Durant l’année 1892 une série d’attentats à la bombe perpétrés par Ravachol inaugure un ensemble d’actions qui visent à déstabiliser le pouvoir en attaquant directement ses détenteurs... Cette année là de nombreuses actions violentes sont menées : vol de dynamite à Soisy-sous-Etiolles, attentat, le 11 mars au 136, boulevard Saint-Germain habité par le conseiller à la Cour d’appel Benoit, le 13 mars, une bombe est découverte sur une fenêtre de la caserne Lobau, le 27 mars, une nouvelle explosion vise le domicile de l’avocat général Bulot. Toutes ces actions sont menées par des anarchistes convaincus de la propagande par le fait. Voir à ce sujet cet article
La « propagande par le fait » proclame le fait insurrectionnel et vise à sortir du terrain légal pour passer à une période d’action, de révolte permanente, la « seule voie menant à la révolution ». Les actions de propagande par le fait sont diverses et visent à provoquer une prise de conscience populaire. Il peut s’agir d’attentats, d’actions de récupération et de reprise individuelle, ou encore d’expéditions punitives, de sabotage, le boycott etc.
En Europe dès 1881, plusieurs attentats son menés avec succès. Les plus fameux d’entre-eux déclencheront de nombreuses vagues de répressions contre les anarchistes et les milieux contestataires en général : en Allemagne, l’empereur Guillaume 1er est victime de deux tentatives d’assassinat ; le chancelier Bismarck prend alors prétexte de ces événements pour faire passer des lois « anti-socialistes ». En Russie, le tsar Alexandre II est assassiné par un groupe anarchiste, le 13 mars 1881 la réaction mettra alors en place une nouvelle police politique de sécurité, l’Okhrana.
C’est dans ce contexte que le 9 décembre 1893, Auguste Vaillant lance une bombe de la tribune à la chambre des députés. Ces événements suscitent l’inquiétude et les journaux républicains radicaux comme les feuilles conservatrices réclament des mesures d’exception.
Dès le 12 décembre 1893, à la suite de l’attentat à la Chambre, les députés adoptent en une série de lois liberticides dites lois scélérates. La première abroge les garanties conférées à la presse et fait désormais juger les délits d’opinion au tribunal correctionnel.
La seconde, concerne les associations de malfaiteurs et vise particulièrement les groupes anarchistes. C’est une loi qui permet d’inculper tout membre ou sympathisant sans faire de distinction. Elle encourage également à la délation. Elle est votée le 18 décembre 1893.
La troisième, le 28 juillet 1894, vise directement les mouvements anarchistes en les nommant et en leur interdisant tout type de propagande. De nombreux journaux anarchistes comme Le Père peinard sont alors interdits.
Cette série de dispositions législatives violent les principes du droit d’expression, de la liberté de la presse, et criminalisent les individus qui, au moindre soupçon, deviennent passibles des travaux forcés. Ces mesures permettront des milliers de perquisitions et d’arrestations. Des séries de listes nominatives sont dressées sur demande de l’état par des agents zélés afin de répertorier les individus soupçonnés de sympathies libertaires.
Louis Lépine est alors préfet de Paris et de La Seine. Inventeur de la brigade criminelle, des permanence dans les commissariats, de la brigade fluviale ainsi que les brigades cyclistes, et fervent supporter des méthodes scientifiques d’enquêtes criminelles, il supervise les rafles d’anarchistes en région Parisienne.
Face à la répression quelques voix s’élèvent pour protester dont la plus célèbre celle de Jaurès, mais aussi Emile Pouget, Léon Blum etc. Jaurès prononce un discours à la Chambre, le 30 avril 1894, où il dénonce la politique répressive du gouvernement ; la censure du Père peinard, la disparité de la répression avec d’un côté la censure des journaux et des députés socialistes, de l’autre la tolérance de discours violents de certains catholiques et réactionnaires. Il y dénonce également l’usage d’agents provocateurs par les forces de police.
« C’est ainsi que vous êtes obligés de recruter dans le crime de quoi surveiller le crime, dans la misère de quoi surveiller la misère et dans l’anarchie de quoi surveiller l’anarchie. Et il arrive inévitablement que ces anarchistes de police, subventionnés par vos fonds, se transforment parfois — comme il s’en est produit de douloureux exemples que la Chambre n’a pas pu oublier — en agents provocateurs. »
Il se réfère dans cette citation à Tournadre, qui avait proposé aux ouvriers de Carmaux lors des grèves de 1892, de l’argent pour acheter de la dynamite. On découvrira chez lui lors de perquisitions deux lettres, l’une du baron de Rothschild, l’autre de la duchesse d’Uzès incitant à penser qu’il agissait pour leur compte.
Le 25 juillet 1894 Jaurès dénonçait aussi la promiscuité entre parlementaires et milieux d’affaire.
« Est-ce que vous vous imaginez a-t-il pu s’écrier qu’il y a eu quelqu’un qui n’ait pas pu être touché, remué, bouleversé dans sa conscience, si isolé que vous le supposiez, lorsque pendant six mois, tout ce pays, toute cette Chambre ont été suspendus à la dramatique discussion de l’affaire que vous connaissez bien, lorsque le pays a appris tout à coup que sur les centaine de millions qu’il avait versés près des deux tiers avaient été gaspillés d’une façon criminelle quand il a pu voir que cette corruption capitaliste et financière avait voisiné avec les pouvoirs publics, que le Parlement et la Finance causaient dans les coins, trinquaient ensemble ? » Jean Jaurès, 25 juillet 1894
Après le vote de la première loi, la répression ne se fait pas attendre : le 1er janvier 1894, Casimir-Périer, président du Conseil, Raynal, ministre de l’Intérieur, et Antonin Dubost, Garde des Sceaux, ont les pleins pouvoirs pour agir. Les commissaires de police perquisitionnent mandat en main les anarchistes connus dans toute la France. Ainsi commence à l’aube 1894 une véritable rafle. A la fin de la journée deux mille perquisitions auront été effectuées dont il résultera soixante arrestations. L’état va poursuivre durant l’année 1894 une intense répression contre les idées anarchistes et ceux qui s’en réclament.
La vague d’arrestations se poursuit tout au long de l’année : Paul Bernard, Charles Chatel, Ivan Agueli, Sébastien Faure, Félix Fénéon, Jean Grave, Louis Matha, Elisée Bastard, etc. sont ainsi emprisonnés.
Du 1er janvier au 30 juin 1894, 426 personnes, dont 29 ne purent être arrêtées, furent jugés sous l’accusation d’« association de malfaiteurs ». Ceux qui échapperont à ces rafles entrent alors dans la clandestinité ou fuient à l’étranger. C’est ainsi que Louise Michel, Charlotte et Achille Vauvelle, Charles Malato, Emile Pouget, Jacques Prolo, Constant Martin, Meunier, Matha, Lucien Pemjean, Augustin Hamon, Zo d’Axa, et bien d’autres s’exilent en Angleterre. Une partie des militants arrêtés durant ces rafles seront jugés lors du "Procès des trente".
Il 6 août 1894, à Paris, devant la Cour d’Assises de la Seine, trente personnes sont jugées mais seulement vingt-cinq sont effectivement au procès (les autres sont en exil). Des anarchistes connus comme des détenus de droit commun se retrouvent alors sur les bancs de la justice accusés d’affiliation à une association de malfaiteurs. La censure s’exerce encore un peu plus lorsque la cour décide qu’il sera interdit de reproduire les interrogatoires de Jean Grave et Sébastien Faure de peur que cela ne soit employé par le mouvement pour faire de la propagande via les récits du procès dans les journaux. Sur le procès il y a aussi cet article https://paris-luttes.info/6-au-12-aout-1894-le-proces-des-30
Le 12 août 1894, c’est la fin de ce procès visant à justifier les mesures de répression. L’avocat général s’emploie sans succès à soutenir l’accusation. Les Prévenus qui (certains ne se connaissant même pas) n’eurent aucun mal à réfuter l’accusation. Les jurés prononcent malgré tous les efforts de l’État pour réprimer le mouvement un acquittement général sauf à l’encontre des trois prévenus coupables de vols qui écopent de plusieurs années de bagne.
Paul Reclus, Alexandre Cohen, Constant Martin, Louis Duprat et Emile Pouget, absents au procès, (ils sont en exil pour fuir la répression) quant à eux seront condamnés par défaut le 31 octobre, à 20 ans de travaux forcés.
En dépit de ce désaveu par les jurés de la politique de répression visant à criminaliser et étouffer toutes velléités contestataires, et notamment libertaires, la loi du 28 juillet 1894 ne sera abrogée que le 23 décembre 1992.