Un premier mai sans colère,
Ce n’est pas un premier mai !
Copain, gare à la faconde
Des grands ténors endormeurs
La haine seule est féconde
La haine des affameurs
Récolte !
Bourgeois ce que tu as semé
Un premier mai sans révolte,
Ce n’est pas un premier mai !
Pourtant, tout avait bien commencé.
Une Fanfare Debout géante jouait sur les marches de l’Opéra Bastille, un pendant très sympathique et complémentaire à l’Orchestre Debout venu jouer deux fois sur la place de la République. « Du mouvement, du mouvement, du mouvement social ! » chantions-nous. Derrière, les camionnettes syndicales et de divers mouvements internationaux se mettaient en place. Pour la première fois de ce mouvement, le soleil nous faisait la faveur de pointer son beau nez rouge. Dis donc camarade soleil, ne trouves-tu pas que ce serait plutôt con de donner une journée pareille à un patron ?
Nous partîmes quelques milliers, et par un prompt renfort, nous nous vîmes quelques dizaines de milliers à crier très fort. Pas une grosse manif de Premier mai toutefois. Les médias dominants, chiens de garde du capital, ont réussi leur sale besogne : persuader les opposants à la loi El Khomri que manifester était trop dangereux à cause des « casseurs ».
Je suis adhérent à la CGT, mais comme les cortèges sont assez clairsemés, je ne trouve pas de camarades ou collègues de mon boulot. Je ne suis plus adhérent d’une organisation politique depuis deux ans. Il est libre Max ! (Je ne m’appelle même pas Max) Mais je sais l’importance d’être organisé dans un contexte potentiellement tendu, et de fait je retrouve des membres du service d’ordre (SO) d’une organisation, et nous décidons d’aller observer les flics, donc d’aller devant. « Filme un flic, sauve des vies » proclament des tags sur les côtés.
Au début du parcours, place de la Bastille, rue de Lyon, avenue Daumesnil, le dispositif policier est plutôt assez discret, assez en retrait dans les rues adjacentes. Un bon signe ?
Nous allons donc marcher entre les deux cortèges de tête. D’ailleurs, un mot de l’ordonnancement (c’est comme ça qu’on appelle l’ordre des cortèges dans une manif). L’habituel « carré de tête » avec les vedettes syndicales n’est pour une fois pas en tête. Il est en troisième position. Tout devant, le cortège des opposants radicalisés. Difficile de les caractériser, je n’ai pas vraiment de bon terme. Les « casseurs » chers aux médias dominants sont dans ce cortège. Ils sont anarchistes non encartés, autonomes pour certains. Juste derrière eux, le cortège de la coordination étudiante, non encartés eux aussi. Et enfin, le « carré de tête » avec le SO de la CGT.
Nous empruntons le boulevard Diderot, et la présence policière se fait soudain plus visible dans les rues qui le croisent. Encasqués avec leurs boucliers, ils semblent vouloir en découdre. Jusqu’ici, ça a été plutôt calme. Les « totos », comme on appelle affectueusement les autonomes, ont bien lancé des pétards, certains assez bruyants, ils ont bien dû péter une vitrine, renversé quelques poubelles, tagué des murs, mais rien de dangereux pour les personnes.
Soudain, alors qu’à ce moment rien ne se passe et que nous croisons la rue Rondelet, les CRS qui barrent la rue se mettent à hurler en chargeant, ou charger en hurlant. Il ne se passait strictement rien, là, en ce moment précis. D’ailleurs, ils font seulement vingt mètres et s’arrêtent toujours dans la rue Rondelet. Le mouvement de recul de la foule s’arrête donc aussitôt, et la foule revient à l’embouchure de la rue les huer copieusement, les insulter, leur hurler qu’ils sont ridicules, puérils, provocateurs. Certains s’avancent assez près pour se prendre en photo avec des pancartes anti-flics sous leur nez. Il ne se passe rien de violent de notre côté. Et là, gratuitement, ils nous balancent une grenade lacrymogène, une putain d’ARME DE DÉSENCERCLEMENT, qu’un manifestant reçoit sur l’épaule au moment où elle pète pour lâcher son gaz. Il ne se passait rien, ils n’étaient pas encerclés, pas en danger, ils venaient de nous provoquer gratuitement pour nous voir courir comme des lapins, et ils nous balancent ça à la gueule.
Comment veulent-ils qu’après toute la foule ne se mette pas à chanter « Tout le monde déteste la police » ? Moi-même je le chante. S’ils appliquent des ordres, ce sont des ordres cons, et le préfet doit être viré. S’ils prennent des libertés, c’est encore plus grave. Bref, on leur renvoie leur grenade à coups de pieds, ils reculent un peu. Mon groupe recule également car la situation se tend. Plus loin devant nous, au croisement suivant rue de Reuilly, des grenades assourdissantes explosent. 160 décibels au point de déflagration, un camarade a eu le tympan percé le 28 avril. Encore des ARMES.
En reculant, nous nous apercevons qu’un cordon de flics a coupé la manif en deux. Et nous nous apercevons que plus loin devant le boulevard est coupé. Nous sommes donc dans une nasse, selon le terme consacré. Le dispositif était clairement prévu à cet endroit pour la mettre en place ici. Pourquoi ici ? Il se trouve qu’à l’arrivée de la tête de manif, une petite troupe de flics protégeait sur la gauche un chantier de l’hôpital Saint-Antoine donnant sur la rue, clos par des barrières, mais contenant manifestement un trésor de parpaings et de gravats, cadeau pour les « totos ». Et lesdits flics ont fini par abandonner la protection dudit chantier pour aller bloquer le boulevard plus haut, pendant que leurs petits copains bloquaient le boulevard en dessous, au coin de la rue Chaligny, juste devant le « carré de tête » syndical. De là à dire que les flics avaient prévu d’attirer l’attention des « casseurs » sur ledit chantier pour les provoquer à leur lancer des gravats pour permettre une répression violente, il n’y a qu’un pas, et je le franchis parce que j’attends désormais les pires merdes possibles de cette police socialiste.
Je suis en train d’écrire un roman, j’en suis désolé. Je remercie déjà ceux qui ont lu jusqu’ici, et je les exhorte à continuer car la suite est intéressante !
Notre petit groupe est donc revenu au coin de la rue Chaligny, avec la coordination étudiante. La tête est plutôt remontée se frotter aux flics qui bloquent à la rue de Reuilly. Nous sommes environ 500 personnes devant ce cordon qui coupe la manif en deux, et au moins 20 000 derrière. Le cordon est composé d’une ligne de CRS derrière, une ligne de gendarmes mobiles devant. Ils sont une centaine en tout et pour tout. Sur le trottoir sud où nous sommes, entre un kiosque à journaux et une vitrine de café, ils sont dix, cinq de chaque corps. Et ils se font copieusement insulter.
Je ne suis d’ordinaire pas un hurleur, pas colérique, mais là j’explose moi aussi. Je n’ai jamais vu une telle arrogance et un tel degré de provocation. Couper en deux la manif du Premier mai, ça ne s’est pas vu depuis les années 70, d’après des militants autour de nous. C’est une manif familiale ! Qu’importe que quelques manifestants un peu plus chauds pètent quelques biens ? Il y a des assurances pour ça, ça fait marcher la croissance ! Tout le monde leur crie dessus, leur dit de désobéir à leurs ordres à la con. Nous leur renvoyons leur argument paternaliste habituel du « vous vous mettez en danger en manifestant ». Car ils sont clairement mis en danger par leurs chefs, sciemment. Pour que ça pète. Il y a plusieurs centaines de personnes devant, plusieurs dizaines de milliers derrière, ils sont cent, une poussée et ils cèdent. Et pourtant, personne ne fait rien, ni eux, ni nous.
Je suis en troisième ligne, comme au rugby. Il nous faudrait d’ailleurs recruter des rugbymen pour les prochaines fois. Je vois leurs visages. Quelques uns sont tendus. Mais la plupart ont le regard vide du comateux éthylique. Non pas qu’ils aient bu, ils sont intoxiqués d’obéissance. Ils ne voient même pas dans quel danger ils sont, dans quelle position brutale on les met, la haine qu’ils peuvent générer, je suis sûr qu’ils sont persuadés de faire ce qu’il faut, de protéger… de protéger quoi ? L’ordre ? Quel ordre ? C’est cette intoxication d’obéissance qui permet d’envoyer des Juifs aux fours. Voilà, j’ai fait mon point Godwin, ça devait arriver, je ne le regrette pas, on peut continuer calmement.
« Tout le monde déteste la police » chantent des milliers de personnes. J’espère que ça rentre quand même dans leurs oreilles, que certains vont pleurer ce soir en rentrant chez eux. Qu’ils seront obligés d’expliquer à leur gosse de cinq ans pourquoi dans la cour de récréation d’autres gamins lui disent ça. D’ailleurs, les suicides sont légion, et notamment dans les anti-émeutes. À ce stade, des préfets ont du sang sur le stylo Mont-Blanc qui signe leurs ordres.
C’est pas fini ! Quoi, pas encore ? Non, pas encore. Quand j’en ai gros sur la patate, l’écriture est ma catharsis. Et puis vous pouvez lire en plusieurs fois. D’ailleurs j’essaye de mettre en gras les points importants pour vous faciliter la lecture en diagonale, c’est pas beau ça ?
« Cassez-vous, cassez-vous », « laissez-nous passer », « liberté de manifester » etc. Nous crions mais rien ne se fait. Rien ne se décide. De notre côté, plutôt entourés d’agités, nous préfèrerions revenir dans la partie plus nombreuse. On commence donc à pousser. J’ai mes doutes au début. Je ne veux pas prendre de coups. Personne ne veut prendre de coups. Mais la psychologie d’une foule l’emporte sur l’individuelle quand elle se met en mouvement. Comme certains poussent, je pousse aussi. Une première fois, ils résistent. Quelques coups de tonfa sur notre première ligne, rien de bien méchant. Une deuxième fois, nous poussons plus fort. Et ils cèdent. Ils essayent de faire tomber l’un des nôtres, mais l’auteur du croc en jambe tombe lui-même, du coup les autres le ramassent et nous laissent une brèche. Nous passons à une trentaine.
J’ai forcé un barrage d’anti-émeutes pour la première fois de ma vie. Moi qui suis radical dans mes idées mais mou du genou dans mes moyens d’action. Et vu la tournure des évènements, ce n’est sans doute pas la dernière… Hollande aura réussi le tour de force de radicaliser toute une frange du mouvement social, voire des gens pas du tout politisés à la base qui trouvent que trop c’est trop.
Ensuite, revenus du "bon côté", nous nous joignons aux demandes pour repasser à nouveau, mais avec nos dizaines de milliers de camarades cette fois. Et rien ne se passe. Défaut d’organisation ? Eh non. Rappelez-vous, le « carré de tête » est là, avec le SO de la CGT. Ya pas plus organisé que ça. Ils ne font rien. Nous apprenons d’ailleurs qu’au moment où les flics ont fait cordon pour bloquer le boulevard, ils ont empêché le cortège juste devant, celui de la coordination étudiante, de reculer de leur côté du cordon. Pour se débarrasser des éléments instables et être entre gens stables en somme. Sauf que les gens stables, ça ne fait plus plier un gouvernement depuis longtemps. « Soyons ingouvernables » est la banderole des autonomes.
J’en veux à la CGT. Je le dis d’autant mieux que j’en suis membre. Un certain nombre de ses structures, y compris son niveau confédéral, ne fait pas grand-chose pour massifier ce mouvement contre la loi Travail. Pourquoi ? Je ne vais pas m’étendre dessus, ça serait l’objet d’un article complètement différent sur les contradictions d’un mouvement ouvrier en partie dépendant de la bonne volonté d’un pouvoir socialiste pour sa survie financière et institutionnelle. En tout cas, la CGT n’a pas voulu se mettre en position de confrontation avec l’État, même non violente. Elle aurait pu faire avancer ses nombreuses camionnettes, Martinez aurait pu pointer sa belle moustache sous le nez du chef des flics, et lui dire « Le Premier mai, la rue est à nous, alors poussez-vous, reculez, laissez-nous monter à Nation tranquillement. » Et avec douze camions et 20 000 personnes derrière, le chef des flics aurait reculé avec ses sbires.
Mais le SO de la CGT ne l’a pas fait. Comment s’étonner dès lors que la contestation de cette loi radicalement capitaliste et destructrice qu’est la loi El Khomri s’exprime de façon radicale et anticapitaliste ? Comment s’étonner qu’une frange du mouvement, bien politisée et théorisant la violence comme désorganisation du pouvoir pour y créer des brèches et des contradictions, soit la seule visible et audible ? Finalement, qui des deux « décrédibilise le mouvement » ? Comme le dit un tag sur le côté de la manif : « Les biens ne ressentent pas de douleur ! »
C’est fini. Presque fini. La manif a repris après plus d’une heure de blocage par un cordon de cent casqués. C’est une victoire pour eux, une défaite pour nous, il faut être clair. Mais ils génèrent de la haine, et la haine seule est féconde, comme nous l’apprend la psychologie des masses. Les fabricants de lacrymos ont encore fait du chiffre d’affaires, ils vont finir par relancer l’économie à eux seuls. Beaucoup de manifestants « propres sur eux », certains plus âgés, ont été gazés, soit pour la première fois, soit pour la première fois depuis longtemps. Je ne sais pas si Hollande s’aperçoit qu’il se prive à jamais de ces électeurs. Qu’ils n’iront pas le sauver ni ses députés, pas même contre le FN.
En gestation chez moi, un article sur la situation du mouvement ouvrier sous un pouvoir socialiste de droite, et un sur la caractérisation de la violence et son expression. Merci à ceux qui ont lu jusque-là, vous pouvez lire ce que j’écris d’autre par là-bas si ça vous tente.
Épilogue : quelques temps plus tard, je vais boire une bière bien méritée pour me remettre de mes émotions. Je retire de l’argent à un distributeur aux abords de République (ah elles sont pas si mal que ça les banques hein !). Un sans abri y est assis, me demande du feu parce que son frère lui a piqué son briquet. Alors je lui donne le mien. Je ne m’en sers pas, je ne fume pas. Il me fait un grand sourire, ne me demande pas d’argent, me souhaite une bonne soirée. Et je suis content de me détacher d’un petit bien matériel au profit de quelqu’un qui en a plus besoin que moi sur le moment. Et je vais chanter dans un bar. Finalement, la vie est parfois belle !