Un parisien à la montagne : mais que se passe-t-il à la frontière franco-italienne ?

Dans les Alpes, la résistance s’organise afin de soutenir les exilé.e.s de passage et lutter contre les frontières. Témoignage et réflexions d’un parisien ayant passé quelques jours dans un village frontalier au-dessus de Briançon.

Au départ, je n’avais pas prévu de me rendre à Clavière cet été. Et puis, en vacances pas trop loin, la connaissance d’un copain sur place... je me suis finalement décidé pour y passer quelques jours. Pour voir, pour aider, participer même juste un peu à la lutte qui se mène là-bas depuis maintenant plusieurs mois.

Dans ce petit village italien, collé à la frontière avec la France, un lieu a été ouvert puis occupé afin d’y accueillir les exilé.e.s de passage. En compagnie d’un ami, c’est donc là que je me rends directement en descendant du bus : l’accueil y est chaleureux, quelques visages familiers sont également présents. Un élément interpelle nécessairement : l’espace occupé correspond à la partie inférieure de l’église du village, en gros le sous-sol, mais comme le bâtiment est construit dans une pente l’accès se fait par l’extérieur et la lumière du jour y entre. Le lieu a donc humoristiquement été baptisé "Chez Jésus", depuis le mois de mars des centaines d’exilé.e.s y ont été accueillis, sûr que le Seigneur est pas contre pour ça de mettre à disposition une partie de sa demeure !

L’intérieur ressemble à celui de nombreux squats "urbains", bien organisé : une cuisine, des sanitaires, et puis au fond une salle commune faisant également office de dortoir. Une mezzanine y a été construite et aménagée au mois de juillet afin d’augmenter le nombre de couchages, laissant de la place en-dessous pour un espace non-mixte. La différence avec un squat de ville et bien c’est qu’on est à la montagne, à plus de 1700 mètres d’altitude et les personnes qui viennent ici ne sont pas encore à la recherche d’un logement stable, elles veulent d’abord passer la frontière pour atteindre la France.

Chaque jour, ce sont 10, 15, 20 personnes, parfois plus, qui arrivent à Clavière en bus depuis Oulx, une petite ville italienne située un peu plus bas dans la vallée. Principalement des hommes dans la vingtaine, parfois plus jeunes et même mineurs, des femmes plus rarement (je n’en ai pas croisé durant les quelques jours où je suis resté).

Juste après Clavière, la route traverse la frontière et c’est la France, avec la station de ski de Montgenèvre. Un poste-frontière y est installé mais pas de panique : il suffit d’être blanc.he pour que les accords de Schengen et la libre-circulation des personnes soient respectés. Les flics ne contrôlent en effet que les voitures dans lesquelles ils aperçoivent une couleur de peau qui ne leur convient pas, ou encore les véhicules ayant une plaque d’immatriculation bien fichée, parce qu’ils ont stationné un peu trop longtemps devant Chez Jésus par exemple...
Alors pour celleux qui ne sont pas blanc.he.s et qui ne possèdent pas les bons papiers pour passer, il reste les sentiers et la forêt.

Là aussi pourtant, gendarmes et flics sont bien présents, quand on ne tombe pas carrément sur un régiment de chasseurs alpins [1]. Parfois même, au détour d’un sentier, des randonneurs sortent leur brassard pour se révêler être en réalité des flics en civils et vérifier les identités.
Toutefois, l’ensemble de la zone frontalière n’est pas encore complètement sous leur contrôle, et heureusement souvent des exilé.e.s réussissent tant bien que mal à passer. Quand illes parviennent à parcourir sans croiser de flics les 18km de randonnée qui séparent Clavière de Briançon, illes sont accueilli.e.s au Refuge, premier lieu "safe" côté français où illes pourront notamment recevoir un soutien pour leurs démarches administratives.
Pour les moins chanceux.ses qui tombent avant sur des condés, ces derniers les ramènent généralement à l’entrée de Clavière, au niveau de la frontière, et illes n’ont plus qu’à revenir se reposer un peu Chez Jésus avant de tenter de nouveau de passer.

Alors que nous nous promenions avec un ami sur ces sentiers, des souvenirs d’adolescence nous sont revenus : lorsque nous partions en colonie de vacances à la montagne, plusieurs fois nous avons joué à "Douaniers-Contrebandiers". Dans ce grand jeu qui se pratique idéalement dans un grand espace en forêt, deux équipes possédants chacune une zone propre s’affrontent : les contrebandiers doivent faire passer un maximum d’objets dans un "refuge" situé dans la zone adverse, et les douaniers tentent de les en empêcher... Montagne et forêt, un cadre similaire, simplement ce qui se déroule chaque jour à la frontière est tout sauf un jeu, et les exilé.e.s ne sont pas des contrebandiers, illes n’ont pas d’objet particulier à faire passer, uniquement leur propre personne, dans l’espoir d’une vie meilleure...

Ce qui se joue dans ces montagnes, c’est une véritable lutte de territoire. Les personnes solidaires des exilé.e.s n’exercent évidemment pas le rôle de passeurs-ses mais l’existence d’un lieu comme Chez Jésus et la présence militante affaiblit la frontière. Ainsi, celleux qui se font refouler trouvent un endroit où dormir à proximité et peuvent rapidement retenter de passer, sans avoir à errer des heures et retourner plus bas dans la vallée. Lorsque des violences policières sont commises — ce qui est fréquent — la présence de soutiens permet également plus facilement de briser la loi du silence et de les dénoncer publiquement. Du côté de la population locale, si parfois malheureusement une certaine hostilité se manifeste (à commencer par le curé de Clavière), nombreux sont surtout les actes de solidarité : tous les jours des habitant.e.s des alentours viennent Chez Jésus apporter de la nourriture, des couvertures ou simplement témoigner de leur soutien. Route de passage au coeur des Alpes, touristes et camarades connaissant l’existence du lieu s’arrêtent également de temps en temps pour filer un coup de main.
Le principal risque judiciaire qui pèse sur tout ce beau monde, c’est d’être accusé « d’aide à l’entrée d’étrangers en situation irrégulière sur le territoire français en bande organisée ». C’est en tous cas le chef d’inculpation qui a été retenu contre 7 personnes qui passeront en procès le 8 novembre, à la suite d’une marche de Clavière à Briançon le 22 avril dernier organisée en réaction à la manifestation de Génération Identitaire [2]. Aujourd’hui, il est donc plus que jamais nécessaire de renforcer la lutte autour de la frontière franco-italienne : à l’heure où la peste brune prolifère dans toute l’Europe, soyons des milliers en bande organisée à soutenir les exilé.e.s !

À Clavière, il n’y a pas besoin de regarder très loin pour réaliser que beaucoup de combats sont liés : tout autour la montagne est saccagée par les pistes de ski, les remontées mécaniques et les hideux lotissements des stations. On se doute bien que le passage des exilé.e.s ne peut qu’être mal perçu par une industrie touristique prête à maximiser ses profits à coups de canon à neige. Quelques kilomètres plus loin à vol d’oiseau, côté italien, c’est la lutte des No TAV de la Val di Susa dont on perçoit les échos...
Mais pour finir revenons Chez Jésus : un des intérêts de cette expérience est qu’elle permet d’organiser un soutien actif aux côtés des exilé.e.s tout en respectant les principes d’autonomie et d’autogestion. Pas de tri, pas de "gestion humanitaire", pas de contrôle social par une quelconque association comme c’est malheureusement trop souvent le cas dans ce type de luttes. Juste des exilé.e.s et leurs soutiens partageant ensemble un moment de vie. Depuis fin juillet, ce lieu est expulsable, on ne sait pas quand interviendra l’expulsion ni comment se réorganisera après la solidarité sur place.

Dans tous les cas, la lutte autour de cette frontière doit continuer à s’amplifier, le prochain rendez-vous se tiendra du 19 au 23 septembre, à l’occasion du camping itinérant Passa Montagna.

Soyons nombreux-ses à nous y rendre et partout continuons à nous organiser contre les frontières et leur monde !

C.B.

...

Notes

[1Il s’agit d’un corps d’élite de l’armée de terre

[2Au sujet de cette affaire, voir notamment ici et

Mots-clefs : Italie | no-border | migrants

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