Chadli Bendjedid et son Programme antipénuries (PAP) [9]. Destinée à corriger les échecs commerciaux de son prédécesseur Houari Boumediène cette initiative conforte en réalité des réseaux de corruption présents dans le cadre de l’obligation théorique de produire localement. Normalement inexportable le dinar algérien empêche d’acheter à l’étranger bien qu’il s’agisse d’une pratique courante [10].
Le 2 mars 1992 le FMI, la Banque Mondiale et la Communauté Économique Européenne (CEE) prévoient l’allocation d’un crédit de 1,4 milliards de dollars reportant de cinq et huit ans le remboursement de la dette bancaire exigible de janvier 1992 à mars 1993 occasionnant trois milliards de prêt [11]. Le 1er juin 1994 plusieurs pays les imitent en rééchelonnant l’emprunt algérien à hauteur de cinq milliards de dollars grâce à l’augmentation par le régime du prix des produits de grande consommation tels que le lait, le pain, la farine ou la semoule et la dévaluation du dinar de 40 % [12].
Ce sursis et la privatisation en 1991 des gisements de Hassi-Messaoud laisse Mohamed Lamari chef d’état-major de l’armée recruter 65000 hommes en trois ans au cœur des forces et unités spéciales, doubler les effectifs de gendarmerie, bâtir une garde communale de 50000 agents et former 150000 miliciens [13]. En octobre 1994 postérieurement à plusieurs voyages à Paris ce dernier stoppe le processus de paix du président Liamine Zéroual avec le Front Islamique du Salut (FIS) dissous du fait de l’annulation des élections législatives le 11 janvier 1992 [14].
Nommé à la tête du gouvernement le 26 janvier 1994 Zéroual veut parler au FIS ce que refusent les généraux « éradicateurs » dont Lamari patron du « Centre de Commandement de la Lutte Anti-Subversive » (CCLAS) regroupant par exemple cinq régiments de parachutistes. Une cinquantaine de conseillers militaires français et 1500 soldats des forces spéciales débarquent ensuite en Algérie en plus de membres du GIGN, RAID, du satellite Hélios-1 et du navire espion Berry [15].
Le 8 novembre 1994 une lettre d’information stratégique « Très Très Urgent (TTU) » révèle la livraison d’équipements de vision nocturne à l’Algérie par la France pour équiper ses hélicoptères Mil Ml 24 et le journal Le Monde indique la semaine suivante la même chose pour neuf AS 350 B Écureuil, une trentaine d’AS 355 F2, des AS 355 N, des automitrailleuses et armes légères [16]. Du 11 juillet 1995 au 3 décembre 1996 huit explosions et assassinats se produisent à Paris et Villeurbanne tuant 14 individus et en blessant 318. La gendarmerie abat le 29 septembre Khaled Kelkal et la police arrête deux suspects mais pas la tête présumée du réseau Ali Touchent qui selon l’ex-colonel Mohamed Samraoui côtoie le Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS) successeur de la SM le 4 septembre 1990 [17].
D’après lui l’État algérien infiltre à l’automne 1992 et contrôle définitivement en 1995 le Groupe Islamique Armé (GIA) auquel appartient Touchent suite à la manipulation du Mouvement Islamique Armé (MIA), d’El-hidjra oua at-takfir, des « anciens d’Afghanistan » et du Mouvement pour l’État Islamique (MEI) [18]. Le GIA constituerait en effet une « fédération » noyautée par le DRS afin de contrer le FIS.
Le soutien européen aux généraux algériens putschistes
Ces agressions poussent la France à dénoncer le colloque de Rome organisé par la communauté catholique de Sant’Egidio mobilisée par les moines trappistes de Tibhirine réunissant la plupart des partis politiques algériens dont le FIS le 21 novembre 1994. Le 13 janvier 1995 les participants signent un « contrat national » appelant le pouvoir à des « négociations ». Les actions du GIA en France à partir de l’arrivée à Matignon d’Alain Juppé qui approuvait la réunion en tant que ministre des affaires étrangères dissuadent finalement les dirigeants français de critiquer le pouvoir algérien [19].
L’imam Moustapha Bouyali crée de son côté le MIA (à l’époque Mouvement Islamique Algérien) en juillet 1981 que la SM semble piloter via Ahmed Merah qui s’en vante à l’intérieur des ouvrages « L’affaire Bouyali. Comment un pouvoir totalitaire conduit à la révolte » et « L’Affaire Bouyali devant la cour de sûreté de l’État » [20]. Ciblant au début la « déviation des mœurs » ce groupe tue un policier durant la nuit du 26 au 27 août 1985 et cinq gendarmes le 21 octobre [21]. Son retour dû à la sortie de prison de ses membres en novembre 1989 et juillet 1990 relance des maquis discréditant le FIS [22].
Parallèlement de 3000 à 3500 algériens combattent en Afghanistan au début des années 1980 l’invasion soviétique. « Principale instigatrice de l’opération » la SM obéirait au KGB en espionnant les islamistes afghans [23]. Elle pénètre en outre la secte El-hidjra oua at-takfir lors du rapatriement des « volontaires » en 1989 et enferme le 30 juin 1991 le leader du FIS Ali Benhadj [24]. Elle manœuvre enfin le MEI responsable de l’attentat du 26 août 1992 à l’aéroport d’Alger en application du « plan d’action global » du ministre de la Défense Khaled Nezzar [25].
Ce programme écrit en décembre 1990 annonce la neutralisation « des formations extrémistes » avant le vote d’où son arrêt à l’issue du premier tour le 12 janvier 1992 [26]. Le Haut Comité d’État (HCE) institué dans la foulée gère le pays jusqu’à la nomination le 30 janvier 1994 du président Liamine Zéroual qui cède la place le 27 avril 1999 à Abdelaziz Bouteflika. Celui-ci porte en avril 2005 un « Programme national de Soutien à la Croissance Économique (PSCE) » incluant l’érection d’un pipeline à 8 milliards de dollars pour acheminer le pétrole nigérian en Europe prévu à la livraison en 2027 [27]. Une « association » née en 2002 consacre maintenant les rapports euro-algériens essentiellement au sein du domaine de l’énergie et des mines entre autres à cause de la visite d’eurodéputés du 8 au 12 février 1998 blanchissant l’État algérien de toute complicité dans les massacres de l’été 1997 particulièrement celui de Bentalha [28].