Vous avez dit zapatiste ?

Alors que depuis le Chiapas, une importante délégation a prévu de se rendre sur le continent européen cet été, retour sur plus d’un quart de siècle de rébellion et de construction de l’autonomie zapatiste — par Jérôme Baschet.

Texte initialement publié en juin 2020 sous la forme d’une notice sur le site de l’Encyclopédie Anarchiste.

L’autonomie zapatiste, qui se construit depuis le 1er janvier 1994 dans les montagnes et la forêt du Chiapas, au sud du Mexique, constitue l’une des expériences rebelles contemporaines les plus remarquables par son ampleur, sa persistance et sa radicalité. Elle a pu déployer une forme d’auto-gouvernement populaire, en sécession complète par rapport aux institutions de l’État mexicain, en même temps qu’elle défend des modes de vie constituant une alternative concrète à la logique capitaliste dominante. Elle est le fruit d’une histoire très singulière, mais son écho et sa portée n’en dépassent pas moins les frontières du Mexique.

Le soulèvement armé de 1994 et ses suites

A l’aube du 1er janvier 1994, les troupes de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (Ejército Zapatista de Liberación Nacional) occupent sans combattre sept villes du Chiapas, dont sa capitale historique, San Cristobal de las Casas. Dénonçant l’exploitation et l’oppression des peuples indiens, la première Déclaration de la forêt lacandone est une déclaration de guerre à l’armée fédérale mexicaine et un appel à destituer le président Carlos Salinas de Gortari.
Cette irruption ruine la fête des puissants et notamment de ce dernier qui, cette nuit-là, célébrait l’apothéose de sa politique néolibérale, avec l’entrée en vigueur de l’Accord de Libre-Échange Nord-Américain (ALENA). Alors que le Mexique d’en-haut rêvait de s’arrimer à la modernité du Nord, le Mexique d’en bas obligea à un complet renversement de perspective, en rappelant la réalité d’un tout autre pays. Celle d’un Mexique profond, ancré au Sud, dans la tradition des luttes armées latino-américaines ; celle d’un Mexique indien qui, ce jour-là, lançait un cinglant « Ya Basta ! » à cinq siècles d’oppression coloniale et de racisme toujours vivants. Un peu plus tard, le 1er janvier 1994 allait se charger également d’une signification planétaire : alors que triomphait la pensée unique néolibérale et le fameux There is not alternative de Margaret Thatcher, le geste audacieux des rebelles mayas était venu briser l’arrogante proclamation de la fin de l’Histoire qui faisait alors recette. En montrant qu’il était possible de rompre la chape de plomb du fatalisme et de la résignation, l’audace du soulèvement zapatiste a signifié pour beaucoup une féconde ré-ouverture des perspectives de lutte.

Alors que le Mexique d’en-haut rêvait de s’arrimer à la modernité du Nord, le Mexique d’en bas obligea à un complet renversement de perspective, en rappelant la réalité d’un tout autre pays. Celle d’un Mexique profond, ancré au Sud, dans la tradition des luttes armées latino-américaines ; celle d’un Mexique indien qui, ce jour-là, lançait un cinglant « Ya Basta ! » à cinq siècles d’oppression coloniale et de racisme toujours vivants.

A San Cristobal de Las Casas même, les troupes zapatistes se retirent avant l’arrivée des forces fédérales et, au passage, échouent à prendre d’assaut le vaste camp militaire de Rancho Nuevo. Ailleurs, notamment à Ocosingo, elles sont contraintes à des combats meurtriers, tandis que les villages proches de San Cristobal sont bombardés. Les insurgés espéraient que la population mexicaine réponde à leur appel et se soulève. Il n’en fut rien.
En revanche, le 12 janvier, d’imposantes manifestations dans tout le pays réclament l’arrêt des combats, ce qui conduit l’EZLN à accepter le cessez-le-feu proposé par le président Salinas de Gortari. Depuis lors, les zapatistes ont cessé tout usage offensif des armes ; mais, aucun accord de paix avec le gouvernement mexicain n’ayant pu aboutir, il leur a été impossible de renoncer à les conserver comme moyen de défense. Au total, les armes n’auront été utilisées que douze jours, mais de manière décisive pour ouvrir l’espace politique dans lequel les choix de la phase suivante ont pu se déployer.

Emiliano Zapata

Le 12 janvier 1994, l’étape du feu était terminée, celle de la parole commençait. Il faut ici faire un retour en arrière pour évoquer l’émergence de cette insurrection indienne qui a durablement marqué l’histoire du Mexique. L’EZLN a été fondée le 17 novembre 1983, dans la forêt lacandone qui borde la frontière avec le Guatemala, comme un classique foyer de guérilla d’inspiration guévariste. Ses membres appartenaient à une autre organisation clandestine, les Fuerzas de liberación national, créée en 1969 à Monterrey, au lendemain du massacre de Tlatelolco, le 2 octobre 1968, épisode sanglant ayant entraîné une multiplication des organisations optant pour la lutte armée. Le petit groupe installé au Chiapas, initialement composé de six personnes, a réussi à se développer au point de se transformer en une véritable organisation armée de plus d’un millier de villages indiens.
Pour comprendre un tel phénomène, il faut prendre en compte de nombreux facteurs, à commencer par la situation historique d’exploitation des indiens dans les grandes propriétés (fincas), où, malgré un début de réforme agraire dans les années 1930, régnait encore, parfois jusque dans les années 1970, des formes de quasi-servage. On peut évoquer aussi l’action de l’évêque Samuel Ruiz, grande figure de la théologie de la libération, qui a contribué à la prise de conscience de la situation vécue par les peuples indiens, à l’organisation des communautés et à la formation de diacres et de catéchistes issus de celles-ci, ainsi qu’à la légitimation d’une lutte pour la transformation concrète des conditions de vie. Il faudrait détailler aussi les particularités de la forêt lacandone, zone de peuplement récent, vers laquelle les gouvernements successifs s’étaient empressés de canaliser la soif de terre et la demande de réforme agraire, avant d’abandonner les populations qui s’y étaient installées, sans aucune infrastructure, et bientôt confrontées à la création d’une réserve écologique qui les contraignait à se retirer des lieux où ils avaient été initialement incité à s’installer.
C’est dans ce contexte que la croissance de l’EZLN a été favorisée par la réaction face aux politiques répressives des gouverneurs du Chiapas, puis face aux politiques néolibérales fédérales (fin du soutien aux producteurs de café, dans un contexte de forte baisse des prix à partir de 1989, puis, en 1992, réforme à l’article 27 de la Constitution, mettant fin à la réforme agraire et engageant des mécanismes de transformation de la propriété sociale de la terre en propriété privée).

«  la forêt l’a emporté sur la ville  »

Mais cet essor n’aurait pu se produire sans une profonde indianisation de l’EZLN, qui a débordé la structure initiale de l’organisation et ses cadres principalement métis, aboutissant finalement à une autonomisation par rapport aux Fuerzas de Liberacion Nacional. Selon la formule du sous-commandant Marcos, «  la forêt l’a emporté sur la ville  ». Il a du reste donné sa version de la rencontre entre les premiers militants et les communautés indiennes : « Dans notre optique de guérilleros, ils étaient des gens exploités qu’il fallait organiser et auxquels il fallait montrer le chemin. Nous étions la lumière du monde !... Ils étaient des aveugles à qui nous devions ouvrir les yeux  ». Mais ce qu’ils découvrent, c’est un « mouvement indigène avec une longue tradition de lutte, avec beaucoup d’expérience, une grande résistance et une grande intelligence aussi  » ; il leur faut alors passer du statut d’enseignant à celui d’élève : « Nous avions une conception très carrée de la réalité. Lorsque nous nous sommes heurtés à la réalité, ce carré s’est trouvé tout cabossé. Comme cette roue qui se trouve là. Et il commence à rouler et à se polir au contact des communautés. (…) Nous sommes le produit d’une hybridation, d’une confrontation, d’un choc dans lequel – heureusement, je crois – nous avons perdu  ». C’est cette «  défaite » qui a permis que s’engage «  le processus de transformation de l’EZLN, d’armée d’avant-garde révolutionnaire en une armée des communautés indiennes ».

Massacre de Tlatelolco, le 2 octobre 1968

Avec le cessez-le-feu du 12 janvier 1994, s’ouvre pour les zapatistes l’étape de la parole, avec ses deux versants : un dialogue avec la société civile, qui se concrétise d’abord, en août 1994, avec l’organisation, dans la forêt lacandone, de la Convention Nationale Démocratique réunissant 6000 délégués de très nombreuses organisations, venus de tout le pays ; mais aussi, un dialogue avec les pouvoirs fédéraux.
Ce dernier s’amorce dès février 1994, dans la cathédrale de San Cristóbal, avec la médiation de l’évêque Samuel Ruiz, avant d’être interrompu par l’assassinat du candidat présidentiel du Parti Révolutionnaire Institutionnel – signe de la décomposition du système du parti-État. Puis, en février 1995, le nouveau président, Ernesto Zedillo, inaugure son mandat par une offensive militaire surprise, lancée au moment où son principal ministre rencontrait le sous-commandant Marcos et feignait d’amorcer le dialogue ; mais, l’attaque, dont l’objectif déclaré était la capture ou l’élimination du commandement zapatiste, est un échec complet. Le gouvernement n’a alors pas d’autre option que de se rallier à la recherche d’une solution négociée, dont le Parlement trace le cadre légal. S’ouvrent alors les Dialogues de San Andrés auxquels les zapatistes, récusant un format de face à face avec le gouvernement fédéral, convient de très nombreux invités représentant de larges secteurs de la société mexicaine, dans l’intention de faire de cet espace le lieu d’une refondation complète du pays. Après maintes péripéties et grâce à d’amples mobilisations de la société mexicaine, l’EZLN et le gouvernement fédéral signent, le 16 février 1996, une première série d’accords portant sur les Droits et la culture indigènes. Ces Accords, qui devaient être transcrits en norme constitutionnelle et législative, semblaient ouvrir la voie à un accord de paix, à tel point que l’EZLN avait organisé une consultation nationale, en vue de sa transformation en organisation politique civile. Mais, en décembre 1996, le président Zedillo refuse d’accepter le texte de réforme constitutionnelle que la Commission parlementaire de Concorde et Pacification (COCOPA) avait rédigé sur la base des Accords de San Andrés. Il écarte ainsi la possibilité d’une solution négociée du conflit et opte pour une paramilitarisation dont l’objectif est de détruire l’implantation locale de l’EZLN. Cette stratégie entraîne des déplacements massifs de population (jusqu’à 10.000 personnes dans la seule commune de Chenalhó) et de multiples actes de violence, dont le plus tragique est le massacre de 45 indiens tsotsils, surtout des femmes et des enfants, qui priaient dans une chapelle, à Acteal, le 22 décembre 1997.

Dans ce contexte d’hostilité contre-insurrectionnelle, les zapatistes concentrent leur action, de 1997 à 2001, sur un objectif principal : la reconnaissance constitutionnelle des Accords de San Andrés. Tel est le but de la Consultation nationale de 1999, durant laquelle 5000 délégués zapatistes (autant d’hommes que de femmes) sillonnent toutes des communes du pays. Tel est le but de la Marche de la Couleur de la Terre qui traverse le Mexique, en février-mars 2001, dans le contexte apparemment plus favorable ouvert par l’élection de Vicente Fox, qui met fin à 71 années de pouvoir ininterrompu du PRI. Mais l’incroyable succès de cette Marche, qui conduit le sous-commandant Marcos et 23 commandant(e)s jusqu’à l’immense place centrale de Mexico, puis à la tribune du Congrès où la commandante Esther plaide en faveur de la reconnaissance des Accords de San Andrés, ne suffit pas à surmonter les réticences et les calculs de la classe politique. Quelques semaines plus tard, tous les partis représentés au parlement écartent la réforme préparée par la COCOPA et adoptent un autre texte aussitôt dénoncé comme une trahison par l’EZLN et les organisations rassemblées dans le Congrès National Indigène. La désillusion est immense et la voie du dialogue institutionnel, dans laquelle l’EZLN s’était engagé depuis 1994 se referme sèchement.

Cathédrale de San Cristobal de las casas
En 2005, la Sixième Déclaration de la forêt lacandone en tire les conséquences : tout en renforçant une perspective clairement anti-capitaliste, elle appelle à se détourner entièrement de « la politique d’en haut », celle de l’État et des partis politiques, et à œuvrer pour une autre politique, « en bas et à gauche ».

La première période se clôt sur le constat que tout l’effort d’interlocution avec les pouvoirs institués avait été vain. En 2005, la Sixième Déclaration de la forêt lacandone en tire les conséquences : tout en renforçant une perspective clairement anti-capitaliste, elle appelle à se détourner entièrement de « la politique d’en haut », celle de l’État et des partis politiques, et à œuvrer pour une autre politique, « en bas et à gauche ». Deux ans plus tôt, une autre conclusion avait déjà été tirée : puisque la reconnaissance constitutionnelle des Accords de San Andrés s’était avérée impossible, il convenait de mettre en pratique, dans les faits, l’autonomie qui en est le cœur. C’est pourquoi l’EZLN a annoncé, en août 2003, la création de cinq « conseils de bon gouvernement ». La pratique de l’autonomie n’était pas alors entièrement nouvelle, car plus de 30 communes autonomes s’étaient déclarées dès décembre 1994, mais il s’est agi, avec les conseils de bon gouvernement, de renforcer la coordination entre les communes déjà existantes et d’approfondir la mise en œuvre de l’autonomie. Il s’est agi aussi d’accentuer la dimension civile du projet zapatiste : lors de la création des conseils de bon gouvernement, il a été souligné que les instances de l’autonomie sont indépendantes de la structure politico-militaire de l’EZLN et que ceux qui ont des responsabilités au sein de celle-ci ne peuvent être membres des conseils autonomes.

Entre début 2009 et fin 2012, l’EZLN a maintenu un long silence de près de quatre années au cours desquelles les rumeurs sur l’épuisement du mouvement ou la mort du sous-commandant Marcos se sont propagées sans être immédiatement contredites. Le démenti est cependant venu le 21 décembre 2012, jour supposé de la « fin du monde » dans le calendrier maya. 40 000 zapatistes ont alors occupé pacifiquement et dans un silence absolu cinq villes du Chiapas (presque les mêmes qu’en 1994).

« Vous avez entendu ? C’est le bruit de leur monde qui s’effondre. C’est le son du nôtre qui resurgit ».

Ils émirent ensuite un communiqué laconique : « Vous avez entendu ? C’est le bruit de leur monde qui s’effondre. C’est le son du nôtre qui resurgit ». Une nouvelle étape de la lutte zapatiste s’est alors ouverte, au cours de laquelle les initiatives nationales et internationales se sont multipliées. Ainsi, entre août 2013 et janvier 2014, la Petite École (Escuelita) zapatiste a permis à près de 5000 personnes de se rendre dans les villages rebelles, de partager la vie quotidienne des familles zapatistes et de mieux comprendre en quoi consiste leur pratique de l’autonomie. Soucieux à la fois de partager leur expérience et d’éviter qu’elle ne soit perçue comme un modèle, les zapatistes ont réalisé ainsi une forme de bilan concret et tangible des 20 ans du soulèvement, servie par l’énergie d’une nouvelle génération, née après 1994 et formée dans les écoles autonomes. Enfin, signe de la vitalité continuée de l’expérience zapatiste, l’EZLN a annoncé en août 2019 la formation de quatre nouvelles communes autonomes, s’ajoutant aux 27 qui fonctionnaient alors, et de sept nouveaux conseils de bon gouvernement, en plus des cinq qui existaient déjà.

Sous-commandant Marcos

La construction de l’autonomie

La construction de l’autonomie dans les territoires rebelles du Chiapas s’appuie sur l’organisation communautaire des indiens mayas. Celle-ci doit être défendue contre tout ce qui entend la détruire (réformes néolibérales visant à liquider la propriété sociale de la terre, avec la réforme de l’article 27 de la Constitution, en 1992 ; intégration au marché ; grands projets d’infrastructures) ; mais elle doit aussi, pour les zapatistes, être transformée et réinventée dans une perspective d’émancipation radicale, notamment en ce qui concerne la situation des femmes. Dans ces conditions, la pratique de l’assemblée communautaire comme lieu de résolution des problèmes, le recours généralisé à l’entraide et au travail collectif, ainsi que la possession collective de la terre constituent des bases importantes de l’autonomie.

Sur leurs terres, les zapatistes développent une agriculture paysanne revitalisée (agro-écologie, élimination des pesticides commerciaux, défense des semences natives), qui a pour premier objectif l’auto-subsistance familiale, mais aussi l’auto-subsistance collective, c’est-à-dire la capacité à soutenir matériellement la construction de l’autonomie. Cette agriculture paysanne n’est pas seulement défendue, mais gagne en extension, se développant sur les dizaines de milliers d’hectares de terres cultivables occupées à la suite du soulèvement de 1994. Celles-ci ont permis de créer de nouveaux villages, mais aussi de développer des formes inédites de travail collectif : cultures ou élevage développés collectivement qui apportent des ressources aux projets constitutifs de l’autonomie. Pour les zapatistes, la récupération massive des terres – leur principal moyen de production – est la base matérielle qui rend possible la construction de l’autonomie. Enfin, à la dimension dominante d’auto-subsistance, s’ajoute la culture de petites parcelles familiales de café, commercialisé pour l’essentiel à travers les coopératives zapatistes et les réseaux internationaux de diffusion solidaire, et dont les recettes permettent aux familles l’achat des biens qui ne sont pas produits dans les communautés.

L’ensemble des réalisations constitutives de l’autonomie sont mises en œuvre de manière largement démonétarisée et sans recourir au salaire.

L’ensemble des réalisations constitutives de l’autonomie sont mises en œuvre de manière largement démonétarisée et sans recourir au salaire. C’est le cas pour ceux qui assument des charges politiques ou de justice, mais aussi pour les promotores de educación (enseignants) ou promotores de salud (agents de santé), qui accomplissent leurs tâches sans recevoir de rémunération en argent, comptant sur l’engagement de la communauté de couvrir leurs nécessités matérielles ou bien de travailler à leur place leurs parcelles, pour ceux d’entre eux qui en disposent. De même, les écoles fonctionnent sans personnel administratif ou d’entretien, ces tâches étant assumées, dans une logique de dé-spécialisation, par les enseignants et les élèves. Au total, les tâches collectives constitutives du mode de vie autonome sont assurées grâce à différentes modalités d’échange, mais sans recourir aux formes caractéristiques de la société capitaliste, à commencer par le salaire.

L’organisation politique mise en place dans les territoires rebelles du Chiapas se déploie à trois niveaux : communauté (village) ; commune (comparable, par son extension, à un canton français) ; zone (ensemble ayant la dimension d’un département et permettant la coordination de plusieurs communes). A chacune de ces échelles, existent des assemblées et des autorités élues pour des mandats de deux ou trois ans (agente municipal au niveau de la communauté, conseil municipal autonome, conseil de bon gouvernement pour chaque zone). Le rôle des assemblées est très important, sans qu’on puisse affirmer pour autant que tout se décide horizontalement ; quant aux autorités élues, il est dit qu’elles « gouvernent en obéissant » (mandar obedeciendo), de sorte que « le peuple dirige et le gouvernement obéit  ».

Les mandats sont conçus comme des « charges » (cargos), accomplies comme un service rendu à la communauté, sans rémunération ni aucun type d’avantage matériel, en s’inspirant des sept principes du mandar obedeciendo (parmi lesquels « servir et non se servir », « proposer et non imposer », « convaincre et non vaincre »). Ces charges sont toujours exercées de manière collégiale, sans grande spécialisation au sein des instances et sous le contrôle permanent, d’une part d’une commission chargée de vérifier les comptes des différents conseils et, d’autre part, de l’ensemble des communautés, puisque les mandats, non renouvelables, sont révocables à tout moment.

Les hommes et les femmes qui exercent un mandat restent des membres ordinaires des communautés. Ils ou elles ne revendiquent pas d’être élu(e)s en raison de compétences particulières ou de dons personnels hors du commun. L’autonomie zapatiste met en œuvre une dé-spécialisation des tâches politiques : « nous devons tous, à notre tour, être gouvernement  », disent-ils. Cela conduit à accepter que l’exercice de l’autorité s’accomplisse depuis une position de non-savoir : «  personne n’est expert en politique et nous devons tous apprendre ». Et c’est précisément dans la mesure où celui/celle qui a une fonction d’autorité assume ne pas savoir qu’il peut être « une bonne autorité », qui s’efforce d’écouter, sait reconnaître ses erreurs et permet que la communauté le/la guide dans l’élaboration des décisions. Confier des tâches de gouvernement à ceux et celles qui n’ont aucune capacité particulière à les exercer constitue le sol concret à partir duquel le mandar obedeciendo peut croître.

Confier des tâches de gouvernement à ceux et celles qui n’ont aucune capacité particulière à les exercer constitue le sol concret à partir duquel le mandar obedeciendo gouverner en obéissant ») peut croître.

La manière dont les décisions sont élaborées est décisive. Par exemple, le conseil de bon gouvernement soumet les principales décisions à l’assemblée de zone ; s’il s’agit de projets importants ou si aucun accord clair ne se dégage, il revient aux représentants de toutes les communautés de la zone de mener une consultation dans leurs villages respectifs afin de faire part à l’assemblée suivante soit d’un accord, soit d’un refus, soit d’amendements. Le cas échéant, ces derniers sont discutés et l’assemblée élabore une proposition rectifiée, qui est à nouveau soumise aux communautés. Plusieurs allers-et-retours entre Conseil, Assemblée de zone et villages sont parfois nécessaires avant que la proposition puisse être considérée comme adoptée. La procédure peut s’avérer lourde mais n’en est pas moins nécessaire, car tous savent qu’un projet qui n’a pas fait l’objet d’une ample appropriation au sein des villages est voué à l’échec.

Les conseils de bon gouvernement s’efforcent d’œuvrer à la coexistence entre zapatistes et non-zapatistes, mais affrontent aussi les situations conflictuelles que les autorités officielles ne manquent pas de susciter, dans un contexte d’interventions contre-insurrectionnelles permanentes. Les autorités autonomes tiennent également leur propre registre d’état civil et exercent la justice. Il s’agit d’une justice de médiation qui recherche un accord et, dans le mesure du possible, une réconciliation entre les parties, sur la base de travaux d’intérêt général et de formes de réparation au bénéfice des victimes ou de leurs familles (en excluant le recours punitif à la prison). Il est ainsi démontré que la résolution des conflits et le traitement des infractions aux règles collectives peuvent être assumés par des personnes dépourvues de formation spécifique – et ce, de manière suffisamment satisfaisante pour que la justice autonome soit amplement sollicitée, y compris par des non-zapatistes qui en apprécient l’absence de corruption, la complète gratuité et la connaissance des réalités indigènes, en contraste flagrant avec la justice constitutionnelle mexicaine.

Les conseils de bon gouvernement veillent aussi au bon fonctionnement des différents domaines constitutifs de l’autonomie (santé, éducation, production). Ils ont le devoir de proposer et d’élaborer, en interaction avec les assemblées, de nouveaux projets susceptibles d’améliorer la vie collective, d’encourager l’égale participation des femmes et de remédier à ce qui peut y faire obstacle, de préserver l’environnement et d’amplifier les capacités productives propres. Ainsi, les zapatistes ont créé – dans des conditions matérielles fort précaires et entièrement à l’écart des structures étatiques – leur propre système de santé et leur propre système éducatif. Combinant médecine occidentale et savoirs traditionnels, le premier inclut cliniques de zone, micro-cliniques communales, ainsi que la présence d’agents de santé dans les communautés.
Quant à l’éducation, elle fait l’objet d’une mobilisation collective considérable. Ainsi, les zapatistes ont construit et entretiennent des centaines d’écoles primaires et secondaires ; ils en ont élaboré le projet et les orientations pédagogiques et ont formé les jeunes qui y enseignent. On estime que, dans les cinq zones zapatistes, 500 écoles primaires environ fonctionnaient en 2008, dans lesquelles 1300 enseignants accueillaient quelques 16 000 élèves. Les cahiers de la Petite Ecole indiquent que, dans la seule zone de Los Altos, on compte 158 écoles, 496 enseignants pour 4900 élèves. Dans ces écoles, apprendre fait sens, parce que l’éducation s’enracine dans l’expérience concrète des communautés comme dans le souci partagé de la lutte pour la transformation sociale.

anniversaire des 25 ans de l’EZLN

L’autonomie zapatiste offre ainsi l’exemple d’une organisation politique non étatique. Mais l’auto-gouvernement populaire n’a de sens que s’il permet de donner corps à des formes de vie auto-déterminées : une manière de bien vivre, choisie et collectivement assumée, qui récuse l’idéologie du développement, déjoue la centralité des déterminations économiques et fait du qualitatif de la vie le cœur sensible de l’organisation collective.

C’est seulement en prenant en compte la multiplicité des expériences de vie singulières et en s’écartant de tout universalisme homogénéisateur que l’on pourra construire « un monde où il y ait place pour de nombreux mondes  ».

Encore faut-il ajouter que l’autonomie telle que la conçoivent les zapatistes ne concerne pas seulement le Chiapas, ni les seuls peuples indigènes : c’est une option politique qui peut se déployer partout sous des formes multiples, en fonction de la singularité des territoires et des traditions. De fait, les zapatistes ont toujours cherché à articuler différentes échelles spatiales, depuis l’ancrage dans les territoires de vie jusqu’aux enjeux planétaires, en passant par de multiples initiatives nationales. Ainsi, toutes les Déclarations de la forêt lacandone sont porteuses de propositions pour l’ensemble des mexicains et les Accords de San Andrés ont une portée nationale. Par ailleurs, la Rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme, organisée en juillet-août 1996, a souvent été considérée comme un antécédent et une source d’inspiration pour les mouvements altermondialistes qui ont pris leur essor à partir des mobilisations de Seattle, en 1999. Depuis, l’EZLN n’a cessé d’organiser des rencontres internationales (comme le Festival mondial des résistances et des rébellions, en décembre 2014-janvier 2015 ou la Rencontre internationale des femmes qui luttent, en mars 2018) et d’appeler à la formation d’un réseau planétaire de luttes et de rébellions. Pour les zapatistes, une telle échelle est indispensable pour affronter « l’hydre capitaliste » qui plonge la planète Terre dans une tourmente dévastatrice ; mais c’est seulement en prenant en compte la multiplicité des expériences de vie singulières et en s’écartant de tout universalisme homogénéisateur que l’on pourra construire « un monde où il y ait place pour de nombreux mondes  ».

Jérôme Baschet

Note

Bibliographie :

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  • Sous-commandant Marcos, Mexique, Calendrier de la résistance, Paris, Rue des Cascades, 2007.
  • Sous-commandant Marcos, Saisons de la digne rage, Paris, Climats, 2009.
  • Sous-commandant Marcos, Éthique et politique, Paris, Éditions de l’escargot, 2013.
  • Sous-commandants Marcos et Moisés, Eux et nous, Paris, Éditions de l’escargot, 2013.

*

  • Yvon Le Bot, Sous-commandant Marcos. Le rêve zapatiste, Paris, Seuil, 1997.
  • Guiomar Rovira, Femmes de maïs, Paris, Rue des Cascades, 2014.
  • Guillaume Goutte, Tout pour tous ! L’expérience zapatiste, une alternative concrète au capitalisme, Paris, Libertalia, 2014.
  • Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Champs-Flammarion, réédition amplifiée, 2019.

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