Contexte
Le contexte des élections, c’est à la suite de la rébellion la plus grande et étendue de mémoire vivante contre le racisme et l’institution policière, intrinsèquement raciste. Les manifs ont commencé en mai suite au meurtre de George Floyd par la police de Minneapolis, et ont continué depuis. En septembre il y a eu une nouvelle vague, quand les flics qui ont tué Breonna Taylor chez elle n’ont pas été accusés de son meurtre. Le discours a changé soudainement – alors que l’abolition de la police était impensable, une métropole majeur, Minneapolis, a voté pour démanteler sa police (même si le processus s’est arrêté deux mois plus tard). “Instantanés du Soulèvement” donne du contexte historique et quelques expériences de manifestations à travers les États-Unis.
Une autre clé de compréhension, c’est que comme dans plein d’autres endroits du monde cette année, les conséquences de l’échec du gouvernement à répondre à la menace du coronavirus sont le désespoir économique, les expulsions, et un confinement qui a duré des mois. Des gens sont en colère et ils ont peur. Depuis longtemps, l’État a arrêté de faire semblant de faire des efforts pour atténuer la pandémie et plus de 200 000 personnes sont mortes, de façon disproportionnée des personnes racisées. Trump a dit clairement qu’il accorde plus de valeur à l’économie qu’à des vies humaines, et ça se voit dans ses actions, même après qu’il ait été atteint par la coronavirus. Il y a eu peu d’efforts pour mitiger la transmission, autre que les panneaux sur la route pour dire qu’il faut se laver les mains.
Le gouvernement est divisé, incapable de se mettre d’accord sur quoi que ce soit, et tellement pas concerné par les problèmes des pauvres qu’il est parti en vacances d’été sans renouveler les montants du chômage ni le moratoire sur les expulsions. Il y a un niveau général de désillusion et de méfiance envers le gouvernement et les politiciens que je n’ai jamais vu de ma vie. Cette méfiance justifiée, ainsi que les campagnes de fausses informations ciblées sur des personnes désespérées et vulnérables ont contribué à un climat houleux avec des théories conspirationnistes. Celles-ci ont été assez efficaces pour saper le partage d’informations sur la situation et la foi qu’on peut avoir dans les informations en général. Les divisions sont si profondes, qu’il n’est plus choquant de parler de l’arrivée d’une guerre civile.
Préparation
Cette année, Trump a essayé de déterminer quels éléments de l’État lui sont fidèles, et de tester comment va réagir la population quand celle-ci est déployée dans la rue, en préparation pour une épreuve de force après l’élection. En juillet, il a déployé une police fédérale à Portland, dans l’Oregon, où des agents dans des camions banalisés ont enlevé des personnes sans s’identifier comme étant policiers. Des témoins ont cru que c’était des séquestrations. Une analyse de l’utilisation des agents fédéraux comme façon de tester les limites du pouvoir c’est ici.
En plus de se préparer à maintenir le pouvoir par la force, Trump essaie aussi activement de saper l’élection, qu’il sait, il va probablement perdre. Il a même admis qu’il sabotait la poste exprès, en lui retirant des fonds et par l’installation d’un de ses supporters comme chef de la poste. Cette personne a ensuite ralenti les flux de livraisons, par le déclassement des machines de triage, et a réduit les heures de travail. Une analyse de comment Trump consolide son pouvoir est ici (en anglais).
Dans le contexte de la pandémie, où il y a un grand pourcentage de personnes qui vont voter par correspondance, Trump continue de s’acharner sur la fiabilité du vote par correspondance et a instruit ses soutiens de “protéger” les bureaux de vote- c’est-à-dire d’arriver avec des armes dans les communautés avec une majorité de personnes racisées qui sont supposées avoir plus tendance de voter à gauche. Lors du premier débat présidentiel, il a refusé de condamner les suprémacistes blancs, et dans la même phrase il a parlé directement à un groupe de suprémacistes blancs, les Proud Boys, en leur disant de “se mettre en attente”. Voici une analyse citoyenniste mais par ailleurs juste du chemin tracé vers l’autocratie, ça se trouve plus bas en français.
Mais comme Angela Davis a dit récemment - “Le sujet de l’élection n’est pas tant par rapport à qui va mener le pays vers un futur meilleur, mais plutôt comment on peut se soutenir et soutenir notre capacité de continuer à s’organiser et mettre la pression sur ceux qui sont au pouvoir”.
Une des inquiétudes dans tout ça c’est la montée des suprémacistes blancs et les milices d’extrême droite. Au fil des dernières années, ils sont devenus plus visibles et leurs propos se sont intégrés dans le discours mainstream. Le fait de pouvoir agir avec peu de conséquences leur donne une assurance qui continue de grandir inversement à leur nombre. Les milices de l’extrême droite ont mobilisé pour provoquer et attaquer les manifs, avec le soutien de la police. Le résultat c’est la blessure par balle ou la mort de manifestant.e.s antiracistes dans des endroits comme Albequerque, Austin et Kenosha. Une courte analyse du mouvement de l’extrême droite se trouve en lien ici, et plus bas en français.
À Kenosha, dans le Wisconsin- lieu de manifestations et d’émeutes après que la police a tiré dans le dos d’un homme noir, Jacob Blake, devant ses enfants- une vidéo montre la police locale remerciant les membres d’une milice armée et leur donnant des bouteilles d’eau, malgré le fait qu’ils étaient dehors après l’heure du couvre feu, et armés. Un des membres de cette milice, un ado qui s’appelle Kyle Rittenhouse, a plus tard tiré sur trois manifestants, dont deux sont morts. Il a été acclamé par Trump et d’autres comme un héros.
Les attaques par véhicules (lorsque des réactionnaires rentrent dans une foule de manifestant.e.s antiracistes ou anti-police avec leur voiture ou camion pour blesser ou tuer) deviennent tristement banales. Il y a eu au moins 68 attaques de ce type dans les cinq premières semaines du soulèvement, et c’est devenu tellement courant que ça n’apparaît même plus dans les médias nationaux. Beaucoup des personnes ont été blessées et plusieurs en sont mortes. Ici un article en anglais.
Après les meurtres par la police ou les milices, Trump et ses soutiens acclament et défendent les assassins, ce qui perpétue une culture de légitimation de la violence contre ceux qui font résistance. Le mois dernier, les agents fédéraux ont tué Michael Reinhol, l’antifasciste soupçonné d’avoir tué un membre des “Patriot Prayer” pendant une manifestation à Portland. La police dit qu’elle a essayé de l’arrêter, alors que les témoins disent que la police est arrivée et s’est mis à tirer avant même de s’identifier - un assassinat sans procès. Dans un tweet, Trump parlait de “représaille”.
Quel que soit celui qui finit au pouvoir en Novembre, il faut être préparé.e à ce que la répression d’État et la violence organisée des milices ne cesse de croître. La campagne de l’élection a été définie dans les termes de “la loi et de l’ordre”, explicitement “anti antifa” et anti anarchiste. Dans tous les cas il faut être prêt.e à se défendre, comme expliqué ici.
Trump tente très ouvertement de voler les élections et de s’emparer du pouvoir avec tous les moyens à sa disposition, tout en comptant sur la police fédérale et les militants d’extrême droite pour être ses soldats. Les États-Unis avancent plus loin dans l’autocratie, et la probabilité d’une crise constitutionnelle en novembre, de fait un coup d’État bureaucratique, est réelle. Si cela se produit, la mobilisation de masse sera la seule option possible, non pas pour défendre une soi-disant démocratie, mais pour maintenir l’existence d’autres possibilités. Nous devrions chercher des exemples dans l’histoire, mais aussi être conscient.e.s que ce moment ne suivra pas nécessairement le même chemin ni ne sera limité aux mêmes résultats.
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Comment fonctionne le fascisme : Le "Law & Order" de Trump n’est que non-droit, soutien à la violence raciste et au chaos
Alors que le président Trump adopte ouvertement la théorie de conspiration d’extrême droite QAnon et promeut "la loi et l’ordre" tout en refusant de condamner ses partisan-nes armé-es qui prennent pour cible les manifestant-es antiracistes, nous nous sommes entretenu-es avec Jason Stanley, philosophe de Yale et spécialiste de la propagande, auteur de How Fascism Works : The Politics of Us and Them. Selon Stanley, Trump a construit un culte de la personnalité au sein du parti Républicain, comme on a pu le voir lors de la Convention nationale républicaine, et a progressivement fait basculer les États-Unis dans l’autoritarisme au cours de son mandat. « Le fascisme est un culte du leader qui promet la reconstruction nationale face aux prétendues menaces des radicales-aux de gauche, des minorités et des immigré-es. Il promet que ellui seul-e peut nous sauver », déclare Stanley. « Dans la RNC [Republican National Convention], ce que nous avons vu, c’est un culte du leader. »
Transcription [d’une émission animée par Amy Goodman, journaliste d’investigation, incluant des extraits vidéos] :
AMY GOODMAN : Voici Democracy Now !, democracynow.org, The Quarantine Report. Je suis Amy Goodman.
DÉLÉGUÉS [du parti républicain] : Quatre ans de plus ! Quatre ans de plus ! Quatre ans de plus ! Quatre ans de plus ! Quatre ans de plus ! Quatre ans de plus !
PRÉSIDENT DONALD TRUMP : Maintenant, si vous voulez vraiment les rendre fous, vous dites "12 ans de plus".
DÉLÉGUÉS : Douze ans de plus ! Douze ans de plus ! Douze ans de plus !
Le PRÉSIDENT DONALD TRUMP : Parce que nous les avons surpris-es en train de faire de très mauvaises choses en 2016. Voyons ce qui va se passer.
AMY GOODMAN : "Douze ans de plus". C’est ainsi que Donald Trump a donné le coup d’envoi de la Convention nationale républicaine depuis la Caroline du Nord la semaine dernière, où il s’est rendu en avion pour le vote par appel nominal. La convention a eu lieu en plein soulèvement national contre la brutalité policière, quelques jours seulement après que Jacob Blake a été fusillé à Kenosha, dans le Wisconsin, et alors que la population continue de réclamer justice dans les rues pour Breonna Taylor et George Floyd. Mais le vice-président Mike Pence n’a pas prononcé leurs noms lorsqu’il s’est adressé à la RNC ; il s’est plutôt concentré sur le meurtre de l’agent de sécurité fédéral David Patrick Underwood à Oakland, en Californie.
LE VICE-PRÉSIDENT MIKE PENCE : Nous aurons la loi et l’ordre dans les rues de ce pays pour chaque Américain-e de chaque race, croyance et couleur. ... Le président Trump et moi-même savons que les hommes et les femmes qui endossent l’uniforme des forces de l’ordre sont les meilleur-es d’entre nous. Chaque jour, lorsqu’iels sortent de chez elleux, iels considèrent notre vie plus importante que la leur - des gens comme Dave Patrick Underwood, un officier du Service fédéral de protection du Département de la sécurité intérieure, qui a été tué par balle lors des émeutes à Oakland, en Californie. L’héroïsme de Dave est emblématique des héro-ïnes qui servent en bleu tous les jours. Et nous avons le privilège ce soir d’être rejoints par sa sœur Angela. Angela, nous vous le disons, nous partageons le deuil de votre famille, et l’Amérique n’oubliera ou ne manquera jamais d’honorer l’officier Dave Patrick Underwood.
AMY GOODMAN : Mais le vice-président Pence a omis une partie essentielle de l’histoire. L’homme accusé de la mort d’Underwood n’était pas un militant du mouvement Black Lives Matter, mais un homme lié au mouvement d’extrême droite "boogaloo", qui a utilisé les protestations contre la violence policière pour couvrir ses actes de violence.
Pence n’a pas mentionné Kyle Rittenhouse, le milicien blanc de 17 ans qui a tué deux manifestant-es dans les rues de Kenosha la semaine dernière. Lundi, le président Trump a refusé de condamner Rittenhouse, affirmant que le tireur aurait probablement été tué s’il n’avait pas attaqué les manifestant-es.
Cela s’explique par le fait que Trump a ouvertement fait sien-nes les partisan-es de la théorie de conspiration d’extrême droite QAnon, les décrivant comme "des gens qui aiment notre pays". Le mois dernier, interrogé par un-e journaliste, il a refusé de remettre en question l’élément central de cette théorie du complot.
JOURNALISTE : Au cœur de la théorie se trouve cette croyance selon laquelle vous sauvez secrètement le monde de ce culte satanique de pédophiles et de cannibales. Est-ce que cela ressemble à quelque chose que vous soutenez ?
PRÉSIDENT DONALD TRUMP : Eh bien, je n’ai pas - je n’ai pas eu vent de cela, mais est-ce que c’est supposé être une bonne ou une mauvaise chose ? Je veux dire, vous voyez, si je peux aider à sauver le monde des problèmes, je suis prêt à le faire.
AMY GOODMAN : En début de semaine, dans une référence manifeste à la théorie du complot des QAnons, Trump a affirmé que le candidat démocrate à la présidence Joe Biden était secrètement contrôlé par des gens qui se trouvent, je cite, "dans l’ombre". Il a tenu ces propos lors d’une interview avec Laura Ingraham de Fox News.
PRÉSIDENT DONALD TRUMP : Je ne veux même pas parler de Biden, car il ne contrôle rien. Ce sont eux qui le contrôlent.
LAURA INGRAHAM : Qui, selon vous, tire les ficelles de Biden ? Ce sont d’ancien-nes fonctionnaires d’Obama ?
PRÉSIDENT DONALD TRUMP : Des gens dont vous n’avez jamais entendu parler. Des gens qui sont dans l’ombre. Des gens qui sont -
LAURA INGRAHAM : Qu’est-ce que cela signifie ? Ça sonne comme une théorie du complot : "dans l’ombre". De quoi s’agit-il ?
PRÉSIDENT DONALD TRUMP : Non, des gens dont vous n’avez pas entendu parler. Il y a des gens qui sont dans les rues. Il y a des gens qui contrôlent les rues. Il y a une personne qui est montée dans un avion en provenance d’une certaine ville ce week-end, et dans l’avion, il était presque entièrement rempli de - de voyous portant ces uniformes sombres, des uniformes noirs, avec du matériel et ceci et cela. Ils sont dans un avion.
LAURA INGRAHAM : Où était-ce ?
PRÉSIDENT DONALD TRUMP : Je vous le dirai un jour, mais l’enquête est en cours.
AMY GOODMAN : Le président Trump n’a fourni aucune preuve pour soutenir ses déclarations sur les voyous dans les avions. Il a d’abord affirmé que l’avion se rendait à la Convention nationale républicaine. Mardi, il a déclaré aux journalistes que l’avion allait de Washington à, je cite, "partout". Selon NBC, la thèse de Trump ressemble beaucoup à une théorie du complot lancée en juin par un homme de l’Idaho, devenue virale dans les cercles d’extrême droite sur les médias sociaux.
Eh bien, pour établir un lien entre ces points, de la Convention nationale républicaine aux suprémacistes blanc-hes dans les rues des villes américaines en passant par l’adhésion du président aux théories du complot extrémistes, nous sommes maintenant rejoints par le professeur Jason Stanley de Yale. Philosophe de renom et spécialiste de la propagande, il a écrit le livre How Fascism Works : The Politics of Us and Them. Le professeur Stanley est enfant de réfugié-es de la Seconde Guerre mondiale. Il est professeur de philosophie à l’université de Yale et se joint à nous depuis New Haven, dans le Connecticut.
Bienvenue à Democracy Now !, Professeur Stanley. Vous étiez là lorsque le livre a été publié pour la première fois il y a deux ans, juste à la moitié du mandat de Trump. Et maintenant, soit il touche à sa fin, soit il sera à nouveau réélu. Mais parlons de ce que vous venez d’écouter, et des raisons pour lesquelles vous pensez que votre livre, How Fascism Works, est plus pertinent que jamais.
JASON STANLEY : Donc, le fascisme est un culte du leader qui promet la reconstruction nationale face aux supposées menaces des radicales-aux de gauche, des minorités et des immigré-es. Il promet que ellui seul-e peut nous sauver. Dans la RNC, ce que nous avons vu, c’est un culte du leader. Les républicain-es n’ont même pas pris la peine de fournir un programme. Iels ont juste dit : " Tout ce que Trump veut ". Quatre des six longs discours ont été prononcés par des membres de sa famille.
Ainsi, Hannah Arendt, dans Les origines du totalitarisme, signale que le premier pas vers l’autoritarisme est lorsqu’un parti politique se met à valoriser le parti plutôt que les partis, autrement dit lorsqu’un parti politique traite les autres partis non pas comme des opposants légitimes mais comme des traîtres au pays. L’étape suivante est lorsque le parti politique qui se comporte de cette manière est investi par un mouvement social et politique dévoué à un-e leader. Et c’est, je le crains, ce que nous constatons.
Lorsque j’ai publié mon livre il y a deux ans, les gens m’ont accusé d’hystérie, d’exagération, et ont énuméré les raisons pour lesquelles nous ne devrions pas avoir peur du fascisme en Amérique, bien qu’il soit profondément enraciné dans ce pays. Et je crains que les raisons énoncées soient tombées à l’eau. Iels ont invoqué des raisons telles que, vous voyez, les institutions restent indépendantes, le ministère de la justice reste indépendant. Ils ont invoqué des raisons comme l’absence de milices de droite tacitement approuvées par le gouvernement. Or, Arendt attire notre attention sur le fait que le gouvernement nazi a refusé de condamner la violence de la droite - de l’extrême droite, des individu-es violent-es attaquant les Juif-ves dans les rues. Iels ont refusé de les condamner. Iels ne les ont pas approuvées ; iels ont simplement refusé de les condamner. Et Arendt a dit que c’était leur donner la permission.
Donc, vous voyez, nous avons assisté à quatre années de chaos ici, et pourtant on nous dit que c’est la loi et l’ordre. On voit des milices dans la rue, soutenues par le président. On voit le gouvernement se faire l’écho d’une théorie du complot qui ressemble vraiment beaucoup aux Protocoles des Sages de Sion, une conspiration du début du XXe siècle selon laquelle les Judéo-Bolchevik-es seraient à l’origine du libéralisme et contrôleraient les médias et les institutions culturelles, les banquier-es étant de mèche avec les médias et le monde de l’art pour instaurer le communisme mondial. Nous avons vu cela à la RNC. Le sénateur Tim Scott y a évoqué les élites de Manhattan et les magnats d’Hollywood qui auraient prétendument tenté de répandre le socialisme aux États-Unis. Cette combinaison d’une élite riche et de communistes rappelle certaines des pires théories du complot du XXe siècle. Je suis donc très inquiet.
On constate - les gens ont dit : "Ce n’est pas du fascisme, parce qu’iels n’attaquent pas la démocratie". Eh bien, de quoi relèvent les attaques contre les élections, si ce ne sont pas des attaques contre la démocratie ? Donc, bien que je ne pense pas que Trump lui-même ait une vision, une sorte de grande vision, comme les fascistes d’autrefois, comme Timothy Snyder l’a nommé, cela n’est "même-pas- fascisme". Je pense que nous voyons une structure émerger, avec des figures comme Stephen Miller, avec toutes sortes d’idéologues suprémacistes blanc-hes dans ce gouvernement, qui pourrait provoquer, sans aucun doute, un virage autoritariste. La RNC a clairement incarné une attaque contre la démocratie.
AMY GOODMAN : Je veux revenir à la convention républicaine, où le président Trump a officiellement accepté l’investiture devant une foule d’environ 1 500 personnes massée sur le parvis sud de la Maison Blanche. Lors de son discours de remerciement, Trump n’a fait aucune référence à la fusillade de Jacob Blake par la police à Kenosha, Wisconsin, ni au meurtre des deux manifestant-es qui venait de se produire à Kenosha par un milicien blanc de 17 ans partisan de Trump.
PRÉSIDENT DONALD TRUMP : Lorsqu’il y a un manquement de la part de la police, le système judiciaire doit tenir les malfaiteur-euses pleinement et entièrement responsables. Et il le fera. Mais les choses ne peuvent pas se passer comme c’est le cas aujourd’hui, nous ne devons jamais tolérer la loi des foules.
Nous ne pouvons jamais tolérer la loi des foules. Avec la plus grande fermeté, le parti républicain condamne les émeutes, les pillages, les incendies criminels et la violence dont nous avons été témoins dans les villes dirigées par les démocrates, comme Kenosha, Minneapolis, Portland, Chicago, New York et bien d’autres. Dirigées par les démocrates. Il y a de la violence et du danger dans les rues de nombreuses villes dirigées par des démocrates dans toute l’Amérique.
AMY GOODMAN : Donc, Professeur Stanley, alors qu’un officier blanc a tiré à bout portant sept fois dans le dos de Jacob Blake quelques jours auparavant, et que deux militant-es de Black Lives Matter ont été abattu-es dans les rues de Kenosha par un tireur partisan de Trump, aucune mention d’elleux, mais un discours sur la tyrannie populaire dans les rues de villes dirigées par des démocrates.
JASON STANLEY : Ok. Donc, il y a deux chapitres dans mon livre - mon livre est une présentation en dix parties des tactiques fascistes. Il y a deux chapitres dans mon livre qui sont particulièrement pertinents par rapport à ce qui se passe actuellement : évidemment, le chapitre sept, "Law and Order", et le chapitre neuf, "Sodome et Gomorrhe".
Que signifie "Sodome et Gomorrhe" ? Le deuxième chapitre du livre de Hitler, Mein Kampf, s’intitule "Mon étude et mes luttes à Vienne". Il y parle de son séjour à Vienne, une ville, la capitale de l’Autriche, remplie d’étranger-es, sale, malade, de toutes sortes de langues différentes, remplie d’immigrant-es, et puis du groupe minoritaire détesté, qui pour lui était les Juif-ves. Donc, ce que nous voyons est une répétition de cette tactique : une attaque sur les villes. Hypocrite, bien sûr - Trump vient du Queens. Mais ce que fait Trump, c’est essayer de représenter les villes comme étant remplies d’étranger-es, de minorités et de maladies. Auparavant, il a déclaré que la ville de New York était infestée de maladies. Et je crois qu’hier ou, je crois, au cours des dernières 24 heures, il a dit que la ville de New York était responsable des décès dus au COVID. Donc, le but est d’attaquer - vous voyez, les villes sont des repaires d’indigent-es, de criminel-es et d’étranger-es. Les vrais Américain-es vivent dans les zones rurales en dehors des villes. Et les villes sont le lieu où vous avez des foules incontrôlables, des immigrant-es. Il y a des villes sanctuaires. C’est une tactique classique de ce genre de politique fasciste d’extrême droite.
Et puis la loi et l’ordre. Qu’entend-on par " loi et ordre " ici ? Pas lorsque… vous voyez, Kyle Rittenhouse ce n’est pas une violation de la loi et de l’ordre. Kyle Rittenhouse, qui a assassiné deux personnes, qui a tué deux personnes - c’est un radicalisé de 17 ans - n’est pas une violation de la loi et de l’ordre, parce que les partisan-es blanc-hes de Trump sont respectueux-ses de la loi par nature. Le rassemblement des pro-Trump de Portland, qui tirent des balles de peinture, qui sont agressif-ves envers les contre-manifestant-es, c’était respectueux de la loi. C’étaient des manifestant-es pacifiques, parce que selon cette notion de loi et d’ordre, les jeunes hommes noirs sont, par définition, des violateurs de la loi et de l’ordre. Les manifestant-es de gauche contre Trump ne peuvent rien faire d’autre que des émeutes et des pillages.
Maintenant, toute protestation - presque toute protestation aura des composantes avec des mauvaises graines qui deviendront violentes. Regardez les protestations à Hong Kong. A Hong Kong, la violence est devenue beaucoup plus grande que tout ce que nous avons vu ici. Néanmoins, les républicain-es n’ont pas qualifié les manifestations de Hong Kong d’émeutes. Savez-vous qui a dénoncé les manifestations de Hong Kong comme des émeutes ? Le gouvernement chinois. On voit ici que notre gouvernement se comporte comme le gouvernement chinois, présentant des protestations largement pacifiques, avec quelques mauvais éléments qui deviennent violents et devraient être condamnés, comme des émeutes. Et c’est une tactique contre-insurrectionnelle et autoritaire.
" Loi et ordre " ne signifie pas ici la loi et l’ordre. Est-ce que cela ressemble à la loi et à l’ordre ? Est-ce que les quatre dernières années ont été marquées par le respect de la loi et de l’ordre ? Ce discours que nous avons entendu à la RNC était une violation de la loi et de l’ordre, parce qu’il a été prononcé depuis la Maison Blanche en violation du Hatch Act, alors, vous savez - et avec fierté soit dit en passant, parce que ce gouvernement se réjouit de sa violation de la loi et de l’ordre, parce que, dans le fascisme, "loi et ordre" signifie tout ce que dit le leader, et "respectueux de la loi" signifie qui que soit le leader, et "sans loi" désigne les hommes du groupe minoritaire et les gauchistes et radicaux, les soi-disant radicaux de gauche.
AMY GOODMAN : Le président Trump a déclaré que le premier sénateur afro-américain du New Jersey, Cory Booker, aiderait Joe Biden à détruire des banlieues paisibles en y introduisant des logements sociaux et de la criminalité. C’est ce qu’a déclaré M. Trump à Fox News lundi soir.
PRÉSIDENT DONALD TRUMP : Vous avez cette belle communauté en banlieue, incluant les femmes, n’est-ce pas ? Les femmes. Elles veulent de la sécurité. Je me suis arrêté là où ils construisent des logements sociaux en plein milieu de votre quartier. J’y ai mis un terme. Si Biden est élu, il a déjà dit que ça irait à un rythme plus élevé que jamais. Et vous savez qui va s’en occuper ? Cory Booker. Ça va être sympa, non ?
AMY GOODMAN : Cory Booker, dit le président. Professeur Stanley ?
JASON STANLEY : Alors, il n’y a aucune preuve que Cory Booker, un sénateur, un sénateur afro-américain du New Jersey, dirige un tel programme. Il balance juste son nom. Il mentionne les femmes. Pourquoi mentionne-t-il les femmes ? Eh bien, cela rappelle ce que Langston Hughes appelait "nos fascismes de souche". Cela nous ramène aux pires moments de l’histoire américaine, l’histoire du lynchage. Ida B. Wells, dans Southern Horrors, la grande Ida B. Wells, la grande militante anti-lynchage, intellectuelle et journaliste, a dit : "Écoutez, le racisme et le sexisme vont de pair." Iels traitent les femmes blanches comme des victimes qui doivent être protégées des hommes noirs qui rôdent par un-e chef-fe fort-e, par - vous savez, par des milices blanches, le KKK [Ku Klux Klan].
Trump fait directement référence à cette période horrible de l’histoire américaine, qui est cette sorte de lynchage entre la fin du XIXe, début du XXe siècle et le milieu du XXe siècle. C’est ce que Du Bois, dans Black Reconstruction, appelle le fascisme, donc le fascisme américain. C’est l’aspect de l’Amérique qui influence Hitler, qui influence les lois Jim Crow, la subordination raciale.
Ici, j’ai donc un chapitre dans mon livre intitulé "L’anxiété sexuelle". Vous savez, en Allemagne, l’idée derrière l’idéologie nazie allemande et le Ku Klux Klan, souvent appelé la première organisation fasciste, était que les Juif-ves, les Juif-ves marxistes, essayaient de promouvoir une guerre raciale pour amener les Noir-es américain-es et les immigrant-es à renverser le christianisme blanc. Et cette idée, vous savez, Hitler l’a fomentée, comme je le documente dans mon livre. Il y a aussi cette propagande, qui recoupe ce que nous avons dit ci-dessus et ce que QAnon a dit, selon laquelle nous devons protéger nos femmes et nos enfants contre ces prédateur-ices, ces réseaux pédophiles.
Ceci fait écho à la classique fiction américaine, supposée et complètement inventée, sur les violeurs noirs, une fiction narrative, qui est à la base du lynchage. Et l’évocation arbitraire de Cory Booker en est un exemple. Ida B. Wells est, malheureusement, plus pertinente que jamais.
AMY GOODMAN : Pendant la convention républicaine, les intervenant-es ont utilisé un vocabulaire apocalyptique pour décrire les dangers d’une présidence Biden. Voici Charlie Kirk, le fondateur du groupe étudiant de droite Turning Point.
CHARLIE KIRK : Nous ne l’avons peut-être pas réalisé à l’époque, mais Trump est le garde du corps de la civilisation occidentale. Trump a été élu pour protéger nos familles contre la foule vengeresse qui cherche à détruire notre mode de vie, nos quartiers, nos écoles, nos églises et nos valeurs. Le président Trump a été élu pour défendre le mode de vie américain.
AMY GOODMAN : Charlie Kirk, le fondateur du groupe étudiant de droite Turning Point. Professeur Stanley, réagissez à cela et aussi aux gens qui lèvent les sourcils et disent : "Oh, voyons, vous comparez cela à l’Allemagne nazie ?"
JASON STANLEY : Ce discours évoque fortement un discours que Goebbels, Joseph Goebbels, le ministre de la propagande nazie, a prononcé en 1935, intitulé "Le communisme sans masque". Dans les discours de Goebbels, dont celui-ci que j’encourage les gens à lire, il représente régulièrement la menace comme une menace pour la civilisation occidentale. Il dit que le parti nazi va protéger le conservatisme social et les chrétiens de l’Armageddon du communisme, qui cherche à détruire la civilisation en tant que telle. Selon Goebbels, les communistes sont de mèche avec la pègre internationale. C’est donc ce lien entre le communisme et le crime, le présumé crime d’opinion.
Donc, c’est la même idée ici. Il y a Trump, d’une part, qui protège le christianisme, qui protège la civilisation occidentale, et tou-tes celleux qui s’opposent à Trump sont une foule hors la loi de mèche avec les communistes qui cherche à détruire la civilisation elle-même. Et c’est cette distinction ami-ennemi qui est totalement incompatible avec la démocratie.
AMY GOODMAN : À propos de la science ? Que dire du déni de la science, que Trump ne cesse de faire, de la promotion de l’hydroxychloroquine malgré toutes les études, jusqu’à, maintenant et visiblement à une vitesse vertigineuse – comme on pourrait justement qualifier cette campagne – promouvoir un vaccin juste à temps pour les élections, alors que les scientifiques de tout le pays disent que c’est dangereux et que cela sape la croyance des gens dans la science ?
JASON STANLEY : Alors, je devais recevoir la préface pour la version poche de mon livre avant le 14 mars, et il était très difficile de savoir quels pays feraient au pire avec le COVID.
Mais vous avez commencé cette émission en dressant la liste des pays qui ont le moins bien réussi : Le Brésil, les États-Unis et l’Inde, ainsi que la Russie. Je les ai donc répertoriés. J’ai prédit que ces pays allaient être les plus mal lotis, même si certains ont dit : "Quoi ? Ils ont des leaders forts - soi-disant forts."
Et bien, j’avais prédit qu’ils seraient les pires parce que ces dirigeants rejettent la science. Ils rejettent la science comme, vous voyez, l’attitude - je ne compare pas ici ces dirigeants à Hitler. Hitler avait une grande vision génocidaire qui fait défaut à ces dirigeants. Mais ce sont des dirigeants hypernationalistes qui voient le monde en termes d’amitié et d’ennemis.
Et comme le dit Hitler dans Mein Kampf, la science n’est qu’un outil au service de la gloire nationale. Donc, la seule façon pour ces dirigeants de faire monter les scientifiques sur le podium est que ces scientifiques soient les lèche-bottes des dirigeant-es, qu’iels les encensent, parce que ce type de politique n’est que ça : vous êtes soit avec nous, soit contre nous. Et la science, par essence, les faits, par essence, n’ont pas de parti pris. Ils ne choisissent pas un camp. Donc, la science est incompatible avec ces dirigeants. Ces dirigeants vont choisir des scientifiques qui se contentent de vanter les mérites des dirigeants et de leur dire ce qu’ils veulent entendre. Et tout ceci repose sur une idéologie de darwinisme social : Eh bien, laissez les faibles et les vieux et vieilles mourir. C’est une idéologie qui est très claire chez Bolsonaro dans la réponse du Brésil au COVID-19.
Et enfin, nous avons la militarisation de tout, comme s’il n’y avait pas d’Amérique, ou comme s’il n’y avait que nous et elleux. Et comme nous l’avons vu, le gouvernement Trump a cessé de se concentrer sur le COVID-19 lorsqu’il en est venu à considérer qu’il s’agissait essentiellement d’une maladie touchant la main-d’œuvre de base - c’est-à-dire principalement les Noir-es et les Hispano-Américain-es - et qu’elle était reléguée dans les villes gérées par les démocrates. Donc, vous voyez, ce genre de réflexion, il n’y a qu’amis et ennemis. Et quand il n’y a qu’amis et ennemis, et bien, la science n’a aucun rôle à jouer. Elle n’est vraiment qu’un outil de gloire nationale.
AMY GOODMAN : Jason Stanley, je tiens à vous remercier d’avoir été avec nous, professeur de philosophie à l’université de Yale, auteur de cinq livres, dont le plus récent, How Fascism Works : The Politics of Us and Them.
La suite, il y a 50 ans aujourd’hui, Salvador Allende était élu président du Chili. Nous allons parler avec son ancien conseiller, Ariel Dorfman, qui à l’époque dansait dans les rues de Santiago. Restez avec nous.
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Trump, l’extrême-droite et le retour de la répression milicienne
Matthew N. Lyons, ThreeWayFight.com, 1er septembre 2020.
La relation de Trump avec l’extrême-droite est aussi forte en 2020 qu’en 2016, mais la nature de cette relation a dramatiquement changé.
J’ai relu quelques articles que j’ai écrit à propos de Trump pendant la campagne électorale de 2016, pour prendre en compte ce qui était identique et ce qui avait changé, comme une façon de prendre du recul sur ce que nous affrontons à présent.
Un élément central est la relation entre Trump et les forces de l’extrême droite américaine, j’entends par là les personnes de droite qui sont fondamentalement déloyaux à l’ordre politique existant, parce qu’ils veulent le remplacer par quelque chose d’encore pire. Pendant la campagne de 2016, Trump avait une relation symbiotique avec l’extrême-droite qui était sans précédent – rien de comparable avec aucun candidat des partis majeurs de toute l’histoire américaine, autant que je puis en juger. La relation était particulièrement centrée sur la « droite alternative » (Alt-Right), qui a joué un rôle important en aidant la campagne de Trump, en particulier pendant les primaires mais aussi dans l’élection elle-même, à travers son usage efficace et innovant des réseaux sociaux pour attaquer les adversaires de Trump. En retour l’Alt-Right a obtenu une visibilité bien plus grande et une reconnaissance et une validation, par sa connexion avec une figure politique montante puis triomphante.
Si on observe la situation actuelle, il est toujours vrai que Trump a une relation symbiotique sans précédent avec les forces d’extrême-droite, mais les spécificités et les caractéristiques de cette relation ont changé.
En 2016, l’Alt-Right était le secteur d’extrême-droite le plus dynamique. Après l’élection, ils se déclarèrent eux-mêmes comme l’avant-garde de la coalition de Trump, et en 2017, ils firent un effort pour capitaliser sur leur succès et créer une large coalition de combattants de rue issus de toutes les forces de la droite. L’effort échoua et l’Alt-Right subit un déclin dramatique. Le rassemblement meurtrier Unite the Right à Charlottesville exposa à la vue de tous la brutalité au cœur de leur politique. Ce contretemps, suivi par une forte contre-mobilisation d’antifascistes, leur désacralisation par les médias, et une série de conflit internes, a laissé l’Alt-Right bien plus faible et isolée. Depuis la fin de 2017, l’Alt-Right n’a eu qu’une faible capacité de mobilisation.
Aujourd’hui, le secteur le plus dynamique de l’extrême-droite est le mouvement Patriote – les gens qui ont mis en avant les milices civiques, les théories conspirationnistes sur les élites globales et une idéologie militarisée de la propriété privée. Contrairement à l’Alt-Right, qui est nationaliste blanche (c’est-à-dire qu’ils veulent littéralement une nation entièrement blanche), le mouvement Patriote a toujours englobé diverses positions sur la question raciale et une tension entre des appels explicites à la domination blanche et ce que l’on nomme « le racisme aveugle aux couleurs » (color-blind racism), l’idéologie qui protège l’oppression raciale en niant sa réalité.
Le mouvement Patriote était probablement beaucoup plus gros que l’Alt-Right en 2016, mais il se tenait relativement tranquille après l’échec de l’occupation du Malheur Wildlife Refuge un peu plus tôt la même année. A l’inverse, 2020 a vu une série de mobilisations politiques beaucoup plus proches de l’idéologie Patriote que du nationalisme blanc de l’Alt-Right, en particulier lors des rassemblements pro-armes de Richmond (Virginie), en janvier, et dans les manifestations anti-confinement d’avril et mai. Ainsi, alors que l’Alt-Right de 2016 faisait un usage efficace d’internet, des « mèmes » et des campagnes de harcèlement en ligne, le mouvement Patriote a démontré sa capacité à faire descendre des centaines, des milliers, voire des dizaines de milliers de personnes dans les rues des villes dans tout le pays, ce dont l’Alt-Right n’a jamais été capable.
Ce n’est pas seulement qu’une autre branche de l’extrême-droite est en position de force maintenant qu’en 2016. C’est aussi que le mouvement Patriote a développé une relation différente à Trump et au système politique en place que ce que faisait l’Alt-Right.
En 2016, la plupart des membres de l’Alt-Right soutenaient Trump avec enthousiasme, mais ils savaient clairement qu’il n’était pas l’un des leurs. Ils disaient : Trump ne partage pas nos vues politiques, mais il nous est utile ; il crée des ouvertures pour la promotion de notre message, il attaque nombre de nos ennemis – dont l’establishment conservateur – et il travaille pour les changements radicaux dont nous avons besoin. L’Alt-Right voyait les politiques anti-immigrants et islamophobes de Trump comme ralentissant le processus de « génocide des Blancs », mais ils n’ont jamais espéré démanteler les États-Unis ou créer une société « White-only ». Et, au fur et à mesure, de nombreux membres de l’Alt-Right furent déçus par ce qu’ils considéraient comme une trahison, de la part de Trump, de sa promesse « America first », et comme une capitulation à l’establishment conservateur. On peut observer ce changement très clairement sur le blog des Dissidents occidentaux (Occidental Dissent), où le membre de l’Alt-Right Brad Griffin (« Hunter Wallace ») a d’abord soutenu Trump, mais écrit à présent sur lui avec mépris et haine.
Le mouvement Patriote n’a jamais lancé d’appel à un ethno-État blanc, mais a développé ses propres méthodes pour délégitimer le système politique existant, par exemple en encourageant les gouvernements locaux à faire usage de leur veto ou à ignorer les lois fédérales, et même à créer de nouvelles institutions, comme les « tribunaux de la jurisprudence » (common law courts) revendiquant une autorité légale. En 2014, des centaines d’activistes Patriotes armés affrontèrent avec succès un assez gros contingent de forces fédérales au ranch de Cliven Bundy (Nevada), dans un conflit à propos du refus, de la part de Bundy, de payer des droits de pâture sur les terres fédérales. Il est difficile de trouver un autre exemple d’un défi de la droite armée à l’égard du gouvernement américain à une si grande échelle depuis que les troupes fédérales s’attaquèrent au Ku Klux Klan, lors de l’ère de la Reconstruction dans les années 1870.
Cependant, le mouvement Patriote a été (malgré des exceptions) un plus loyal et fidèle soutien au président Trump et à ses efforts pour étendre le contrôle fédéral que l’Alt-Right. Les activistes Patriotes sont engagés dans une gymnastique idéologique qui considère les immigrants sans papiers, les réfugiés et les manifestants de gauche comme des outils aux mains d’une sinistre conspiration des élites pour imposer un gouvernement mondial. Cette base leur permet de rationaliser leur soutien aux mesures répressives de Trump comme une défense du surgissement populiste contre une campagne soutenue par les élites dirigée contre ce surgissement.
En décembre 2015, j’ai suggéré qu’on pouvait lire la relation amicale entre Trump et la plus grosse partie de l’extrême-droite comme le fait que « la campagne de Trump, cooptant l’extrême-droite en son sein, à défaut de renouveler leur loyauté, suspend en tous cas leur déloyauté à l’ordre politique existant ». Cette cooptation a eu des effets limités sur les membres de l’Alt-Right et les autres nationalistes blancs, mais a entraîné une forte poussée du mouvement Patriote.
Il n’est donc pas surprenant que les activistes Patriotes – associés aux Three Percenters, aux Oath Keepers, aux milices et autres groupes liés – ont joué un rôle majeur dans la vague de répression milicienne qui s’est abattue sur les manifestations Black Lives Matter cette année. Renforçant l’acharnement policier brutal, des militants d’extrême-droite armés s’en sont pris à des manifestations BLM des centaines de fois en 2020. Depuis le meurtre de George Floyd fin mai, les militants de droite ont attaqué physiquement des manifestants plus de cent fois, et ont tué au moins trois personnes. Encouragés par les flics racistes et par la rhétorique de Trump sur « la loi et l’ordre », ces activistes ont fonctionné implicitement ou explicitement comme des milices aidant la police à réprimer la dissidence radicale.
Précédemment, les tueurs de masse d’extrême-droite comme Dylann Roof (Charleston, 2015) ou Patrick Crusius (El Paso, 2019), ont généralement justifié leur violence en termes de nationalisme blanc ou d’idéologie néonazie. Mais Kyle Rittenhouse, qui a tué deux manifestants à Kenosha la semaine dernière, s’est présenté comme un membre de la milice locale protégeant les commerces locaux, et est presque caricatural dans son adoration de la police. De même, contrairement à Roof ou Crusius, Rittenhouse a été soutenu par des figures comme Tucker Carlson et Trump lui-même. Il est vrai que certains des miliciens récents ont été des nationalistes blancs, mais les nationalistes blancs ont tendu à être ambigus sur le soutien à apporter à la police ou non, alors que les groupes de Patriotes se sont ralliés à eux constamment. Dans la ligne des groupes Patriotes, il y a les Proud Boys, une organisation misogyne qui est « chauvine occidentale » mais multiraciale, et qui a sans cesse essayé de se présenter comme une milice alliée à la police, de même que les Patriot Prayers, un groupe régional du Nord-ouest avec une ligne politique similaire à celle des Proud Boys.
Si l’activisme sur internet était l’élément central de la relation symbiotique de Donald Trump avec l’extrême-droite en 2016, la violence physique et le harcèlement jouent ce rôle aujourd’hui. Qu’ils intimident les manifestations Black Lives Matter ou qu’ils les intensifient, les miliciens d’extrême-droite donnent un ton dramatique aux proclamations de Trump selon qui des mesures extraordinaires sont nécessaires pour combattre l’illégalité. En retour, son discours anxiogène (fearmongering) offre aux activistes Patriotes et aux autres paramilitaires de droite une validation, et une attention politique accrue.
La répression milicienne comme un auxiliaire du pouvoir d’État n’est pas un fait nouveau – elle a fait partie intégrante des USA depuis le début. Pendant l’essentiel de l’histoire des USA, l’appareil répressif d’État a été relativement petit, et les gens au pouvoir dépendaient lourdement des forces non-publiques d’hommes blancs armés pour conserver les populations assujetties – Indigènes, Noirs, Mexicains et Asiatiques – terrorisés et sous contrôle. Pendant la période clé de l’industrialisation, des années 1870 au années 1930, les capitalistes ont aussi dépendu lourdement des armées privées comme l’agence de détectives Pinkerton pour intimider, battre ou tuer les travailleurs qui essayaient d’organiser des syndicats ou de lancer des grèves. Encore dans les années 1970, les agences de sécurité fédérales financèrent des organisations miliciennes de droite comme la Legion of Justice et la Secret Army Organization pour espionner, vandaliser ou attaquer physiquement les gauchistes. En 1979, un agent secret du Bureau de l’Alcool, du Tabac et des Armes à feu aida à organiser l’opération qui aboutit au massacre de Greensboro, lors duquel une coalition d’hommes du Klan et de nazis tuèrent cinq gauchistes lors d’un rassemblement anti-Klan.
De manière générale, toutefois, la répression milicienne a tendu à décliner dans le dernier demi-siècle, les groupes traditionnels comme le Ku Klux Klan devenant un fardeau pour la classe dirigeante, d’importantes sections du mouvement suprémaciste blanc abandonnant leur loyauté à l’État pour le nationalisme blanc, et l’appareil répressif d’État devenant beaucoup plus gros et plus puissant. Mais à présent nous observons une nouvelle tentative de rétablir la répression milicienne aux côtés de l’État sécuritaire moderne.
La résurgence actuelle du « milicianisme de droite » est instable et incertaine, car elle est permise par une situation d’une volatilité sans précédent. D’un côté, il y a une vague de manifestations, de soulèvements et de grèves contre la violence policière et la suprématie blanche bien plus forte que tout ce qu’ont connu les USA depuis des décennies. De l’autre côté, il y a un président qui promeut une politique suprémaciste, qui subordonne régulièrement les fonctions gouvernementales à son propre intérêt personnel, et qui en même temps menace ses opposants et célèbre la violence contre eux. Les activistes Patriotes armés et d’autres militants d’extrême-droite se rallient à la police en partie parce qu’ils sont effrayés par la révolte de la classe ouvrière menée par les Noirs, et en partie parce que, en dépit de leurs réserves, ils continuent de voir en Trump un leader populiste en guerre contre le pouvoir enraciné de l’élite. Leur loyauté de facto au système pourrait se transformer en soutien aux efforts pour maintenir Trump au pouvoir par des moyens extralégaux, ou en opposition armée s’ils abandonnent Trump ou s’il quitte le pouvoir. Une tentative de coup d’État ou une guerre civile – je parlerai de ces dangers dans un post ultérieur.