Blocage, péage, grève sauvage : Geodis en Gilet jaune

Tout comme les Gilets jaunes, les Geodis en lutte dans cette filiale privatisée de la SNCF, subissent désormais une répression patronale et policière de forte intensité. Un article de la Plateforme d’enquêtes militantes.

En réinventant les pratiques de lutte, le mouvement des Gilets jaunes interroge et bouscule le mouvement syndical. Pour autant, de nombreux militants en entreprise n’ont pas hésité à enfiler le gilet et à participer pleinement au soulèvement en cours. C’est le cas des ouvriers Geodis à Gennevilliers, syndicalistes CGT dans cette filiale privatisée de la SNCF et Gilets jaunes des premiers instants. Leur expérience du mouvement illustre les croisements et l’élaboration de pratiques communes qui se sont opérés, produisant des forces mutuelles pour chaque pôle de mobilisation, dans l’entreprise comme sur les ronds-points.

Article paru sur la Plateforme d’enquêtes militantes

PEM : Comment ça a commencé pour vous, les Gilets jaunes ? À quel moment avez-vous rejoint les manifestations et comment avez-vous perçu les débuts du soulèvement ?

S [1] : Le premier jour, le 17 novembre, je l’ai suivie à la télé. On sentait que ça commençait à bouger. On voyait des gens se mobiliser sur les ronds-points et ça devenait un lieu d’échange. Je me suis dit qu’on ne pouvait pas louper ça, parce que c’était autour du pouvoir d’achat, du prix de l’essence, des taxes, améliorer un petit peu les salaires. Sur ces questions-là, on est en phase ! Et nous, on pensait que les syndicats allaient appeler à rejoindre les manifs ! On se disait qu’il fallait entamer des discussions avec d’autres secteurs ou commencer à discuter avec d’autres syndicats, comme SUD. Mais le troisième samedi, j’ai piqué les lunettes de piscine de ma fille et je suis parti ! Avec des potes du quartier d’ailleurs. Les banlieusards étaient là, même si on n’était pas forcement organisés.

On est parti à Saint-Lazare et franchement, on a eu un choc. Il y avait des GJ de partout ! Des jeunes, des moins jeunes, des vieux, des mamans… ce n’était pas une catégorie spécifique, il y avait tout le monde, de toutes les régions. Sur les Champs-Élysées, la police filtrait, on voyait des poubelles brûlées, on se faisait gazer. Dans les petites ruelles autour, ça caillassait, il y avait des barricades, des voitures brûlées, des gens blessés aussi. La police chassait tout le monde et les gens cavalaient ; ça se déplaçait, mais on restait dans le même périmètre, le huitième arrondissement. C’était un truc de malade, un défouloir. Je me suis dit que ça, je ne l’oublierai jamais. Il y a un moi avant, et un moi après. Je suis rentré prendre une douche, ça brûlait partout avec la lacrymo… mais je n’avais qu’une envie, c’était d’y retourner. Par contre, j’avais un peu peur d’inviter les collègues, il y avait beaucoup de têtes brûlées quand même, mais K. il était super chaud, il suivait sur Facebook ! Et on a fini par y aller ensemble.

K : Moi la première fois, c’était la deuxième semaine de janvier. Franchement c’était fou. Nous on a fait beaucoup de manifestations avec la CGT, mais là on voyait des nouvelles générations, des petits, des vieux. Et avec des nouveaux slogans aussi, les « Macron démission », les « On est là ». On a appris beaucoup de choses avec les GJ. C’est des gens, ils n’ont pas de syndicats, ils y vont avec le cœur. C’est la colère populaire qui sort.

C’était chaud la manif, on a été gazé à République, la Bac poussait tout le monde et il y a eu des blessés encore. Mais il fallait y aller. Parce qu’après tout ce qu’ils ont passé, les lois Macron et tout ça, c’était plus possible. Ils ont tué le syndicat, en voulant faire comme s’il n’y avait plus de syndicats, plus rien. Et là, les GJ sont sortis et en trois ou quatre mois, ils ont changé plein de choses. C’était un rêve ! Franchement, c’était un rêve !

S : C’était une bouffée d’air frais les GJ

K : Parce que nous, on est dans le combat, mais surtout dans les entreprises, la semaine. Là, c’était le samedi, le dimanche et les gens continuaient à bosser. Sauf que les commerces commençaient à fermer pendant les manifs et qu’en plus il y avait les blocages. Les GJ c’est des gens qui ne font pas de calculs, ils sont devant. Même quand ils sont en danger, ils avancent. Chez nous aussi, il y a des gens de terrain, mais il y a des mecs qui flippent, qui disent « attention, il y a le droit, il ne faut pas faire ça ». Eux ils sont devant, ils s’en foutent. Et surtout les femmes, il y avait beaucoup de femmes.

S : Moi un truc qui m’a frappé, c’est que la misère elle existe, mais pas que chez les ouvriers. Il y avait beaucoup de SDF, de chômeur, de gens qui sont exclus du système. Ça m’a vraiment marqué ce truc et on a tissé beaucoup de liens. Et on voyait beaucoup de femmes autour de nous, des jeunes, des moins jeunes. Et du moment qu’il y a un mouvement porté par les femmes, tu sais qu’on va aboutir à quelque chose. Si les mecs mènent une bataille, bon ils la mènent, mais avec autant de femmes dans le mouvement, c’est différent.

PEM : Ensuite il y a eu les AG locales et toutes les actions, ou plutôt les « opérations » comme on dit maintenant. C’est-à-dire des moments de lutte où les rapprochements deviennent très concrets, peut-être plus qu’en manifestation ?

K : Au début, je me suis présenté dans des AG, j’ai dit que j’étais syndicaliste. Syndicaliste et je soutiens les GJ ! Il y a des gens qui n’étaient pas contents. Ils disaient qu’il ne fallait pas rentrer sur ce terrain-là, « faites vos trucs », « la fédération ne vous soutient pas… » Mais on a expliqué et maintenant ça va. Surtout qu’on a participé avec eux à des actions, des blocages, des AG. Maintenant, il y a vraiment de la confiance entre nous.

S : Moi c’était l’AG de Rungis la première. Et à l’époque, c’était pollué par des mecs d’extrême droite hein. Ils disaient qu’il ne faut pas faire de politique, qu’on est tous égaux… Mais ils ont vite été chassés. De manière générale, ça ne parlait pas tellement de syndicalisme : il y avait une cause commune et le sujet c’était comment s’organiser pour y arriver. Et là, c’était les blocages !

K : Aaaaah, les blocages avec les GJ ! Ça, c’était bien ! On en a fait 5, 6, je sais même plus tellement il y en a. Le premier, c’était le port de Gennevilliers, le 14 décembre. Il y avait tout le monde : les postiers, les étudiants, des Gilets jaunes, nous. On a couru partout dans le port ! Le port on l’a fait trois fois, dont une sur la raffinerie.

Et le 5 février, il y a eu le gros blocage de Rungis avec la CGT et les GJ. Et il y avait aussi les sans-papiers qui étaient là, il y avait toutes les couleurs. On a bloqué plusieurs portes pendant 3 ou 4 heures. Quand j’ai vu le nombre qu’on était, je me suis dit : « Mais qu’est-ce qu’il se passe ?! » C’était un beau blocage. Et là, on était avec les GJ du Collectif de Rungis.

PEM : Il y avait aussi des modes d’action un peu différents de ce qu’on peut voir habituellement dans les mouvements syndicaux, comme les cabanes, ou les péages gratuits. Comment ces pratiques de lutte se sont-elles croisées ?

K : Les péages, moi je n’avais jamais fait, mais les cheminots faisaient ça avant quand même [pendant la grève de 2018]. Avec les GJ c’était sur un gros péage, avec les tickets à 30 ou 40 euros et on est resté au moins deux heures. La stratégie était bien pensée : t’arrives par la forêt, tu sors du bois, et là tu trouves le péage, l’argent ! J’ai vu un mec enlever la barrière, j’ai vu comment il faisait et je m’y suis mis. Ils ont perdu beaucoup d’argent ce jour-là. Et on criait sur les voitures : « Venez c’est gratuit ». Les policiers sont venus, mais on était nombreux. Moi je disais au policier : « Laissez-moi monsieur ! »

On a aussi fait les actions avec du film plastique dans les quartiers [2]. Nous, on avait déjà fait ça en 2015, pendant la grève devant l’entrepôt et sur d’autres entrepôts de la boîte. Ensuite, on l’a fait en ville avec des Gilets jaunes. On a tagué, « Macron démission », « Gilets jaunes en force », c’était propre. On a fait ça tout le long de l’autoroute, sur tous les ponts, sur le port. À Gennevilliers, il y a des flics qui sont passés, ils nous ont dit « Allez bon courage ! »

Et au mois de mai, il y a eu la construction d’une cabane de Gilets jaunes à côté de chez nous. On a amené du matériel, des palettes. Et on a monté une cabane de 3 ou 4 mètres, sur 5 mètres, c’était grand ! Et en plus, on a amené les enfants. Moi j’ai amené ma fille, il y avait une petite cabane pour les enfants, ils ont joué et tout ça. Et jusqu’à maintenant, elle me dit : « Papa on refait quand la cabane de Gilet jaune ? » Quand elle a été détruite, ça m’a fait mal. Je te jure, j’ai pleuré chez moi. C’était un lieu où tout le monde pouvait venir qu’on a construit ensemble, ça crée des liens tout ça. La cabane elle est partie, mais le reste il partira pas.

PEM : Pour des syndicalistes, ce n’était pas si évident au départ, en termes de revendications ? Beaucoup étaient hésitants sur la réaction à adopter ? Les problématiques, comme les salaires ou les conditions de travail, n’étaient pas très visibles…

S : Il y avait le pouvoir d’achat ! Si on relie la pétition de Ludowski : c’était sur le gasoil, les taxes et après y a eu plusieurs noyaux qui ont revendiqué des hausses de salaire. Le slogan c’est de dire : « Ce n’est plus possible d’être à découvert le 15e du mois ». Mais ça voulait tout dire ! Et avec un truc important : « Je travaille, mais quand même je suis pauvre ». Comment se fait-il, dans une société pareille, que les salariés ou les précaires ne peuvent pas boucler leur fin de mois ? C’était ça la colère.

Nous, ça faisait longtemps qu’on avait des revendications sur l’essence. Il y a deux ans, la prime de transport était à 4,90 euros, par mois ! Notre revendication c’est de dire : « Le gasoil, ça coûte trop cher. On vient pour travailler, donc il faut que l’employeur prenne une partie ». On demande au moins 35 euros, comme pour le Pass Navigo, et maintenant c’est une revendication phare. C’est plus que légitime, parce qu’on a des salariés qui viennent de très loin, du nord de la France, de l’Oise et même de Seine-Maritime. Eux ça leur fait du 170, 180 euros par mois minimum.

Après, nous on ne s’est pas lancé comme ça. Ce n’était pas facile, dans les médias tu voyais que les trucs de droite ! Il fallait aller voir sur place. Dans les manifs, on voyait des gens de la CGT, de SUD ou des branches revendicatives de FO. Mais le truc le plus étonnant, c’est que moi je me suis retrouvé avec des gars de la CFDT ! Non, mais t’imagines ?! Je les regardais : « Quoi la CFDT ?! » Mais on ne venait pas avec la banderole et les drapeaux, on venait en GJ.

Dans l’autre sens, il y a aussi des GJ, et beaucoup de gens, qui nous ont regardé à travers la TV, pendant la loi Travail en 2016. Certains sont restés spectateurs et maintenant ils sont devenus acteurs. Et eux après, ils vont essayer de se défendre dans les boîtes, de s’organiser, aussi parce qu’ils ont vu ce que c’était que la répression.

PEM : Comment le mouvement s’est répercuté dans votre boîte ? Ça parlait beaucoup des GJ dans l’entrepôt ? Commet s’articulaient les week-ends de mobilisation, avec le retour au travail du lundi ?

K : Quand c’est le bordel le samedi et que le lundi tu reviens au boulot, les gens ils parlent de ce qui se passe ! Dans la salle de pause, il y a la TV, les gens ils regardaient ce qui s’était passé le week-end. Même si les médias ne disent pas la vérité, les gens comprenaient. Et le soir des annonces de Macron, c’était rempli dans la salle !

S : Nous on a commencé notre grève le 26 décembre, on était en plein mouvement. Et c’était massivement suivi dans l’entrepôt. Sauf qu’après, on a dû faire une trêve parce qu’il n’y avait plus rien sur les quais, la direction a déplacé tous les colis dans d’autres entrepôts. Avec le recul, je pense que cette grève elle était trop propre, on aurait dû bloquer l’entrepôt pour garder la marchandise, comme on a fait en 2015.

K : À la place, on a été bloquer les entrepôts où ils détournaient nos colis, dans le 95, le 94 et le 92. Et ça, on l’a fait en jaune ! Dès le premier blocage, à Bonneuil-en-France, on l’a tous revendiqué en jaune [6]. Avec un gros impact, au moins trois cents camions bloqués. Mais c’était pour le mouvement aussi, il fallait créer des trucs ensemble. Et ça, à la direction, ils ont pété un plomb ! Ils se sont dit : « Oh putain ils sont jaunes, c’est la merde pour nous ! » ! Et le directeur qui disait : « C’est quoi ça ?! C’est pas les Geodis ?! C’est les Gilets jaunes ?! » Maintenant dès qu’ils nous voient, ils ne sont pas bien là-bas.

Sur le deuxième blocage de Bonneuil, en mai, la police a essayé de prendre une des camarades du collectif Gilets jaune de Rungis. Nous on y est allé la récupérer, on la retenait par les bras et tout. Mais inversement, quand on a eu une convocation au commissariat de Gennevilliers, il y a des GJ qui sont venus nous soutenir. Ça, j’étais vraiment touché.

S : En plus, à un moment la direction a imposé des Gilets jaunes de sécurité sur le site. Donc nous on sortait en manif avec les GJ du boulot, avec GEODIS derrière ! C’était aussi pour provoquer la CGT, pour qu’il y ait une prise de conscience : « Je suis rouge, mais je suis jaune ». Quand on a vu que c’était un mouvement pour la classe populaire, la classe moyenne, tous ceux qu’on dépouille de partout, on a vraiment essayé de faire basculer le truc. On voulait pousser tout le monde à la grève et on était parmi les premiers à le faire, avec quelques bases. Il ne fallait pas louper le train, pour faire rentrer cette colère dans les entreprises, pour faire plier le gouvernement et les patrons. Ça a marché un petit peu, mais pas beaucoup. En s’organisant dès le début, on aurait pu obtenir beaucoup plus, ça aurait pu être comme 36 ou 68. Mais ce n’est pas grave, ça viendra, moi j’en suis sûr. Ce mouvement il dure depuis plus de 6 mois, ça va marquer toute une génération, il y a un truc qui a changé.

PEM : Il y a aussi eu des phases de répression, toujours intenses, à la fois dans le mouvement et dans votre entrepôt. Comment voyez-vous les choses pour la suite, face aux réponses violentes de l’État et du patronat ?

K : Ça fait deux ans qu’il y a beaucoup de répression dans la boîte. C’est comme pour les GJ, ils essayent d’installer la peur, avec les mises à pied, les convocations. Mais les GJ, on ne se rend pas compte à quel point c’est réprimé. Nous, on a vu une assemblée de blessés, avec des mecs qui ont perdu un bras, un œil. C’est une vraie catastrophe. Il y en a un qui ne pouvait même pas en parler. Ça me donne encore plus la haine tout ça.

S : J’ai vu des blessés, des matraqués. Et j’ai été blessé trois fois, par des flash-balls notamment. C’était la guerre. Tu pars sur Paris pour manifester et ils te font la guerre. C’était vraiment pour nous faire mal, pour nous marquer. Mais nous, on a la peau dure ! Plus ils cognent et plus on est déterminé !

Pour moi, y aura un deuxième épisode. Je ne sais pas quand, mais c’est sûr. Et ce sera peut-être dans les entreprises, sur l’économie. Les prolétaires, ils ont un pouvoir qu’ils ne peuvent même pas imaginer. Avec tout ce système de merde, le crédit, le machin… ils sont acculés. Mais un jour, ils vont prendre le risque. Un mois, c’est quoi un mois ?! Tous les prolétaires, pendant un mois ! Le gouvernement il plie, le patronat il plie. Ça viendra. Tu crois qu’on va subir comme ça tout le temps ?! Tu ne peux pas travailler comme un chien avec 1 200 euros !

Notes

[1Les premières lettres des prénoms ont été modifiées.

[2Qui consiste à tendre du film plastique de grande taille sur le mobilier urbain qui sert alors de support pour des revendications écrites à la bombe.

Localisation : Gennevilliers

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