L’ultimatum du Bois Dormoy
Hier s’est déroulé un moment particulièrement symbolique de la manière dont la violence de l’État s’abat sur celles et ceux qui tentent de s’organiser pour vivre dignement.
En milieu d’après-midi, les soutiens des migrants échoués depuis deux jours au Bois Dormoy se sont peu à peu assemblé-e-s dans la perspective de leur probable expulsion des lieux. En effet, l’association du Bois Dormoy s’était fendue le 10 juin sur son site d’un communiqué lapidaire annonçant la fin de l’accueil des migrants pour le jeudi à 15 heures.
Migrants de La Chapelle : ultimatum du Bois Dormoy aux pouvoirs publics
Le Bois Dormoy ne va pas pouvoir prolonger son accueil des migrants de La Chapelle au-delà de jeudi 11 juin, 15 h.
L’association gestionnaire du jardin partagé du Bois Dormoy n’a pas la capacité de se substituer aux pouvoirs publics (État et Ville de Paris) dans le traitement des questions humanitaires, sanitaires et administratives liées à la situation des migrants.
Si on comprend l’inquiétude de cette petite association par rapport aux enjeux « sanitaires » de cette occupation, on aurait attendu cependant plus de courage politique de leur part. Par les temps qui courent, et au regard du manque de solutions concrètes pour les migrants, on aurait espéré un peu plus de patience de leur part.
A la recherche d’un toit et d’un lieu pour s’organiser
Après quelques tergiversations et une réunion informelle en fond de ruelle, les différentes options ont été discutées avec les représentants des migrants. Parmi les protagonistes, également quelques élu-e-s de la gauche institutionnelle et des individus, d’associations et de réseaux informels de soutien aux migrants.
En même temps que deux options d’occupation se dessinent, une proposition d’une soixantaine de places dans un foyer de Nanterre vient s’imposer à la discussion, jouant sur la nécessité pour mettre les migrants devant le fait accompli : accepter la proposition à la va-vite et sans aucune garantie ou la refuser pour tenter de s’organiser collectivement.
Les premières accusations de manipulation fusent. Des élu-e-s du Front de Gauche sont collé-e-s aux basques des représentants des migrants et leur mettent le cerveau en vrac pour qu’ils acceptent l’hébergement proposé à une partie d’entre eux. Beaucoup parmi les soutiens ont l’expérience de luttes similaires, de celle des Tunisiens en 2011 et des Collectifs de mal logé-e-s l’année suivante, mais également de biens d’autres luttes dans lesquelles nombre d’entre elles et eux sont investi-e-s au quotidien, notamment dans les squats où ils/elles vivent ensemble avec des migrant-e-s (ce qui n’est certainement pas le cas des donneur-euse-s de leçon des partis).
On sait à quoi s’attendre quand les autorités proposent des places d’hébergement : isolement des migrant-e-s, impossibilité de s’organiser politiquement et de porter des revendications collectives, dispersion dans des centres d’hébergement d’urgence où les conditions d’accueil sont déshumanisantes, suivi superficiel des demandes d’asile par les salarié-e-s débordé-e-s ou peu regardant-e-s de France Terre d’Asile ou d’Aftam-Coallia, sans compter leur remise à la rue dans des délais très courts (après 24 heures ou deux semaines)…
Après nombreuses hésitations et avec la bienveillance de personnes qui ne sont pas là pour gérer la misère, mais pour la combattre, les migrants renoncent à partir avec le bus qui les attend Porte de la Chapelle.
Départ en cortège et premières altercations
Peu après, les migrants et leurs soutiens partent en cortège sur la rue Marx Dormoy, sans qu’une décision claire n’ait pu être prise, dans la mesure où la réussite de l’occupation qui doit suivre dépend de la discrétion de celles et ceux qui sont dans la confidence. Mais deux lieux sont envisagés : les représentant-e-s des partis veulent amener les migrants dans les jardins d’Eole, où il n’y a aucun toit pour s’abriter, tandis que les soutiens « non institutionnels » s’orientent vers la caserne Château-Landon.
Au croisement avec la rue du Département, la dissension éclate au grand jour. Les communistes font une chaîne en travers de la rue pour bloquer le cortège et le faire tourner dans la rue du Département, parlant au nom des migrants pour justifier leur coup de force. Il faut encore une fois la présence d’esprit de nombreux soutiens (dont les militant-e-s du NPA, précisons-le quand même) pour virer les autocrates et continuer tout droit en direction du métro La Chapelle. A chaque fois, on essaye de tenir informés les migrants de ce qu’il se passe, et pas seulement un chef qui fait des discours au lieu de transmettre l’information, mais plusieurs migrants qui parlent français et anglais et qui transcrivent la situation au reste des migrants.
Le cortège arrive sans encombre à la caserne Château-Landon, où des camarades ont déjà assuré l’ouverture des portes pour accueillir la foule, qui s’engouffre dans le bâtiment. Pendant tout le trajet, les communistes pestent contre l’irresponsabilité de certains soutiens, arguant de la dangerosité d’un lieu qu’ils n’ont jamais vu, s’appuyant pour cela sur l’autorité de Julien Bayou, petit chef de l’association de squatteur-euses de luxe Jeudi Noir, reconverti dans la politique sous l’étiquette EELV et responsable d’une petite entreprise militante qui ne connaît pas la crise [1].
La police intervient
Il ne faut pas longtemps pour que les flics débarquent et prennent possession du carrefour entre la rue de l’Aqueduc et la rue Philippe de Girard, bloquant l’accès au bâtiment et tenant à distance tous les soutiens restés à l’extérieur. Environ 200 personnes sont dans la caserne avec une centaine de migrants, désormais enfermé-e-s.
Le bâtiment est en partie occupé par l’Armée du Salut, qui dispense des repas à des personnes sans abri. Après avoir permis à ses « bénéficiaires » de sortir, l’association distribue des repas aux migrants et à leurs soutiens. Pour le coup, il faut saluer la présence d’esprit de l’association, qui se distingue de l’irresponsabilité manifeste des « responsables » politiques.
Manigances politiciennes
S’ensuivent plusieurs heures assez difficiles, au cours desquelles il faut lutter contre les tentatives répétées des élu-e-s « de gôche » pour humanitariser la lutte et distiller l’inquiétude parmi les migrants. A nouveau sous l’autorité des opportunistes de Jeudi Noir, ils font courir l’information que le bâtiment serait dangereux, sous prétexte que les escaliers seraient vermoulus. Julien Bayou est expert en menuiserie, c’est nouveau. C’est vrai qu’à force de squatter des manoirs, on en oublie que les immeubles parisiens ne sont pas tous ornés de marbre blanc. Et à peine quelques minutes plus tard, les élu-e-s disent qu’un responsable des pompiers doit pouvoir entrer pour constater l’insalubrité des lieux. On a du mal à percevoir la pertinence de l’opération dans ce contexte d’urgence. Peut-être une suggestion du préfet et du cabinet d’Hidalgo pour aider les élu-e-s à se soucier du sort des migrant-e-s…
Alors qu’on tente difficilement de poser une assemblée où tout le monde pourrait s’exprimer et bénéficier d’une traduction, les politicien-ne-s à écharpe tricolore Les élus communistes [2] tiennent leur QG dans un coin de la cour, sans en référer à personne, excepté le chef des migrants, devenu entre-temps « président des migrants » par un vote dont personne n’a été témoin. Très soucieux d’une prise de décision démocratique, les élu-e-s refusent de participer aux discussions, y compris lorsque tout le monde est assis pour tenir une assemblée, avec au moins deux traductrices pour permettre que chacun-e comprenne ce qu’il se trame. Il ne faudrait surtout pas que ces élu-e-s du peuple, venu-e-s en petites chaussures et en chemise repassée, salissent leurs pantalons sur le sol de la cour. Les assemblées populaires, quelle trivialité !
Des migrants s’ajoutent et la police charge
Peu avant 22 heures, on aide une dizaine de migrants à rejoindre le bâtiment par une fenêtre qui donne sur la rue Philippe de Girard. C’est ce moment que choisit la préfecture pour lâcher ses CRS sur la foule. Ils frappent et gazent les soutiens à deux reprises, et se placent sous les fenêtres ouvertes, provoquant la colère des personnes à l’intérieur, qui répliquent au gaz par quelques jets de planches et de morceaux de plâtre. Rien de bien méchant face aux plastrons de la milice du capital.
Depuis deux heures, les soutiens extérieurs avaient réussi à faire entrer des bouteilles d’eau, de la nourriture et les affaires des migrants laissées derrière. Désormais, ce soutien matériel n’est plus possible, la police tient la rue.
L’assemblée se met en place, difficilement
Pendant ce temps, les migrants se sont réunis et ont étudié la nouvelle proposition d’hébergement de la mairie : 110 places, quelque part, dans des conditions inconnues et pour une durée indéterminée. Ils décident d’accepter, sans en savoir davantage, mais pas sans inquiétude. Et après leur avoir demandé ce qu’ils en pensaient, ils nous avouent collectivement, et devant au moins une centaine de témoins, qu’ils n’ont rien compris. Évidemment, puisque personne ne sait rien. Mais les élu-e-s et les quelques militant-e-s de leurs partis qui sont présent-e-s sont satisfait-e-s : il/elles sont prêt-e-s à les envoyer n’importe où, pourvu qu’une promesse leur ait été faite. On retrouve la même soumission à la représentation politique que pour les élections…
Finalement, lorsqu’on met en lumière le fait qu’aucune garantie n’existe, les migrants expriment ouvertement leur inquiétude et leur volonté de rester ensemble et de ne pas se laisser imposer n’importe quoi. Méprisant dans un premier temps l’assemblée, les élu-e-s finissent par daigner prendre la parole publiquement, par la voix du représentant de la mairie [3], qui détaille l’offre d’hébergement avec l’aide d’un traducteur en arabe : 110 places dans trois foyers, dont deux à Paris et un à Nanterre, avec une promesse d’accompagnement par France Terre d’Asile. Des migrants crient en arabe « pour combien de temps ? », mais personne ne leur répond. Certains protestent, mais on ne les entend pas. Le mégaphone ne tourne plus. La grande chevelure du représentant de la mairie s’en est retournée. Fin de la discussion.
La sortie de la caserne
Finalement, les migrants décident quand même de sortir, sous la pression sans doute, et craignant de ne plus recevoir aucune aide s’ils n’acceptent pas. Pourtant, il est clair que les autorités étaient tout à fait en mesure de concéder l’occupation à long terme du bâtiment, abandonné depuis plusieurs années, en permettant sa remise en état et l’accès au lieu à des travailleur-euses sociales/sociaux en mesure d’aider sur les dossiers d’asile et l’accès aux droits. Le refus de concevoir cette solution est politique. Les élu-e-s « de gôche » peuvent bien prôner la réquisition des logements vides, quand il s’agit de passer à l’acte il n’y a plus personne.
Si l’occupation avait pu se poursuivre, nous aurions été nombreuses-nombreux à aider au nettoyage et à l’installation, ainsi qu’au suivi social et à l’approvisionnement du lieu. Précisons au passage que, parmi ces nombreux soutiens méprisés par les militant-e-s professionnel-le-s des partis, il y en a beaucoup qui travaillent dans des structures d’aide aux réfugié-e-s et sans-papiers et s’y connaissent en droit des étranger-e-s.
Le bâtiment se vide donc, et la police repousse la foule plus loin dans les rues adjacentes. C’est là qu’on réalise qu’une trentaine de migrants a été laissée sur le carreau. Pendant ce temps, les élu-e-s et leurs associé-e-s des Jeunesses communistes boivent des coups à la terrasse du bar La Bulle, se félicitant sans doute d’avoir si bien géré la crise et évincé les « individus irréfléchis » et les « éléments violents » dont parle le préfet à la télévision. Une quarantaine de soutiens décide de les arroser d’eau et de lessive pour les remercier de leurs efforts pour se débarrasser du problème, avant de se retirer pour aller soutenir les migrants qui restent sans solution, et dont les politicien-ne-s de salon se soucient peu.
Les migrants échouent dans un parc
La journée se termine vers 2h du matin, quand la quarantaine de migrants en rejoint une vingtaine d’autres dans les jardins d’Eole, alors que la pluie commence à tomber. Pas d’abri, pas de solution. Si on avait laissé les migrants et leurs soutiens s’organiser horizontalement, ils auraient peut-être eu un toit sur la tête. Au moins ils auraient essayé.
Vendredi matin, on apprend qu’une partie des migrants a été remis à la rue (les foyers d’accueil sont fermés le jour) et que la prise en charge pourrait n’être que pour deux ou trois jours.
On remerciera la gauche institutionnelle d’avoir manipulé et fait son gras sur le sort des migrants. Autant dire que la prochaine fois, leurs têtes enfarinées feraient mieux de rester dans les hémicycles qui leur vont si bien.