Bilan partiel de la répression à Paris pendant le mouvement contre la réforme des retraites

Entre mi-janvier et fin avril, préfecture et parquet de Paris ont multiplié nasses, gazages, jets de grenades meurtrières, arrestations de masse et traitements extra-judiciaires en espérant étouffer le mouvement. Objectif manqué ! Voici un bilan partiel [1] de la Légale team de Paris.

Incontestablement, le ministre Dupont Moretti peut se féliciter d’avoir un parquet bien ciré et aux ordres. Entrée en vigueur en janvier 2023, sa loi instaurant l’Avertissement pénal probatoire (APP), qui remplace le Rappel à la loi (RAL), a mis en vedette la curieuse profession de "Délégué.e.s du procureur de la République" (DPR), grâce à qui le parquet use et abuse des APP, des punitions sans procès, qui ont touché la grande majorité des personnes déférées (voir notre article ici). Le plus souvent, les personnes emmenées au palais de justice ont subi 48 heures de Garde à vue (GAV), comme si 24 heures pour instruire des dossiers vides n’était pas assez punitif. Il faut savoir qu’au tribunal, les services du procureur ont le pouvoir de détenir les personnes encore 20 heures avant d’être entendues par un.e magistrat.e. Finalement, ce sont la plupart du temps 3 jours de privation de liberté qui ont touché les victimes des arrestations de masse opérées par la préfecture de police depuis le début du mouvement.

Mais ces APP ne sont pas assez humiliants aux yeux du pouvoir. Trop de gens n’obtempèrent pas assez vite aux mesures de réparation, sans jugement, qui leur sont imposées. Des DPR iront jusqu’à menacer des manifestant.es, en leur tendant la notification d’APP : « vous serez broyé.e.s par la machine judiciaire si vous ne signez pas ce document ! ».

Si la personne n’a pas reconnu les faits, le procureur peut dégainer un autre joujou : le Classement sous condition (CSC), qui fait planer la menace d’une réouverture des dossiers si les conditions du classement ne sont pas respectées, le pouvoir espérant inculquer un peu plus de soumission aux récalcitrant.e.s.

On dénombre environ trente personnes qui ont fini leur parcours judiciaire en comparution immédiate (procès renvoyés, avec ou sans contrôle judiciaire). Rapportées aux centaines d’interpellations intervenues depuis fin janvier, et aux GAV systématiques qui s’en sont suivies, c’est finalement très peu. Le recours massif à l’avertissement pénal y est pour beaucoup. Illustration criante que les services du procureur n’ont qu’une seule mission, couvrir l’arbitraire et la terreur policières et légaliser les rafles massives qui ne visent qu’à dépeupler les rues et les cortèges.

Pour les CI renvoyées qui ont déjà eu lieu, nous avons assisté à au moins 5 relaxes. Aucune faveur de la justice, juste des dossiers vides. Et à chaque fois, le parquet a fait appel. Acharnement et fuite en avant d’un parquet qui s’obstine...

La préfecture a aussi joué de sa partition favorite : le PV de 135€ pour « manif interdite », en multipliant les arrêtés d’interdiction, qui ont été publiés parfois... après le début du rassemblement ! Le tribunal administratif a mouché les ardeurs de Nunez début avril, en annulant des arrêtés tout en exigeant que la préfecture publie les textes sur son site au lieu de les planquer dans un obscur « recueil des actes administratifs ». Ces PV, on peut toujours les contester.

Les téléphones sont devenus une pièce majeure dans la mécanique de la répression judiciaire. L’immense majorité des personnes déférées sont quasi systématiquement poursuivies pour refus de donner son code de déverrouillage. La fouille de nos vies via nos téléphones est devenue une priorité pour nous surveiller et nous punir. Une personne a même été poursuivie pour refus de code alors qu’il n’y avait aucun téléphone dans sa fouille ! Des dizaines d’appareils ont fait l’objet d’une mise sous scellés dans les commissariats et il est très difficile (voire impossible) d’en obtenir la restitution. On peut aussi se faire taxer son smartphone si on a pris un APP, donc sans avoir été poursuivi ! Dans ce cas, une note précise dans le document que l’on accepte « de s’en dessaisir au profit de l’État ». Un racket organisé… Ne plus aller en manif avec nos téléphones devient un conseil de plus en plus partagé, et pour cause.

Il y a aussi de très nombreuses reconvocations au commissariat. Il faut savoir qu’une GAV qui n’a pas duré 24 heures peut s’interrompre et être reprise à tout moment. C’est arrivé plusieurs fois ces dernières semaines, comme si les flics étaient submergés par les interpellations massives. Plusieurs GAV ont ainsi été interrompues et reprises quelques jours plus tard, avec en fin de course un déferrement avec comparutions immédiates et avertissements devant DPR ou des remises en liberté sans poursuites.

A notre connaissance, de rares personnes ont pu récupérer leur téléphone sur la vingtaine que l’on sait avoir été reconvoquées. Parfois, elles sont ressorties au bout d’une ou deux heures, sans poursuites.

Sur la prise d’empreintes et le fichage à grande échelle, on peut dire que les interpellations massives ont continué, dans le sillage du mouvement des gilets jaunes et des mouvements précédents, à alimenter les fichiers de la police et du renseignement. On dénombre plusieurs détentions préventives pour refus de signalétique dont une sera relaxée lors de sa CI. La prise d’empreintes reste un enjeu majeur pour le pouvoir judiciaire et la police.

Du côté des mineur.es, les GAV de 48h sont devenues courantes. Elles étaient encore rarissimes il y a quelques années lorsqu’elles faisaient suite à des manifs, blocages ou autres actions revendicatives.

Autre mesure scélérate que le pouvoir inflige dans les manifs : la double peine pour les ressortissants de pays de l’UE. Nous avons soutenu une personne qui a fini son parcours judiciaire en Centre de rétention administrative, alors qu’elle avait fait l’objet d’un APP. Autant dire que son dossier était vide mais que le pouvoir s’entête à vouloir briser nos solidarités internationales.

La nasse, pratique policière interdite en France par le Conseil d’État depuis 2021, a fait son retour dans la capitale. L’impunité de la flicaille est de fait toujours aussi criante.

Les arrestations qui se terminent sans suites ne trompent plus personne, ce sont des actes délibérés pour entraver le droit de manifester. Tout cela devient trop voyant. Cent personnes, accompagnées par notre collectif d’avocat.es, ont décidé d’engager des poursuites pénales suite à leurs arrestations et leurs gardes à vue "arbitraires". Elles ont porté une plainte collectivement.

Côté autoritarisme et maintien de l’ordre, les matraquages et les poursuites violentes de la BRAV-M sont innombrables. Une pétition exigeant sa dissolution a vu le jour, sitôt enterrée par la commission des lois de l’Assemblée nationale. Un manifestant s’est fait rouler dessus par une de ces motos, de manière délibérée, et d’autres se sont fait embarquer leurs papiers d’identité après un simple contrôle. La terreur organisée par ces escadrons motorisés et l’immense violence qu’ils incarnent ne font que se renforcer au fil des manifestations.

L’emploi massif de gaz lacrymogène, de grenades de désencerclement et de tirs de LBD sont devenus presque banals. Nous dénombrons des centaines de bléssé.es, deux mutilé.es à l’œil, un cas de surdité et un émasculé à coup de matraque à l’entrejambe. Les violences sexuelles lors de contrôles ou d’interpellations sont aussi une pratique récurrente. De très nombreuses personnes nous ont contacté.es pour des traumatismes liés aux innombrables brutalités dont iels ont été témoins ou victimes.

Les matraquages, les insultes, les humiliations sont systématiques. Quelques cas récurrents :

  • Interpellé.es, traîné.es au sol ou maintenu.es de force à plat ventre, clés de bras, vêtements déchirés, serflex serrés jusqu’à l’os, le déchaînement policier a pu se poursuivre dans les véhicules : coups, injures, propos sexistes, homophobes, racistes.
  • Plusieurs gardé.es à vue ont témoigné des conditions d’arrivée dans les commissariats : mises à nue, lacets des chaussures arrachés, semelles parfois défoncées, vêtements brûlés pour leur couleur noire ; cellules surchargées ou attentes plusieurs heures sur un banc dans un couloir…
  • Exemples de mensonges et menaces proférés par les OPJ ou agents ont été nombreuses : « Un avocat, ça ne sert à rien. Cela va retarder ta sortie. ». « Signe le PV, tu sortiras plus vite ». « Toi, avec ce que tu as fait, t’es pas prêt de sortir » (La personne visée par ce dernier mensonge sera déferrée en comparution immédiate, puis relaxée.)
  • Cellules dégueulasses, nourriture immangeable ou périmée, l’attente pour demander à aller aux toilettes, moqueries, humiliations, atteintes à la dignité des personnes, et même actes de torture : la possibilité de recourir à la force pour prendre photos et empreintes y est pour beaucoup. Le commissariat, c’est pire qu’un espace de non droit ; c’est le droit à sens unique .

Cette violence systémique de la police n’est hélas pas une nouveauté. Elle entérine une fois de plus qu’elle relève de la violence d’État.

Afin d’essayer d’aider à surmonter ces traumatismes, une initiative pour organiser un ou des groupes de parole auto-gérés a vu le jour au sein des réunions de la Coordination contre la répression et les violences policières.

Parce que la solidarité reste notre première arme, beaucoup de personnes sont allées au Tribunal judiciaire de la porte de Clichy pour accueillir celles et ceux qui sortaient après 48h de GAV et une nuit en cellule. Avec dans la main un papier froissé, la notification de leur classement-punition (APP ou CSC).

Beaucoup sont allées soutenir les réprimé-es dans les salles d’audience en assistant aux CI.

Plusieurs rassemblements de soutien ont eu lieu sur le parvis du TJ.

D’autres rendez-vous de soutien ont été organisés spontanément devant les commissariats. Pour les gens à l’intérieur ça fait toujours chaud au cœur d’entendre une clameur chanter quand on est derrière les barreaux.

Beaucoup aussi sont allé.e.s soutenir les lycéen.ne.s devant leurs établissements les jours de blocage, parents et profs mobilisé.es avec les élèves et il va sans doute falloir continuer les jours et semaines qui viennent car les violences policières en lien avec les administrations des lycées sont coutumières ...

Nous continuons de réfléchir collectivement à la manière dont nous pourrions mieux nous protéger de la police et de la justice. Ces réflexions que nous auto-construisons sur les manifestations et la répression nous aident à mieux surmonter collectivement les violences d’État qui veulent marquer nos corps et nos esprits et briser nos solidarités. Nous pouvons témoigner de l’importance qu’elles revêtent dans nos vies pour continuer la lutte.

Légale Team Paris

NB : Plein de renvois de CI auront lieu dans les prochains mois, entre septembre 2023 et février 2024. Nous relaierons des appels à soutien au tribunal pour les personnes qui le souhaiteront.

Notes

[1Ce bilan partiel aide à comprendre la réalité que nous vivons mais ne la restitue pas dans toutes ses dimensions. Les éléments factuels et chiffrés proviennent de personnes qui nous ont contacté.es ou qui sont venues partager leurs vécus lors des réunions de la Coordination antirepression les mardis soirs à la bourse du travail.

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