Les mouvements sociaux ripostant à un recul de l’âge du départ à la retraite semblent être devenus un feuilleton régulier dans les luttes de classe en France et dans les pays du Nord. Le contenu particulier de la réforme, ou même la question de déterminer si elle est absolument nécessaire pour la classe capitaliste dans la conjoncture économique actuelle n’est ici pas notre propos. Retenons simplement qu’il s’agit d’une énième attaque sur la reproduction de la force de travail, et qu’elle impacte suffisamment de classes et de fractions de classes pour que des millions de personnes se retrouvent dans la rue. C’est ce que dit cette lutte, dans sa forme comme dans son contenu, des rapports de classe contemporains qui arme notre geste théorique.
On peut souvent voir raillé, à travers de nombreux articles et billets écrits à chaud après une manifestation, le ronflement monotone des “cortèges-merguez-CGT” de la gauche syndicale et des limites de sa pratique et de son contenu idéologique – comme la défense du service public ou son pacifisme social-démocrate. Néanmoins, si certaines mobilisations en-dehors de ces épisodes semblent “aller plus loin”, comme les émeutes de banlieues ou les Gilets Jaunes, les prémisses d’une rupture avec le cours quotidien de la lutte des classes semblent parfois pointer le bout de leur nez au sein même des mouvements sociaux traditionnels. Depuis quelques années, on y voit de plus en plus de regroupements plus spontanés et violents. Ces composantes sauvages seraient le signe d’une impétueuse montée en radicalité et devraient donc être massivement investies et amplifiées par les “révolutionnaires”. Leur généralisation permettrait de dépasser les revendications molles du camp réformiste et de faire surgir un véritable rapport de force contre un pouvoir capitaliste toujours plus sourd à la souffrance et à la colère des dépossédé·es. C’est par exemple le cas pour la pratique du Black Bloc qui, à partir de 2016, a été perçue comme une véritable innovation – tant pratique que théorique – dans le répertoire d’action militant. Les manifestations sauvages contre le passage en force de la réforme des retraites à grand renfort de 49.3 du printemps 2023 font partie de ces récents moments “chauds” où la tension semble monter d’un cran et où l’on pense voir enfin vaciller le pouvoir.
Pour bien comprendre de quoi l’on parle, il faut remettre cette séquence dans le contexte de l’effervescence politique qui a touché la France pendant quasiment 5 mois l’année dernière. On pourrait découper “l’avant 49.3” en deux périodes : la première s’étale de mi-janvier à début mars et a consisté en de grandes manifestations pacifiques en parallèle de grèves sporadiques dans les secteurs historiquement mobilisés du prolétariat (transports, électricité, carburants et chimie) et des classes d’encadrement (Education Nationale). Le nombre de manifestant·es est alors un enjeu particulièrement important pour la gauche, qui dresse le portrait d’un gouvernement isolé et détaché des “vraies réalités des Français·es” qui s’opposent en grande majorité à la réforme. Au fil des journées de mobilisation, les cortèges grossissent, encourageant l’intersyndicale à appeler à une grève reconductible à partir du 7 mars. Cette seconde phase du mouvement voit survenir, en plus des grèves perlées, d’autres actions plus spectaculaires, comme les blocages de fret, de ponts ou de sites industriels et logistiques, ainsi que des invasions de routes, rond-points, autoroutes, ponts, tunnels, plateformes logistiques, ports, centres commerciaux et péages.
Certains secteurs comme celui des éboueur·ses intensifient leur grève, qui se double de blocages quotidiens dans les raffineries et la collecte des poubelles (public comme privé). Malgré le faible taux de grévistes, ces actions peuvent avoir lieu grâce à l’appui d’autres franges du mouvement, comme les “autonomes” ou encore les lycéen·nes et les étudiant·es qui entrent massivement dans la mobilisation à partir du 9 mars et la soutiennent sur les blocages, les piquets volants ou via leur participation à des caisses de grèves. La gauche fait de son mieux pour “mettre la France à l’arrêt” mais rien n’y fait car le 16 mars, malgré tous ces efforts, Elisabeth Borne annonce son intention de recourir au 49.3. Des manifestations spontanées se tiennent alors à Paris et dans d’autres villes de France et tournent à l’émeute, ponctuées de multiples rassemblements très mobiles et d’incendies de poubelles. Bien que les interdictions de rassemblement se systématisent dès le surlendemain, les manifestations nocturnes se poursuivront tous les soirs jusqu’au 23 mars et de façon tout aussi violente. Le rejet de la motion de censure transpartisane, déposée en grande pompe par le groupe parlementaire centriste LIOT le 20 mars à l’Assemblée Nationale, ne calmera pas les choses.
Toutefois, si les moyens d’action ont paru se radicaliser, on aurait tort d’analyser cette séquence de la lutte des classes comme un embryon d’acquisition de conscience révolutionnaire, voire même d’un essaim de graines insurrectionnelles. Et si, en lieu et place d’une inédite créativité politique, le mouvement contre la réforme des retraites s’était plutôt présenté comme une impitoyable accumulation de limites ?
Afin de saisir ce qu’a été – et ce que n’a pas été – le mouvement des retraites de 2023, il est nécessaire de revenir sur le fonctionnement du mode de production capitaliste (MPC) depuis la restructuration des années 1970-1980, ainsi que sur le cycle de luttes qui en est issu. Le cadre théorique que nous allons brièvement déployer ici, s’il peut paraître rebutant pour quiconque n’est pas encore familier·e de la critique de l’économie politique, n’en est pas moins nécessaire pour comprendre la substance et l’historicité des luttes de classe contemporaines et ne pas s’égarer à commenter chaque nouvel événement politique comme s’il s’agissait d’un caprice de l’actualité.
Lire la suite sur Artifices