Plus d’une centaine de milliers de personnes en colère qui occupent depuis bientôt quatre semaines ronds-points et péages, qui tentent de bloquer et ralentir le fonctionnement des plate-formes logistiques de supermarchés, de dépôts pétroliers ou à l’occasion d’usines, qui se rassemblent tous les samedis dans les villes moyennes comme dans les métropoles pour prendre d’assaut préfectures et mairies, ou tout simplement détruire et piller ce qui les environne, voilà que l’automne accouche à l’improviste d’un énième mouvement social. De quoi faire accourir tous ceux qui aiment l’odeur des troupeaux, pour tenter de le chevaucher ou simplement être là où ça se passe en suivant l’odeur des lacrymos. Comme lors du mouvement syndical contre la Loi Travail de 2016 (mars-septembre) et ses suites contre les ordonnances en 2017 (septembre-novembre), ou celui contre la réforme de la SNCF cette année (avril-juin) en somme. Sauf que ça ne s’est pas tout à fait passé comme cela.
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Pour une fois, un mouvement a éclaté de façon auto-organisée hors des partis et des syndicats, pour une fois il s’est d’emblée fixé ses propres échéances tant au niveau local que national –des échéances souvent quotidiennes et non pas au rythme hebdomadaire ou mensuel de grandes journées orchestrées par des chefs de troupe et cadrées d’avance avec la police–, définissant même ses propres lieux et parcours d’affrontements et de blocages en refusant obstinément de quémander une autorisation préfectorale préalable. Bref, un peu d’air frais pour tous les militants qui n’attendent rien moins qu’un grand mouvement collectif pour ressortir de chez eux. Et pourtant ! Alors que les miettes réclamées par n’importe quel collectif citoyenniste, syndicaliste ou victimiste à l’aide d’un rapport de force dans la rue pour aider ses représentants à mieux négocier avec le pouvoir n’a jamais empêché grand monde de participer, voici que les braves militants anti-autoritaires se mettent à disséquer celles qui ont fait déborder le vase des gilets jaunes. Ah, mais c’est bien trop réactionnaire de se mettre en colère contre le prix de l’essence ou les taxes. Ah, mais c’est qu’ils voudraient dans leur consultation virtuelle à la fois que le SMIC ou que les retraites augmentent de 40% et une baisse des charges pour les patrons, moins d’élus et que le pouvoir les écoute par référendum, augmenter le nombre de flics et de juges ou remettre hôpitaux, trains et Poste dans les villages, interdire le glyphosate et remettre des usines partout, intégrer les immigrés dociles et virer les nombreux réfugiés déboutés de l’asile, rétablir l’ISF et que les banques cessent de racketer les commerçants. Bref, plus il y a de monde qui rejoint ce mouvement, et plus les cahiers de doléance s’allongent, en un fourre-tout hétéroclite de lieux communs et de réformettes de droite comme de gauche, qui sont la marque d’esclaves tentant de ripoliner leur cage. Rien d’étonnant à demander du changement pour que surtout rien ne change, après plusieurs décennies de dépossession, de restructuration productive et de domestication technologique depuis la dernière tentative d’assaut du ciel des années 70. Rien d’étonnant, mais un jeu plus ouvert qu’il ne l’a été au cours de cette dernière décennie, un jeu seulement donné d’avance pour les météorologistes effrayés qui préféreront toujours le statu quo démocrate et bien huilé aux possibilités de bouleversement en tous sens, à moins bien sûr que la fameuse rupture ne se produise d’un seul coup, magique et pure, bienveillante et sans processus ni dépassements.
Mais voilà, le militant anti-autoritaire pourtant rompu à tout avaler en matière de revendications réformistes pour se mêler aux mouvements de lutte, n’y retrouve cette fois-ci pas assez de lieux communs connus. Le refus des licenciements ou de la fermeture d’une usine qui broie des vies et empoisonne, passe encore, c’est la lutte de claaasse, voyez-vous. Des HLM et autres cages administrées dans des centres dédiés (pour SDF, d’asile, etc.) passe encore, c’est l’urgence de sortir des miséreux de la rue, voyez-vous. Un procès et des expertises équitables avec en sus des flics en prison, passe encore, tant que c’est dit autrement et porté par des familles. Le refus du tri à l’entrée de la machine à former les futurs dirigeants passe encore, c’est l’occasion de rater des cours sans toucher à la hiérarchie sociale. Le refus d’une nuisance parce que trop ceci ou pas assez cela passe encore, tant que le et son monde ne vient pas briser la belle composition citoyenne avec les aménageurs de l’existant.
A toutes ces occasions et dans bien d’autres, du militant qui tracte son programme à celui qui brise des vitrines ciblées, on prend généralement bien soin de défendre son activité en distinguant le sommet et la base du mouvement, les tristes revendications des organisateurs et la colère des présents, on s’évertue à mettre en balance le prétexte initial pour relever la tête et les possibilités de rompre la routine de l’exploitation, on soupèse les ingrédients du bordel pour faire grossir sa chapelle. Bref, on fait de la politique dans une dialectique avec la gôche : on conscientise, on radicalise, on socialise, on déborde, on recrute et on fait le vilain petit canard de la grande famille progressiste. On rêve même parfois de destituer le président afin de pouvoir se passer d’une rupture révolutionnaire violente. Mais que faire quand il n’y a plus ni base ni sommet et pas même de revendications polies et unitaires, mais une prolifération de colères diffuses (des retraités aux lycéens, des bloqueurs du jour aux émeutiers du soir) ? Quand il n’y a pas de sujet politique à soutenir ou sur lequel s’appuyer ? Quand Facebook devient un ersatz d’assemblée et que le cortège de tête n’a plus le monopole de l’affrontement en manif ? Quand les mots qui sortent sont plus grossiers, les arguments plus confus et les symboles plus rudes ?
Car tout d’un coup, avec le mouvement des gilets jaunes, voilà que le militant anti-autoritaire redécouvre le monde qui l’entourait ! Lui qui s’était extasié hier devant le dit Printemps arabe sans que l’abus « interclassiste » du mot « peuple » (« le peuple veut la chute du régime » était un slogan très présent) et la foison de drapeaux nationaux ne soit un irrémédiable frein, est aujourd’hui dégoûté des mêmes limites de son côté à lui de la Méditerranée. Lui qui hier s’était émeuté contre la Loi Travail ou lors du 1er Mai dernier sans trouver sa présence incompatible avec celle de drapeaux floqués de la faucille et du marteau, ou avec celle de banderoles de tête parisiennes parfois douteuses (taguées de punchlines de rappeurs réactionnaires en tout point) reste aujourd’hui frappé de stupeur par des drapeaux tricolores et des slogans populistes.
Volontairement aveugle, il n’avait jamais remarqué les centaines de drapeaux tricolores dans les rassemblements de la France Insoumise lors de la dernière élection (place de la Bastille à Paris le 18 mars 2017 ou sur le Vieux Port de Marseille le 9 avril 2017), pas plus que ceux déployés par centaines de milliers dans les rues lors de l’épopée victorieuse du spectacle footballistique de juillet 2018 (arborés à l’unisson par de jeunes pauvres des cités et par de vieux riches racistes). Non, le militant est une personne aussi simple que son idéologie de supermarché bio. Un immonde emblème=un facho, point barre. Oui à la casse militante lors de manifestations cadrées, au coude à coude au sein de blacks blocs avec des staliniens, des maoïstes ou des néo-blanquistes organisés, non à celle lors de rassemblements dispersés sans organisateurs ni parcours définis, mais où logiquement des fascistes organisés peuvent aussi être présents. Pour ces militants qui ont plus d’allergie pour les fascistes organisés que pour les staliniens organisés, pour les partis que pour les syndicats, la démangeaison semble plutôt en mode courant alternatif, à moins de réviser le concept de perspectives anti-autoritaires, bien entendu.
A bout d’arguments pour tenir ce mouvement incontrôlé à distance, il n’est même plus surprenant que certains limitants en soient venus à balbutier, comme des girouettes déboussolées, la ritournelle classique du pouvoir : quand il vient, lui, se mêler par réflexe conditionné au bordel dans un mouvement syndical ou de gôche, il peste contre ceux qui l’accusent de « récupérer le mouvement », d’être « un élément extérieur ». Ben non, lui il apporte simplement sa propre contribution émeutière. Mais que des lycéens, des anarchistes ou des voyous s’avisent de se pointer dans le bordel en cours initié par les gilets jaunes pour agir à leur manière et comme bon leur semble, et voilà qu’il reprend à son tour l’antienne sur les pseudo-récupérateurs d’un « mouvement intrinsèquement proto-fasciste ». Dans la course aux catégories du pouvoir, les chasseurs-cueilleurs (oups, les « casseurs-pilleurs »), c’est forcément autre chose ! Et nous qui croyions naïvement qu’un mouvement était d’abord ce que chacun en faisait et ce qui s’y passe réellement, au-delà de ses représentations et sujets politiques fantasmés.
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Finalement, pour nombre d’anti-autoritaires, il a semblé pendant une semaine ou deux plus prudent de rester en territoire connu, en mouche du coche du fameux camp du progrès social, fût-il syndicaliste tendance CGT-matons ou SUD-Intérieur, patriotard tendance 6e République ou politicien tendance Indigènes, plutôt que d’affronter l’imprévu d’une contestation ouverte sans dirigeants ni cadre fixé a priori. Avant bien sûr de se jeter dedans, mais de la même manière qu’il le faisait auparavant, en ajoutant une pierre à pierre, un tag à un tag, et ainsi de suite. Et alors très vite est apparu ce mot magique, « situation pré-insurrectionnelle », justifiant à lui tout seul d’avoir sauté le pas, même en se pinçant un peu le nez. Se noyer avec délice dans le troupeau rouge ou plonger avec réticence dans le troupeau jaune, participer pour influencer ou rester spectateur pour garder les mains propres, voilà un bon exemple de fausses dichotomies, parce que les termes mêmes de la question sont biaisés. A notre avis, la question n’est en effet jamais de participer ou pas à un mouvement, d’en être acteur ou spectateur, mais uniquement d’agir pour détruire l’existant en toute circonstance, avec ou sans contexte de lutte particulier, que les autres se meuvent pour telle ou telle miette initiale plus ou moins (in)intéressante, tant qu’on le fait avec nos propres idées, pratiques et perspectives. Dedans, dehors ou à côté d’un mouvement, en rapport avec lui ou bien au large. Seul ou à plusieurs. De jour comme de nuit.
Quant à la question insurrectionnelle, il est vrai que si on veut abattre l’État et détruire toute autorité, elle semble un préalable indispensable, qui ne sera de toute façon pas le seul fait des anarchistes et des révolutionnaires (c’est d’ailleurs pour cela que les autoritaires néo-blanquistes passent leur temps à tenter de chevaucher luttes et mouvements, pour trouver une masse à manœuvrer, ou que d’autres tentent sans cesse d’y recruter des adeptes). Les révoltes et les insurrections éclatent déjà sans nous, et lorsqu’on a ni désir de diriger ces mouvements ni mépris envers les esclaves qui se révoltent pour leurs propres raisons, la question intéressante à se poser devient plutôt : qu’est-ce que nous voulons faire, nous ? Agir déjà sans attendre personne, ici et maintenant, n’exclut en effet pas la possibilité de le faire a fortiori quand éclate une situation de bordel chaotique, En tout cas pas quand on a déjà réfléchi un minimum à nos propres perspectives. Quand on est alors capables en toute autonomie de saisir les occasions qui se présentent pour tenter de réaliser nos propres projets subversifs.
Quant à la révolution, nous rejoignons ce que des anarchistes italiens viennent d’écrire dans un texte ayant trait à ce qui se passe en France (Di che colore è la tua Mesa ?), dont nous reprenons ici un des développements :Pour ceux qui caressent encore ce désir, comment imagine-t-on que la révolution puisse éclater ? Pense-t-on vraiment que ce sera l’œuvre d’une convergence de mouvements sociaux, tous dotés de leur juste revendication, mus par des décisions prises à l’unanimité au cours d’assemblées où l’idée la plus radicale emportera le morceau ? Et donc avec un scénario de ce genre : naît un mouvement à la cause impeccable, à sa tête se trouvent les militants les plus illuminés qui le guident de bataille en bataille en obtenant des victoires enthousiasmantes, ses rangs grossissent, sa réputation s’accroît, son exemple se diffuse de manière contagieuse, d’autres mouvements similaires surgissent, leur puissance se rencontre, ils s’alimentent et se multiplient réciproquement, jusqu’à arriver à l’affrontement final au cours duquel l’État est enfin abattu… Quel beau récit ! Qui l’a produit, Netflix ? A quel épisode on en est ? Si on ne veut pas en rire, on peut toujours rester sérieux. Mieux, on peut même analyser scientifiquement. Comme ces visionnaires bordiguistes qui dès août 1936 savaient qu’il n’y avait aucune révolution en cours en Espagne. La raison était évidente, une évidence sous les yeux de tous, c’est même embarrassant de le rappeler : sans théorie révolutionnaire pas de révolution, sans parti révolutionnaire pas de théorie révolutionnaire. En Espagne y avait-il le parti révolutionnaire (le leur, évidemment) ? Non ? Et alors, de quoi pouvait-on parler ?
Parce qu’au cours de l’histoire, l’étincelle des émeutes, insurrections et révolutions a presque toujours surgi non pas de profondes raisons mais de simples prétextes (par exemple : le déplacement d’une batterie de canons a déclenché la Commune de Paris, une protestation contre le rata de la marine militaire a allumé la révolution spartakiste, le suicide d’un vendeur à la sauvette a lancé le dit Printemps arabe, l’abattage de quelques arbres a entraîné la révolte du Parc Gezi en Turquie), nous trouvons vraiment embarrassant ceux qui face à ce qui se passe avec les gilets jaunes (ou hier en Espagne avec les autonomistes catalans) n’acèrent leur regard que pour y trouver des traces du programme communiste, ou de la pensée anarchiste, ou de la théorie radicale, ou de la critique anti-industrielle, ou… Après quoi, suite à la déception de ne pas avoir discerné dans la rue de contenus suffisamment subversifs, de ne pas avoir compté de masses suffisamment nombreuses, de ne pas avoir remarqué des origines suffisamment prolétariennes, de ne pas avoir constaté de présences féminines suffisamment paritaires, de ne pas avoir entendu un langage suffisamment correct –on pourrait allonger la liste à l’infini– il ne reste qu’à s’horrifier et demander à qui peut bien profiter toute cette agitation sociale. Cui prodest ?
Si certains attribuent les émeutes qui ont secoué le pays en novembre 2005 à une manœuvre pré-électorale de Sarkozy, qui aurait intentionnellement répandu de l’essence sur une petite flamme facile à allumer puis à éteindre (une des nombreuses bavures de la police) pour être ensuite remercié en tant que chef des pompiers efficace, de la même manière il serait aujourd’hui facile de voir la patte de Le Pen derrière la demande populaire de démission de Macron. A présent que souffle fort à travers toute l’Europe un vent favorable à la droite, pourquoi attendre la prochaine échéance électorale quand il est possible de l’anticiper avec un petit coup d’épaule ? Il s’agit d’une hypothèse complotiste qui, y compris dans son caractère logique, est surtout complètement idiote à formuler. Mais bien sûr que Sarkozy-le-dompteur ou que Le Pen-l’aspirante-directrice-du-cirque pourraient avoir libéré en cachette les fauves pour semer la panique et, après la fin de l’urgence, être appelés pour remplacer l’incompétent qui n’a pas su protéger la société !
Mais imaginons, même de façon absurde, que ça ce soit passé ainsi… et alors ? Ces fauves ce sont nous tous, et c’est justement lors de moments de liberté de mouvement que nos possibilités augmentent pour se débarrasser pour toujours des cages de ce monde. Tant que nous sommes enfermés dedans nous restons surtout impuissants, seulement capables de rugir et de montrer des dents toujours plus cariées. Mais en ces jours de liberté, bien qu’on puisse être pourchassés, tout redevient possible – y compris l’impossible. Il est prévu que notre liberté ne soit que provisoire, une brève disposition dans un investissement à moyen ou à long terme ? Et bien, c’est à nous de faire qu’elle devienne définitive, en envoyant valser les plans de ceux qui étaient certains de pouvoir commander le démon de la révolte après l’avoir invoqué. Si quelqu’un nous laisse la cage ouverte, cela a peu de sens de se perdre dans des élucubrations sur leurs intentions réelles ou de rester enfermés dedans pour ne pas servir d’obscures trames. Mieux vaut se précipiter dehors et tenter à tout prix de ne pas être repris.
Ceci dit, pour qui caresse encore un tel désir, comment imagine-t-on l’explosion d’une révolution ? Conscient qu’elle ne pourra probablement jaillir que d’une situation hétérogène, au milieu d’intérêts opposés, exprimés de manière confuse et contradictoire, devons-nous pour autant défendre des intérêts opposés, exprimés de manière confuse et contradictoire ? Le fait que le prétexte d’émeutes, d’insurrections et de révolutions soit presque toujours banal signifie-t-il qu’il faille en répéter la banalité ?
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Le piège de tous les militants –qu’ils soient défaitistes ou enthousiastes– est que dans les situations d’effervescence sociale leur cerveau est étalonné pour se poser un seul problème, soit quels rapports directs et productifs instaurer avec les mouvements de protestation. Ils sont obsédés par la quête du sujet révolutionnaire au service duquel se placer, ou seulement pour en faire l’apologie. C’est ainsi qu’on peut mettre en avant le moindre affrontement dans les banlieues avec la police ou les autorités sans se soucier de la question des motivations individuelles (est-ce lié à un commerce de substances illicites, à un problème d’embauche de main d’œuvre locale, à une bataille mafieuse de territoire, à un entraînement religieux, ou à beaucoup d’autres choses encore ?) tout en refusant obstinément de prendre en compte le moindre affrontement de gilets jaunes sur les places et les ronds points avec la police ou les autorités parce qu’on ne préjuge que trop des motivations individuelles (est-ce lié à un commerce de substances licites, à un problème d’embauche de main d’œuvre, à une grogne sociale sur les taxes, à un entraînement nationaliste, ou à beaucoup d’autres choses encore ?).
C’est comme si on redécouvrait la même eau tiède à chaque fois : non, les autres révoltés ne sont pas anarchistes, et entrent dans la danse pour leurs propres raisons, qu’on les trouve passionnantes ou futiles, qu’on les connaisse explicitement, ou pas. Mais ce qui nous intéresse, nous, c’est que la révolte ouvre ici des espaces à d’autres là, dans une possibilité diffuse d’aller du centre vers la périphérie, qu’elle permet d’expérimenter des formes de complicités directes ou indirectes, et rompt une normalité qui n’a que trop duré. C’est aux anarchistes eux-mêmes qu’il revient de faire vibrer leurs propres perspectives contre toute autorité en alimentant les vases communicants entre idée et action, pas à d’autres. Dans les moments de calme comme de tempête. Et alors, peut-être, que nos rêves ou nos rages rencontreront un écho chez d’autres cœurs insoumis.
Heureusement pourtant, tout le monde n’est pas militant, et peut donc s’intéresser plus à ce que tout conflit ou désordre ouvre, non pas tant pour les autres, mais pour soi aussi. Au milieu de ce bordel qui ralentit l’intervention répressive et facilite le pas vu pas pris, existe-t-il des possibilités autrement beaucoup plus ardues, voire impossibles ? Loin de ce bordel sur lequel se concentre le contrôle, peut-on atteindre des objectifs autrement invulnérables ? En examinant d’un peu plus près le mouvement des gilets jaunes en cours, on s’apercevra que beaucoup ont déjà commencé à répondre à ces questions, nous permettant d’aborder ici quelques pistes sur les possibilités de saisir l’occasion. Ce ne sont que des exemples loin de constituer un inventaire exhaustif, des pistes banales si on veut, plus ou moins partageables, mais toutes disent quelque chose pour nourrir l’imagination,
Le 24 novembre sur les Champs-Élysées, alors qu’il n’était pas encore évident que les samedis successifs allaient prendre des tournures émeutières au-delà des dispositifs policiers, des inconnus ont entrepris d’éloigner les affres du salariat en s’organisant pour piller la boutique Dior. Ce sont près de 500 000 euros de bijoux et autres colifichets qui ont ainsi changé de main en quelques minutes à côté des affrontements. Au-delà de l’expropriation de produits de consommation courante qui vont dans un large spectre de magasins de sport ou de fringues à des supermarchés, de la téléphonie mobile à des ordinateurs portables (Paris, Marseille, La Réunion, Toulouse, Saint-Étienne, Le Havre, Bordeaux, Charleville-Mézières, Saint-Avold, Le Mans, Bourg-en-Bresse), plusieurs autres bijouteries ou magasins de luxe ont également été dépouillés ici ou là. De façon générale, rien que dans la capitale, la Chambre de commerce et d’industrie a recensé lors de l’émeute parisienne du 1er décembre 142 commerces saccagés ou pillés (+ 95 à la vitrine juste endommagée), ainsi que 144 commerces saccagés ou pillés (+ 102 à la vitrine juste endommagée) pour celle du 8 décembre.
Dans le même ordre d’idées, on pourrait se demander quelles autres possibilités offre le fait de tenir un rond-point, en plus de bloquer ou freiner la circulation de marchandises et que se nouent des complicités dans l’action. A ce titre, l’exemple de ce qui s’est passé en Belgique peut être plutôt éloquent. Non contents d’avoir incendié un camion-citerne à Feluy (20 novembre) et y avoir affronté durement la police pendant plusieurs jours, ce sont également cinq poids-lourds bloqués qui ont été soulagés de leur chargement les jours suivants (21-22 novembre). Après que le mouvement des gilets jaunes ait été rejoint par quelques centaines d’autres personnes en déplaçant le point de conflit de l’autoroute vers la ville de Charleroi, dépassant la question de l’origine sociale ou géographique, la pratique du pillage a continué. En plus du traditionnel supermarché, c’est ainsi un distributeur de billets de la BNP qui a fini par être non pas simplement détruit mais d’abord arraché de son socle pour être vidé (23 novembre).
Dans un rapport identique dès le début du mouvement, un camion chargé de 900 pneus est rapidement immobilisé au Havre sur un rond-point tenu par des gilets jaunes (20 novembre). Une fois son système de sécurité désactivé, quelques individus ont entrepris de le vider, et pas moins de 250 pneus neufs se sont envolés dans la nature, malgré l’opposition des plus légalistes. Une heure plus tard, enhardis par de nouvelles possibilités, c’est un magasin informatique situé à côté du rond-point qui a été entièrement pillé (ainsi que le restaurant de la zone commerciale).
Pillage de bijouteries, de poids-lourds, de DAB, combien d’autres possibilités encore lorsqu’un mouvement comme celui des gilets jaunes ouvre des espaces à tous et à chacun sans chefs ni service d’ordre ni parcours préparé avec les flics ?
Le 1er décembre en Avignon, alors que comme dans beaucoup d’autres villes les manifestants se concentraient devant la mairie ou la préfecture pour tenter de l’envahir (celle du Puy-en-Velay a été partiellement incendiée le 1er décembre aux cris de « Vous allez griller comme des poulets »), un petit groupe a quant à lui décidé de s’occuper du Palais de Justice : près de 30 mètres de ses épaisses vitres ont été brisées. A Charleroi, le tribunal a également reçu des molotovs pendant les émeutes.
A Toulouse le 8 décembre pendant l’émeute ravageuse qui a duré de longues heures, un groupe a de la même façon décidé d’aller rendre visite au centre de gestion de la vidéosurveillance de la ville, situé dans le quartier Saint-Cyprien. Alors que les mateurs municipaux se trouvaient à l’intérieur, ses vitres ont commencé à être brisées et sa propre caméra caillassée. Si l’assaut n’a été que trop bref, les syndicats ont tout de même demandé le déménagement du PC de vidéo-surveillance de Toulouse, qui a eu chaud pour cette fois. A Blagnac le 4 décembre, au lieu de simplement bloquer le lycée Saint-Exupéry, des lycéens ont incendié la montagne de poubelles savamment empilées devant l’entrée : il a détruit la loge d’accueil et le hall, tandis que les salles des professeurs, le CDI, les locaux de l’administration et les salles de sciences ont été fortement détériorés (1 million d’euros de dégâts) et le bahut fermé une bonne semaine. Sur le péage autoroutier de Narbonne-Sud bloqué par des gilets jaunes, la nuit du 2 décembre un groupe a non seulement entrepris de le saccager (comme à Virsac, Perpignan, Bollène, La Ciotat, Sète, Muy, Carcassonne), mais surtout d’incendier à la fois les infrastructures de Vinci et celles de la gendarmerie : outre ses 800 m² de locaux et son PC-sécurité, Vinci a perdu une trentaine de véhicules, tandis que les militaires ont perdu deux camionnettes en plus de leurs locaux et son matériel (ordinateurs, moyens radio, uniformes).
Attaque de tribunal, de centre de vidéosurveillance, de gendarmerie ou de lycée, combien d’autres possibilités encore lorsqu’un mouvement comme celui des gilets jaunes ouvre des espaces à tous et à chacun sans chefs ni service d’ordre ni parcours préparé avec les flics ?
Enfin, plus loin des foules, soit en profitant que les forces de répression soient trop occupées ailleurs, soit pour nourrir le conflit en cours avec ses propres objectifs, des noctambules sont partis se promener sous la lune. D’un côté, plusieurs centres des impôts ou URSSAF ont été attaqués de différentes manières (aux pneus enflammés à Vénissieux le 2 déc., à Riom le 4 déc. et à Semur-en-Auxois le 14 déc., à la bonbonne de gaz et molotovs à Privas le 8 déc., avec borne incendie pour l’inonder à Nyons le 8 déc., au molotov à Saint-Andiol le 4 déc. et à Saint-Avold le 14 déc., au container à poubelles en feu à Chalon-sur-Saône le 27 nov.). D’un autre côté, en visant le trafic ferroviaire dans une période où bloquer les flux n’a pas de raison de se limiter aux routes : un poste relais électrique de signalisation de la SNCF a été incendié à Castellas le 30 novembre, tandis que quatre jeunes gilets jaunes qui s’étaient rencontrés sur un rond-point lorrain se sont lancés dans une virée nocturne le 28 novembre. Ils ont ainsi saboté 9 passages à niveau entre Saint-Dié et Nancy, fracturant au pied de biche les boîtiers de commande pour forcer le mécanisme à baisser les barrières, bloquant ainsi toute la circulation routière. Ailleurs encore, c’est une permanence électorale de la députée LREM qui a perdu ses vitres à Vernon (Eure) le 29 novembre et idem à Nantes le 6 décembre, ou c’est directement le domicile de deux autres qui ont été visés : à Vézac (Dordogne) le 10 décembre, la voiture de la députée et celle de son mari sont partis en fumée ; à Bourgtheroulde (Eure) le 15 décembre, des gilets jaunes ont fléché de 20 panneaux la route menant jusqu’au domicile du député, qui a reçu six coups de fusil de chasse devant sa porte.
Destruction de lieux du pouvoir, sabotages d’axes de transport ferroviaire, visites de permanences et domiciles de députés, combien d’autres possibilités encore pour qui entend apporter sa contribution nocturne, y compris non consensuelle, à travers des gestes allant aussi bien contre les revendications du mouvement que contre les intérêts de l’État ? Quand une antenne de téléphonie Orange est sabotée comme le 12 novembre à Villeparisis, nous ne pensons pas que cela aille immédiatement dans le sens d’une lutte embourbée dans les cages technologiques. Et alors ? Quand trois sites d’Enedis sont livrés aux flammes comme à Foix le 6 décembre, nous ne pensons pas que cela aille immédiatement dans le sens d’une lutte qui demande plus d’État et de services publics de proximité. Et alors ?
Il existe autant de possibilités d’alimenter la guerre sociale que d’individus. Dedans, dehors ou à côté d’un mouvement, en rapport avec lui ou bien au large. Seuls ou à plusieurs. De jour comme de nuit. Tant qu’on le fait avec nos propres idées, pratiques et perspectives, loin de la politique, du grégarisme ou de la composition. Avec ce mouvement des gilets jaunes comme de façon plus générale, l’un des nœuds de la question réside d’ailleurs certainement là : au fait, quelle est notre propre perspective ? Et quels moyens nous donnons-nous pour l’atteindre, à froid comme à chaud ? Un peu d’imagination, que diable !