Figures de l’antisémitisme

Persistance de la haine

En cette saison de fascisme hivernal ne laissons pas le souvenir de la Shoah se dissoudre dans la démagogie des chaînes d’information.
La mise en doute de ce que fut le projet d’extermination porté par Hitler est un risque toujours présent dans nos démocraties troubles et cela en dépit des pseudo-marches unitaires contre l’antisémitisme. Marches de carnaval instrumentalisées par une classe politique neuséabonde qui se contrefout de la misère du monde et fait feu de tout bois pourvu que le pouvoir reste assis. Le délire antisémite se porte à merveille chez les réactionnaires, même s’il ne se dit pas. L’exposition « Le juif et la France » n’a pas eu lieu dans une région reculée du moyen-orient, ni sous le paléolithique, elle s’est déroulée à Paris au palais Berlitz entre le 5 septembre 1941 et le 15 janvier 1942 sous les regards amusés de bourgeois bien nourris. Vichy c’était hier. C’est possiblement demain. La haine se recycle.

Il s’agit dans ce texte de comprendre ce que fut l’entreprise génocidaire menée contre les juifs d’Europe afin de saisir comment se met en place une extermination systématique. Nous disposons des témoignages de Primo Levi, de Charlotte Delbo et de beaucoup d’autres. Ces témoignages constituent une source historique irremplaçable. Ces témoignages doivent être médités afin de se souvenir que le génocide n’est pas une invention « sioniste » comme voudraient nous le faire croire négationnistes et fascistes. Se souvenir que le génocide a bien eu lieu, c’est prendre la mesure de l’angoisse que représente pour beaucoup de civil.es juifs, la résurgence mondiale de l’antisémitisme. Si l’on ne prend pas en compte cette inscription traumatique du passé dans les mémoires, on ne peut pas comprendre certains phénomènes de sidération qui saisissent une partie de la population juive. Charlotte Delbo écrivit à son retour d’Auschwitz :
« Quand on a regardé la mort à prunelle nue c’est difficile de réapprendre à regarder les vivants aux prunelles opaques. »
Nous disons de notre côté que l’effroi n’a pas à être jugé, mais qu’il doit être compris et resitué dans une histoire spécifique. Cette histoire est liée à celle du nazisme et aux torsions sémantiques que ce régime a opéré dans la langue. Victor Klemperer nous a enseigné la vigilance.

Qu’est-ce que la « Solution finale ? ». C’est la mise en place effective du projet d’anéantissement total d’un groupe humain, anéantissement non pas partiel mais total. Anéantir un peuple, un groupe humain, non pas pour ce qu’il fait (attentats, guerre) mais pour ce qu’il « est » culturellement, physiquement, fantasmatiquement. C’est cela l’entreprise génocidaire portée par le Reich : nier à un autre le droit d’exister parce qu’il est ce qu’il est. Les nazis auraient poursuivi durant l’éternité leur besogne meurtrière s’ils en avaient eu la possibilité. Ils auraient traqués jusque dans les profondeurs de la terre et l’infini de l’espace, le « bacille » juif. C’est cela le génocide. Une croisade paranoïaque qui se veut conduite au nom du Bien public, une extermination qui se veut universelle. Il n’y a pas de repos possible pour un nazi tant qu’il existe encore quelque part dans le monde un enfant juif ou un vieillard dont le cœur bat. Nous disons « enfant ou vieillard », car pour le nazisme, vulnérabilité et faiblesse sont précisément des indices de dégénérescence, des vecteurs de la maladie qu’il s’agit d’éliminer prioritairement. Le juif ne transmet pas la « maladie », il est la maladie. Le juif exemplifie pour l’antisémite ce qu’il s’agit d’éliminer sans cesse. C’est cela une volonté génocidaire. Ce n’est pas une vengeance, ce n’est même pas une tactique de guerre, c’est un programme sanglant de « salubrité publique », c’est une psychose de masse. Le nazisme est un eugénisme maximalisé. C’est ce qui explique la forte proportion de médecins dans la Waffen-SS.

Le nazisme c’est aussi un management de tous les instants. La solution finale fut une industrie basée sur des méthodes d’organisation et de logistique portés par une pensée technicienne et managériale. Souvenons-nous qu’Henry Ford vouait une admiration sans bornes à Adolf Hitler (nous pourrions nous interroger ici sur la signification du syntagme « ressources humaines »).
Notons-le : l’antisémitisme est une folie sans cause et sans explication. Il n’y a rien de rationnel. Si l’on pouvait rationaliser un génocide on le justifierait de facto. « Le Mal est sans pourquoi ». Dans la novlangue nazie, le peuple juif doit être rayé de la surface de la terre parce qu’il est ce qu’il est. Il n’y a qu’un nazi pour raisonner de manière aussi tautologique. Le génocide, c’est la froideur opératoire du geste mécanique ouvrant et fermant la porte des chambres à gaz. Comme le pervers sadien, le nazi est un animal à sang froid, sa jouissance est froide.

Est-il besoin de préciser que l’antisémitisme est antérieur à la naissance de l’État d’Israel ? Car à suivre certaines assertions de la pensée décoloniale, l’antisémitisme qui court dans les dictatures du moyen orient est contemporain de 1948 et de la colonisation dans les territoires. Nous refusons cette explication. Le protocole des Sages de Sion, de facture très ancienne (1903), circule aussi bien dans les pays occidentaux qu’en Iran, en Syrie ou au Japon. L’antisémitisme existait au moyen âge, il existe à l’âge classique, il se diffuse au dix-neuvième siècle avant de constituer le ferment tragique que l’on sait durant la Shoah. Comprenons que l’antisémitisme ce n’est pas une « réaction », ce n’est pas une « preuve » ni un « droit » (la libre opinion). L’antisémitisme est un délire au sens le plus clinique et destructeur du mot. C’est un système projectif. L’antisémite projette sur l’autre toute la haine, toute la mort, toute la destruction qu’il ne reconnaît pas en lui. Ce délire d’imputation se retrouve aujourd’hui dans les propos conspirationnistes qui voient derrière l’Ordre du monde, tantôt le juif, tantôt le franc-maçon et bientôt la créature LGBT qui représente (on s’en doute) une menace dévirilisante pour tous les fascistes alphas. Les antisémites, de l’extrême droite blanche maurrassienne ou celle regroupée sous la bannière du Klan jusqu’aux discours suprémacistes et virilistes de l’ex Tribu Ka, tous n’en finissent pas de voir du juif partout (ou du « sioniste »). Le juif serait partout : dans les médias, dans le Covid, dans la finance, dans l’industrie du spectacle et pourquoi pas dans l’air que nous respirons ? Paranoïa groupale. Si l’ennemi est partout, il faut le supprimer. Nous disons que l’antisémitisme est cette pensée malade d’elle-même, cette pensée qui voit dans l’existence du juif une clé d’explication à la violence du monde. Si le juif est partout et contrôle le monde alors le monde n’est plus aussi « dénué de sens », il n’est plus aussi angoissant, le monde a enfin un « ordre ». En fait l’antisémite a vitalement besoin du juif, il en a besoin pour stabiliser son angoisse devant la Mort et ne pas s’effondrer. Ainsi Céline ne s’effondre pas à la différence d’Artaud parce que chez Céline, la nomination symbolique de l’Autre maléfique a une fonction, celle de permettre à Céline de vivre psychiquement compensé. Si le juif n’existait plus, l’antisémite dépérirait, il lui faut donc en réinventer la présence fantasmée au risque sinon de sentir son propre équilibre mental s’effondrer. Mais l’antisémite ignore tout de cette dynamique interne. Aucune auto-réflexivité ne pointe chez lui. Ce délire meurtrier est sans fin, il est structurellement sans fin et prolifère surtout en temps de crises sociales. Nous ne sommes donc pas surpris de voir se reconstituer cette hydre discursive depuis quelques années.

Il y a aussi un antisémitisme « oblique » qui utilise l’argument religieux pour se disculper. Certains autoritaires déclarent : « Nous ne sommes pas contre le judaïsme, nous sommes contre le sionisme »
Est-ce à dire que le seul juif « acceptable » ce serait le juif replié sur sa spiritualité ? Cet argument pervers ne saurait tenir lieu de démonstration convaincante. À moins d’être de mauvaise foi, ce discours fait montre d’une surprenante ignorance sur ce qu’est le judaïsme. La question du sol, de la Terre-protectrice est une donnée intrinsèquement liée au texte biblique. De quel judaïsme alors parle-t-on ? un judaïsme dépouillé (là encore) de toute référence au sol ? Tant qu’on y est pourquoi ne pas carrément distinguer un judaïsme acceptable et un judaïsme « sioniste » attaché à une terre ! On voit combien la question est mal posée. Elle est mal posée parce que l’antisémite essentialise l’identité. Nous opposons à son raisonnement qu’une identité culturelle n’est heureusement pas réductible à un dogme religieux. Une identité se branche sur un champ social-historique, c’est une polyvocité, une « longue durée » où résonne la voix des peuples en résistance. C’est aussi une longue série de traumatismes, de cassures, de secousses effroyables dont on ne peut jamais dire si cette série prendra fin un jour. Un peuple ce sont des langues qui se pénètrent, des récits compactés, des processus de détéritorrialisation et des coutumes liées à la terre, à l’amour comme à la guerre et à la mort. Il n’y a pas de conscience « nue », pas d’identité purement religieuse. Toute conscience, toute identité est immédiatement socialisée. L’argument religieux est donc tout autant fallacieux que dangereux. Il est surtout inconsistant. Un peuple est toujours lié à une histoire et cette histoire n’a pas fini de questionner le Réel et de questionner les « hommes » en retour. Ceci vaut pour n’importe quel peuple. Qui oserait définir le peuple afghan seulement en fonction de l’Islam ou le peuple français seulement en fonction de la chrétienté de St Louis ? Certes, on trouvera encore aujourd’hui de redoutables Chefs de guerre parlant au nom des peuples mais ceux-ci ne fabriquent pas les peuples, ils les commandent et nous ne réduirons pas les êtres à ces figures d’autorité. Notre déprise est dictée par le refus anarchiste de voir les Maitres s’emparer de la question politique.
Disons-le encore : l’essentialisation est le pire ennemi de la pensée anti-autoritaire.

À ce titre il devient pour nous pénible d’entendre le mot « sioniste » revenir, surgir à tout bout de champs comme une entité homogène, une clé explicative univoque. Les antisémites savent utiliser ce terme, car il est commode et qu’il est à la mode. Dire qu’il faut tuer tous les sionistes est une façon de dire qu’il faut tuer tous les juifs. C’est dire « mort aux juifs » à peu de frais. Mais n’en déplaisent aux fascistes maquillés en antisionistes, le sionisme ce n’est pas une entité homogène. Ce n’est pas un prédicat psychologique, ce n’est pas une essence. C’est une construction historique complexe et contradictoire. Le sionisme subsume des acceptions différentes. Quel rapport entre le sionisme mystique de Guershom Sholem, celui de Martin Buber imprégné de socialisme libertaire après sa rencontre avec Gustav Landauer et celui, terrifiant et ultra-autoritaire de Menahem Beguin ? Rien. Israel n’est pas un seul bloc. Aucune réalité humaine n’est d’un seul bloc. Que vinrent chercher en Israël les rescapé.es des camps de la mort ? Un lieu pour n’avoir plus à fuir. Ces juifs rescapé.es qui n’avaient jamais eu le désir de vivre en Palestine avant l’arrivée du Reich. Ces juifs allemands et polonais que l’on est venu traquer. Avaient-ils choisis d’avoir l’étoile jaune cousue sur leur torse ? Juives et juifs d’Europe de l’Est traqués pour ce qu’ils étaient, poursuivi.es où qu’ils soient. Cette donnée historique ne justifie en rien la colonisation des territoires en Palestine. Colonisation que subissent les populations arabes interminablement, mais cette donnée ne peut pas être évacuée. Israël c’est aussi la présence gênante de Yeshayahou Leibowitz (1903 – 1994) fustigeant durant toute sa vie le fascisme anti-arabe de l’État. C’est aussi toute une génération d’historiens juifs devenus très encombrants pour le pouvoir israélien (Tom Seguev, Benny Morris, Avi Schlaïm, Simha Flapan, Ilan Pappé). C’est enfin toutes celles et ceux qui s’opposent quotidiennement et anonymement, aux implantations dans les territoires et à la verticalité du pouvoir. Celles et ceux qui tentent de jeter des ponts avec le peuple palestinien. Mais pour nombre d’anarchistes impliqué.es dans ce conflit, jeter des ponts ne signifie pas pour autant se soumettre à une « autre autorité ». Cela ne signifie pas idéaliser le Hamas et collaborer avec lui. Toutes les luttes n’ont pas le même sens et je refuse personnellement toute alliance avec le fascisme qu’il soit militaire ou religieux.
Je ne reconnais aucune légitimité à l’horrible série d’attentats suicides qui ont touchés majoritairement les civil.es israeliens. En tant que collectif anarchiste nous contestons toute autorité quelle que soit son émanation. Les Chefs israeliens et palestiniens ne représentent qu’eux-mêmes (ce qu’ils ont tendance à oublier). En tant que libertaires nous ne croyons qu’aux peuples. Aucun chef d’un côté ou de l’autre ne sauraient nous convenir.

Parmi les kibboutzniks assassinés par le Hamas, certain.es étaient les descendants d’un sionisme libertaire. Ce sionisme doit -il être confondu avec le sionisme guerrier et fasciste du groupe Stern (Lehi) ? Non. Le raisonnement antisémite sous couvert d’antisionisme simplificateur considère que si tous les juifs sont sionistes, ils sont aussi racistes, et donc tuer tous les juifs devient un acte de résistance. Cette déduction abominable n’est pas loin de circuler actuellement. Voilà ce que sous-tend un certain combat idéologique caricatural regroupé sous la bannière « antisioniste ».

Que la droite et l’extrême droite instrumentalisent la manifestation contre l’antisémitisme en se faisant passer pour ce qu’ils ne sont pas, ne surprendra personne ! En tant qu’antifascistes nous combattrons les fafs jusqu’au bout.
Mais nous ne laisserons jamais les amalgames idéologiques se produire et produire leurs effets de brouillage sémantique.
La solution finale implique une extermination automatisée, industrialisée. Une entreprise conduite au nom du « bien public » Une entreprise de « désinfection ». Hitler souhaitait désinfecter le peuple allemand de ses microbes, de ses poux, de ses punaises. Au nom de la santé du peuple.

Ce n’est pas l’animalisation du juif qui agit dans la langue, c’est son « insectisation ». Animaliser ce n’est pas insectiser. On ne combat pas un loup ou un lion comme on traite une punaise ou cafard. L’insecte, on le traite, le microbe on le traite. Le traitement de la vermine est ce à partir de quoi une extermination totale devient pensable. Ce fut le cas en 1994 au Rwanda, lorsque le peuple Tutsi fut réduit à l’état de « cancrelats » par le pouvoir Hutu (avec le silence complice de Mitterand). Souvenons-nous également ce que fut en Allemagne le programme d’Aktion T4 (1939) : l’extermination des « malades mentaux et des incapables ». Cette opération sanitaire fut rangée sous la rubrique « euthanasie ».
Le « traitement » de la vermine et de la dégénérescence, c’est cela la langue du génocide. Pour le nazisme, il n’y a pas de bon juif et de mauvais juif. Il y a une race qui est une erreur, il y a un peuple insecte, un peuple poux, un peuple vermine qui doit disparaître intégralement. Et en ce sens, la réduction de l’autre en insecte ne posera comme tel aucun problème de conscience, aucune culpabilité puisque le juif est déshumanisé, insectisé. Raser les têtes, désingulariser les visages, égaliser les corps dans le dénuement absolu, les massifier avant de les gazer puis de les brûler, c’est cela l’entreprise génocidaire née avec l’avènement du nazisme. C’est cela et rien d’autre. Les métaphores qui servent à caractériser l’ennemi, ne sont jamais indifférentes. Animalisation et insectisation de l’autre obeissent à des logiques meurtrières globales mais distinctes.
C’est pourquoi lorsque Yoav Galant, le ministre israélien de la Défense affirme que tous les palestiniens sont des « animaux », nous sommes saisis d’effroi. Nous savons que lorsque le gouvernement qualifiera les palestiniens de microbes, alors il sera trop tard. Et sans doute est-il déjà trop tard. Nous sommes horrifié.es par l’emploi de cette réthorique fasciste, comme nous sommes horrifié.es de voir la République Islamique d’Iran soutenir la lutte palestinienne. Ici comme là-bas les récupérations idéologiques sont vives. Qu’en est-il en France ? Qu’en est-il de la chaîne d’information la plus réactionnaire et propagandiste ? Les chroniqueurs de Cnews alimentent le fascisme en cours. Les laquais de cette chaîne immonde ont tous dans la bouche un cadavre. Cnews entretient la désinformation en effaçant l’horreur vécue par la population civile de Gaza. Cnews contribue à cliver chaque jour un peu plus les communautés juive et arabe. Analyser les tactiques de nos ennemis autoritaires c’est analyser les pièges tendus par leurs mots.

L’usage de la langue est politique. L’analyse des effets de sens produits par la langue est un préalable à l’action directe. Ne nous laissons pas piéger par les mots, ni cliver par les médias occidentaux.
Ce qui nous rassemble est l’universalité du combat antifasciste, où qu’il soit.
Tout.es uni.es contre les Chefs et les États

Lens - Collectif anarchiste

Note

« Saviez-vous que la souffrance n’a pas de limite
l’horreur pas de frontière
Le saviez-vous
Vous qui savez »
Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra, Auschwitz et après, I (p.26)

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