« Le démocratisme est une idéologie vague et une pratique organisationnelle. Il tend à reproduire, par automatisme ou calcul, des images, des symboles ou des schémas de fonctionnements dérivés de la démocratie représentative, ou encore d’une démocratie directe mythifiée. Il entend donner la parole à toutes et tous comme si nous appartenions à un même camp. Pour cela, ses tenants invoquent des images de grands principes républicains, inculqués dès la petite enfance, et font souvent mouche sur leur audience. On en arrive à des absurdités telles que, par exemples, dans une assemblée de grévistes appelant au blocage, des anti-bloqueurs organisé-es contre la grève puisse parler et même influer sur l’assemblée. »
Extrait de la brochure Autonomie politique et Anti-monde.
C’est un classique des mouvements étudiants : alors que le mouvement se durcit, que dans de plus en plus de facs le blocage est désormais voté à chaque AG de manière reconductible, des « anti-blocage » font leur apparition. Pour le moment encore minoritaires, ils pourraient cependant à moyen-terme prendre de plus en plus d’importance dans les AG voire finir par y devenir majoritaires, serait-ce alors pour autant une raison acceptable pour arrêter de bloquer ?
Nous n’y sommes pas encore mais mieux vaut anticiper, derrière cette problématique se cache en réalité la question de la démocratie dans nos pratiques de luttes et de son principal écueil : le démocratisme.
Pour des assemblées générales démocratiques...
Soyons clair, il n’est pas ici question de remettre en question le principe général de la démocratie en AG. C’est ce principe qui permet de limiter les prises de pouvoir soit individuelles, soit par un groupe politique particulier. La plupart des éléments constitutifs d’une AG méritent donc d’être interrogés en fonction de leur caractère démocratique : rôle de la tribune, ordre du jour, répartition des prises de parole, déroulement et organisation des votes etc. Beaucoup a déjà été écrit à ce sujet, et le but ici n’est pas de revenir plus longuement sur les moyens d’organiser une AG la plus démocratique qu’il soit.
Soulignons simplement que c’est le principe démocratique qui permet d’envisager l’AG comme une forme d’exercice du pouvoir « à la base », c’est à dire sans médiation, sans représentation, une sorte d’expérience - limitée - de démocratie directe. À cela s’ajoute également la nécessité de combattre dans ce cadre toutes les dominations pouvant exister tant dans nos rapports individuels que collectifs, dans une perspective anti-autoritaire.
Si ce principe démocratique est une force, limitant les prises de pouvoir et renforçant donc notre autonomie politique, il peut également devenir une énorme faiblesse s’il demeure appliqué bêtement comme un principe général et absolu, c’est à dire si on tombe dans le démocratisme.
...mais partisanes !
Il ne faut pas oublier que l’AG est avant tout un cadre d’organisation lié à une lutte. Ce sont les personnes en lutte qui se donnent ce moyen concret d’organisation et en définissent donc les termes. Ainsi, si cela semble pertinent d’accueillir toutes les personnes souhaitant participer à une AG afin d’être in fine plus nombreux-ses à lutter, c’est également absolument nécessaire de poser la question des limites de cet accueil. Certaines semblent généralement évidentes, comme la présence du président ou d’un responsable administratif de la fac, d’autres demeurent souvent beaucoup plus floues comme la participation d’étudiant-e-s ne participant pas voire étant opposé-e-s à la lutte.
La principale conséquence du démocratisme dans les AG de facs consiste en effet à considérer que posséder une carte d’étudiant serait une condition suffisante pour pouvoir participer et s’exprimer en AG, voire pire qu’elle serait une condition nécessaire et suffisante (donc excluant celles et ceux qui ne sont pas à la fac). L’AG serait en somme une sorte d’organe d’auto-gouvernement étudiant démocratique, où tout-e-s les étudiant-e-s pourraient prendre communément leur destin universitaire en main. Empêcher certain-e-s étudiant-e-s de participer à une AG en raison de leurs positionnement politique serait ainsi une grave atteinte au principe démocratique : des jeunes macronistes favorables à la sélection ? C’est leur droit ! Une corporation étudiante dont la principale activité jusqu’ici était d’organiser des soirées de merde sur fond de propagande sexiste ? Ce sont des étudiant-e-s avant tout ! Un petit facho qui rêve de voir tou-te-s les gauchistes qu’il a en face de lui dans des camps ? Mais qu’il s’exprime donc !
Le démocratisme nie donc en réalité l’existence même de la lutte et les antagonismes qu’elle suppose, alors que la lutte a besoin au contraire d’identifier ses allié-e-s (existant-e-s ou potentiel-le-s) pour les rassembler et ses ennemi-e-s pour les combattre.
Si les AG sont ouvertes au plus grand nombre, cette ouverture doit être envisagée comme une invitation à prendre parti. Non pas pour prendre sa carte à une quelconque organisation politique ou syndicale, mais pour prendre parti en faveur de la lutte, c’est à dire devenir partisan.e de cette dernière. L’AG est le lieu d’organisation des étudiant-e-s en lutte et de leurs allié-e-s (profs, personnels administratifs et individu-e-s extrérieurs à la fac soutenant la lutte), celles et ceux qui prennent parti contre la lutte n’ont en revanche plus rien à faire dans nos cadres d’organisation et doivent être combattu-e-s.
Concrètement :
Revenons maintenant à la question très concrète du blocage et de ses opposant-e-s. Il est important, surtout au début d’une mobilisation, de ne pas considérer d’emblée toute personne défavorable au blocage comme un-e ennemi-e. Si l’ouverture des AG est une invitation à prendre part à la lutte, tout doit être fait pour que cette dernière donne envie d’être rejointe, y compris par celles et ceux qui ne sont pas politisé-e-s et/ou convaincu-e-s de la nécessité de lutter dès le départ. Dans de nombreuses AG, les discussions tant sur le fond de la réforme qu’autour des modes d’action et l’expression des différents points de vue ont permis de convaincre quantité de personnes de rejoindre la mobilisation.
Le véritable problème apparaît lorsque des groupes organisés contre le blocage font leur apparition dans les AG. Des gens qui souvent ne sont jamais venus aux précédentes AG et ne changeront de toute façon jamais d’avis car ils s’opposent politiquement à la mobilisation. La première chose à faire pour les combattre est de convaincre l’ensemble des partisan.e.s de la lutte que nos ennemis n’ont rien à faire dans nos cadres d’organisation. C’est l’objet même de ce texte car le démocratisme est malheureusement très répandu à l’heure actuelle, y compris dans le milieu militant.
La question de la présence physique des anti-blocages et de leur expression dans les AG en reste néanmoins souvent délicate : les empêcher de prendre la parole est certes relativement aisé (il suffit de ne pas les laisser accéder à la tribune, de gueuler fort ou de couper le micro) mais peut apparaître auprès d’autres participant-e-s plus indécis-e-s comme une pratique scandaleuse (toujours la faute au démocratisme) et les retourner contre les grévistes. Tenter de les expulser physiquement d’un amphi s’ils/elles sont très nombreux-ses peut en outre vite virer à la baston générale et au final faire qu’il n’y ait pas d’AG du tout.
Ce type d’actions présente donc le risque de desservir la lutte mais peut toutefois être envisagé en fonction du contexte local et du rapport de force, il n’y a cependant pas de recette miracle.
Le fait de faire voter le blocage illimité jusqu’au retrait de la loi peut également être un bon moyen de décourager les anti-blocages de revenir aux AG suivantes, puisque cette question ne sera plus soumise au vote. Attention cependant c’est une option qui peut être efficace mais reste à manier avec précaution et toujours en fonction du contexte local, le risque étant de se retrouver lors des AG suivantes bien moins nombreux-ses, la question du blocage étant également très mobilisatrice auprès des partisan.e.s de la lutte.
Dans le cas extrême où il se serait révélé impossible de virer les anti-blocages et que ces derniers seraient finalement devenus majoritaires dans l’AG, il n’est bien sûr en aucun cas question d’arrêter de bloquer pour autant. La seule chose que signifie un vote majoritaire contre le blocage en AG, c’est que ce cadre d’organisation a réussi à être détourné de son objet initial par les ennemis de la lutte [1]. La lutte ne s’arrête donc pas et les modalités d’actions décidées par ses partisan.e.s non plus.
Demeure la question de l’organisation, soit les grévistes ont les moyens d’organiser de nouveaux des AG de lutte, sans leurs ennemis, soit et bien... si jamais la lutte a atteint un stade où l’AG n’est plus une forme d’organisation satisfaisante, pourquoi ne pas la dépasser ? Place à l’inventivité !
C.B.