Par quelques membres du collectif Chouettes Brochettes
De septembre 2017 à juin 2018, la mairie de Saint-Denis (93) a mené de grandes manœuvres sur le parvis de la gare RER. L’ennemi à abattre ? Une foule de vendeurs et vendeuses à la sauvette, presque tou·tes sans-papiers, qui vendaient brochettes, parfums ou vêtements pour survivre. Un groupe d’habitant·es, pas mécontent·es de voir leurs rues déborder de vie, s’est peu à peu organisé pour soutenir celles et ceux que l’administration voulait chasser. Une histoire de courses-poursuites quotidiennes avec la police, de solidarité et de transformations urbaines qui continue aujourd’hui.
Cet article, exclusivement sur Internet, fait partie du nouveau numéro de Jef Klak, « Course à pied », sorti en librairie le vendredi 28 septembre 2018.
Je passais depuis des années à la gare ; je prenais une brochette de temps en temps, et me glissais avec plaisir dans les fumées, au milieu des vendeurs et vendeuses. La plupart du temps, c’était juste histoire de passer par là, boire une bière, manger un bout, et profiter du soleil de fin de journée… Me retrouver en lisière de cette agitation.
Depuis un an j’ai commencé à voir des descentes de police dirigées contre les vendeurs et vendeuses à la sauvette. Une fois, j’ai assisté à une course-poursuite sous le pont derrière la gare, un face-à-face de feintes, de tentatives de s’échapper, finissant par l’arrestation d’un jeune homme.
Auparavant, le principal rapport conflictuel sur la gare, pour moi et mes ami·es, c’était les vagues de contrôles de titres de transport, notamment entre l’automne 2016 et l’été 2017. Les contrôleurs et contrôleuses, les agent·es de sécurité de la SNCF et de la RATP, bien épaulé·es par la police nationale, venaient faire des contrôles massifs en gare de Saint-Denis, bloquant les quatre entrées et sorties, nous poussant à attendre leur départ ou à trouver quelque porte, arbre ou mur permettant une sortie aventureuse.
Je me souviens qu’à l’automne dernier, des ami·es ont commencé à vivre de manière violente l’intensification des descentes de police sur la gare, voyant les marchandises confisquées, des gens se faire contrôler et parfois embarquer. On ressentait la présence policière comme une occupation, un verrouillage de l’espace du parvis de la gare, pour une heure ou plus, parfois plusieurs fois par jour. On s’est alors demandé ensemble comment il était possible d’agir sur cette situation…
Septembre 2017 : le Grand Parvis
« Qui vous êtes ? », « Qu’est-ce que vous faites là ? » Au début, notre présence à la gare ne suscitait que ce type de questions. On a eu beau expliquer qu’on n’était ni des élu·es ni les membres d’une association, ça ne marchait pas, et donnait lieu aux spéculations les plus fantaisistes. Pas mal des vendeurs et vendeuses nous prenaient pour des flics. Certain·es, même, étaient convaincu·es qu’on était les futur·es habitant·es de la résidence universitaire récemment construite à côté de la gare et que, main dans la main avec la mairie de Saint-Denis, on voulait vider les lieux de son actuelle population. Il y a peu, un ami qui vend des cigarettes nous a avoué qu’il pensait qu’on était envoyé·es par Mélenchon. Nous, on répondait : « Nous sommes un groupe de personnes qui habitons autour de la gare. » Cette simple vérité ne satisfaisait personne, et finalement, on s’est résigné·es à être identifié·es comme « les gens de l’association ». C’est à ce titre qu’on est entré⋅es dans la vie de la gare et dans sa géométrie complexe, tout à la fois réglée et instable.
Si on a fini par s’y glisser, ce n’est pas uniquement à cause des descentes de flics, qu’on avait de plus en plus de mal à supporter. C’est aussi parce que les journaux de nos quartiers nous informaient de l’avancée de plusieurs projets sinistres. À titre d’exemple, la rénovation de la gare RER pour 56 millions d’euros et la construction d’un vaste écoquartier au sud de l’Île-Saint-Denis ‒ dont l’un des bâtiments avait déjà été baptisé « Mayflower ». Mais surtout, le futur village olympique, destiné à accueillir les athlètes qui s’installeront à Saint-Denis en 2024, et dont la réalisation impliquera une réorganisation complète des alentours.
D’un côté, on avait donc des speechs du maire sur le futur radieux de sa ville, des maquettes d’un « smart »-Saint-Denis et des dépenses exorbitantes ; de l’autre, une violence explicite qui s’exerçait au vu de tout le monde, plusieurs fois par jour. Les opérations de police à la gare, dont les cibles étaient non seulement des vendeurs ou vendeuses sans autorisation mais aussi des personnes sans papiers, semblaient s’inscrire dans un processus de nettoyage social et urbain en vue des Jeux Olympiques et l’engloutissement de Saint-Denis dans le Grand Paris.
Livrer bataille au cœur de tous ces enjeux ne s’annonçait pas de tout repos. C’est pourtant avec enthousiasme qu’on s’est mis à fréquenter la gare de plus en plus souvent. On s’attardait au sein des petits attroupements qui se formaient spontanément sur le parvis à chaque descente de police. Pour discuter avec les passant·es et les vendeurs et vendeuses ; pour mieux saisir la manière dont les violences policières et administratives s’exerçaient au quotidien. C’est ainsi que, clope après clope et brochette après brochette, on a fini par grossir cette foule de gens qui se rendent à la gare quotidiennement, pas forcément pour acheter des produits ou prendre leur RER, mais pour le plaisir d’y traîner. On y trouve des habitant·es de Saint-Denis ou d’ailleurs, dont certain·es, pour s’y rendre, se tapent plusieurs heures de transport : cette gare est un point de repère précieux comme peu d’autres autour de Paris.
« La gare, c’est la famille, c’est un peu comme chez moi », répétait Fatou, habituée des lieux et cliente fidèle de certaines vendeuses de la gare. Quand Samba a débarqué à Paris, c’est ici qu’on l’a dirigé : « Tu connais personne, tu vas à Saint-Denis. C’est la capitale de l’immigration. Je ne savais pas où aller, je dormais dans la rue, et j’ai rencontré des personnes qui m’ont dit de venir ici, que j’allais trouver des gens de ma communauté. Et ça a été le cas. Sur place, les gens de la gare m’ont orienté, hébergé, pour quelques jours, ou quelques semaines. J’avais jamais vu ça à Paris ! »
Fréquenter la gare signifie aussi fuir les endroits où l’on habite sans l’avoir choisi. Ces endroits où, pour différentes raisons, on vit dans l’attente, la solitude et l’ennui. Les Cada (Centres d’accueil pour demandeurs d’asile) et les logements de l’Atsa (Accueil temporaire service de l’asile) en sont des exemples. Mais aussi tous ces trous typiquement franciliens où le tas d’angoisse est aussi élevé que le prix du loyer. Se rendre à la gare peut signifier fuir sa propre vie et les obstacles qui s’y dressent. Une vendeuse de fruits et de boissons nous a dit une fois : « Aujourd’hui, je vends pas beaucoup, mais c’est pas grave, comme ça au moins, je ne reste pas toute seule chez moi. Je suis bien ici, avec les autres dames et les gens qui passent. » »
Les seul·es qui semblaient gêné·es par l’atmosphère de la gare, et surtout par ses parfums et sa fumée, étaient une dizaine de riverain·es qui avaient pris le parti de recouvrir les murs des alentours d’affiches incompréhensibles, représentant des personnes avec des masques à gaz. Leur indignation était sans limite, comme en témoignent leurs dénonciations : « Aujourd’hui jeudi 9 novembre, un vendeur de matelas. Oui vous avez bien lu. Un mec est arrivé avec un matelas et un sommier pour les vendre » ; « Tout ce qui est illégal est possible à Saint-Denis ».
Octobre 2017 : l’art de l’esquive
Les descentes de police s’intensifiaient de jour en jour, avec une véhémence variable selon les forces déployées. Nassim, vendeur de vêtements, est devenu expert en typologie policière : « La police municipale passe depuis toujours. Mais les policiers qui sont là maintenant sont trop nombreux. À mon avis, ils ne sont pas tous de Saint-Denis. Je suis à la gare depuis un an, je connais les têtes des policiers d’ici, je vois qu’il y en a d’autres. Il y a aussi les “Bobignys” [police nationale]. Eux aussi sont nombreux, maintenant. Sinon, quand il fait chaud, tu as aussi les policiers en vélo. »
Ces divers corps de police semblent avoir chacun leur rôle : « Des fois, la police passe juste en voiture, sans chasser les gens, continue Nassim. Ils roulent très vite sur le parvis pour nous faire peur, et quand ils descendent, si c’est la municipale, ils prennent les bagages avec les marchandises, et les mettent des fois dans un camion. Et là, tu es sûr que tu ne les verras plus, tes bagages, avec la marchandise que tu as peut-être payée cher et que tu comptais vendre dans la journée, ou la semaine. La municipale s’occupe aussi de poursuivre les gens qui ont les caddies avec les brochettes et de les attraper. Quand il y a la nationale, ça peut être brutal, ça dépend de la chance. Des fois, ils menottent les gens. Quand ils t’attrapent, ils t’amènent au poste. Le pire, c’est qu’ils visent les gens qui sont un peu lourds, qui ne peuvent pas courir, ou les personnes un peu âgées, tout simplement parce qu’elles sont plus faciles à attraper. Il y a aussi des moments où il y a des embuscades. Là, police nationale et municipale travaillent ensemble. Ils bloquent tous les coins de la gare en voiture et à pied, et nous encerclent. Les gens paniquent, et les policiers les attrapent. »