S’organiser, maintenant

L’organisation autonome ouverte permet un dépassement des dynamiques qui prédominent actuellement dans les espaces ouverts et les actions rejoignables à Paris. Parce qu’on ne construit pas un rapport de force en « montrant sa force », mais bien en s’en servant, les espaces qui nous manquent sont des lieux tournés vers l’organisation collective, et non des caisses d’enregistrement de stratégies décidées ailleurs ou des relais d’appels. Nous voulons des lieux de discussion politique de fond et de construction collective de nos cibles, ainsi que des moyens à se donner pour les atteindre. Cela implique de se doter d’outils pour prendre des décisions : être efficaces malgré le nombre et les divergences internes, c’est faire reposer sur le cadre de l’organisation même la possibilité de réaliser nos objectifs.

Rompre avec la passivité, recommencer à s’organiser

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Qui prétend encore faire de la politique sans poser la question de l’affrontement ? Les pratiques politiques pacifiées et respectables nous apparaissent tout aussi vides de sens qu’inefficaces. Les mouvements sociaux de l’année précédente, traversés par une multiplication et intensification des pratiques violentes, témoignent du fait que ce constat est largement partagé. Des manifs sauvages au cortège de tête, en passant par les blocages d’autoroute, la politique tend vers des modalités de plus en plus émeutières. Ainsi, la nécessité d’un affrontement sans médiation se dessine, de fait, pour un nombre croissant de personnes.

Depuis au moins le mouvement contre la loi travail en 2016, ces modes d’action se diffusent indépendamment des mots d’ordre auxquels ils s’articulent et des cadres dans lesquels ils naissent. Pas un mouvement ne se passe sans que la police ne soit prise pour cible, et les institutions de l’État attaquées. Les modes d’action pacifiques et représentatifs sont systématiquement débordés. De plus, la formation de mouvements extra-syndicaux (GJ, Nahel...) se fait souvent ​par le feu, sans passer par les cadres de négociation habituels. La confrontation directe avec l’État et ses relais constitue dorénavant une voie d’entrée privilégiée dans la politique. Elle constitue la tâche principale à l’ordre du jour pour qui prend la politique au sérieux.

Mais malgré notre nombre, nous ne parvenons que rarement à obtenir de véritable victoire tactique contre le dispositif policier. Les formes que prennent les affrontements sont largement déterminées par la stratégie policière qui nous impose sa logique, ce qui diminue nos chances de l’emporter et tend à contenir la portée de nos initiatives. Aucune réponse tactique collective n’a été en mesure de briser cet enfermement. 

Et pour cause, nous restons atomisé.e.s en petits groupes, voire en binômes, largement désorganisés et passifs face aux interventions policières. Cette atomisation implique en outre un rapport consumériste à l’émeute, en invitant chacun.e à être présent au bon moment au bon endroit pour dire qu’il en a été. Cet état de fait nous condamne à une forme de passivité et de démobilisation, et empêche toute réflexion collective sur ce que nous pourrions faire ensemble et dans quel but.

Outre la question immédiate de l’affrontement, cette atomisation nous nuit sur le plan stratégique. L’absence d’espaces communs où échanger et prendre le temps de nous organiser ensemble nous empêche de constituer une force capable d’imposer ses propres mots d’ordre. De ce fait nous restons soumis.e.s à l’agenda des syndicats et des partis, qui parviennent à nous imposer leurs perspectives et leurs discours. Nous tendons alors à nous constituer en bras armés des appareils politiques institutionnels. 

Notre faiblesse tactique et notre faiblesse politique s’alimentent mutuellement. En effet, en l’absence de cadre organisationnel, la pratique et la théorie restent déconnectées. ​​​​​​​D’une part, quand nos réflexions ne s’articulent pas à des pratiques, elles tendent à l’abstraction, et perdent de vue leurs objectifs. D’autre part, nos pratiques, si elles ne s’inscrivent pas dans une stratégie plus large, tendent à se ritualiser et à nous enfermer dans un folklore militant sans perspective politique.

C’est pourquoi nous pensons nécessaire la création d’espaces autonomes d’organisation publics et ouverts à Paris. Pour prendre en charge les questions politiques de fond et les impasses tactiques que nous rencontrons, il faut en passer par des cadres organisationnels larges et sur une base non affinitaire. Notre nombre doit constituer un moteur pour atteindre des objectifs tactiques ambitieux et prendre des décisions impossibles à trancher en restant éparpillé.e.s. Enfin, ces espaces doivent être pensés comme des moyens d’impliquer n’importe qui dans les questions organisationnelles, tactiques et politiques, plutôt que comme des chambres d’enregistrement de décisions prises ailleurs.

Splendeurs et misères des formes affinitaires

Le fait de s’organiser selon des logiques affinitaires, c’est-à-dire selon des modalités privées et hermétiques, peut sembler intéressant. Les liens interpersonnels, qu'ils soient familiaux, amicaux ou amoureux, créent de la confiance, qui est nécessaire à l'action politique. Mais faire reposer la confiance uniquement sur des liens affinitaires pose plusieurs problèmes. Tout d’abord, étant donné que les groupes affinitaires rassemblent peu de personnes, il est difficile d’organiser et de réaliser des actions ambitieuses* d'un point de vue stratégique. Il est tout à fait possible, à 10 ou à 15, d’attaquer un local de fafs ou de se déplacer au sein du bloc en manif. Mais, si ces actions peuvent donner au groupe qui les pratique le sentiment d'avoir agi efficacement, cela ne permet pas de construire une force d’action* collective efficace sur le long terme. S’organiser de manière affinitaire ne donne pas la possibilité d’agir autrement qu’en petits groupes. Si nous voulons aller plus loin que les affrontements ritualisés avec les flics et les fafs, alors nous ne pouvons pas nous contenter de coups d'éclat ponctuels, mais chercher plutôt à accroître notre force, en faisant en sorte que différents groupes affinitaires puissent composer dans des cadres organisationnels plus larges.*

Les formes d’organisation affinitaires ont aussi tendance à créer et à renforcer une spécialisation militante, ce qui les rend difficilement rejoignables. Elles créent des figures symboliques auxquelles les luttes sont systématiquement associées. Et cela fait de l’action politique une scène de théâtre : des militant.e.s professionnels s’activent, voire se donnent en spectacle, devant un public passif. Se dégage alors l’impression qu’une action politique est nécessairement menée par un groupe restreint. Au contraire, celle-ci doit être ouverte et appropriable par un maximum de personnes : il faut créer les cadres politiques qui permettent de diffuser le plus largement possible les questions organisationnelles et logistiques.

Par ailleurs, le fait de conspirer en petit groupe conduit à des attitudes paranoïaques et emplies de suspicion : on en vient à se méfier et à se défendre non seulement des flics ou des fafs, mais aussi de toustes celleux qui ne font pas partie du groupe. Les autres groupes sont regardés avec mépris et beaucoup critiqués. Ces dynamiques entravent toute forme de composition, notamment dans des séquences contestataires où celle-ci doit être particulièrement recherchée. Entre des groupes affinitaires, des clivages politiques peuvent se confondre en embrouilles interpersonnelles insolubles, empêchant toute forme de résolution politique. Évidemment, ces embrouilles et les rumeurs qui circulent au sein du milieu militant peuvent dissuader des personnes extérieures de s’investir dans des luttes ou de participer à des actions. Certes, les cadres ouverts semblent nous exposer plus à la surveillance. Mais leur ouverture permet aussi de diluer la responsabilité pénale. Et, paradoxalement, la recherche du secret et de la discrétion peut aussi exposer davantage à la répression, puisqu’elle rend plus facile une surveillance sur un groupe restreint.

Enfin, au sein de ces groupes, les questions de fond sont rarement abordées, en raison du sentiment de partager les mêmes opinions sur quasiment tous les sujets : la construction de relations saines et l’organisation d’actions efficaces sur le long terme sont alors difficiles. Les liens affinitaires ne peuvent évidemment pas disparaître des luttes, mais les problèmes qu’ils suscitent amènent au constat suivant : s’organiser en forme ouverte permet alors aux groupes fermés de composer les uns avec les autres, de manière à mener des actions plus conséquentes sur le long terme.

Dépasser notre impuissance politique

L’organisation ouverte autonome est souvent critiquée par les groupes affinitaires car elle ne permettrait ni l’efficacité (prise de décision/ action de grande ampleur) ni la sécurité des actions (risque de suites juridiques ou d’échecs si les cibles sont dévoilées trop tôt). Choisir de s’organiser dans des AG ouvertes ou des groupes publics, ce serait ainsi se condamner à être impuissant.e.s politiquement, à ne peser ni en termes de nombre, ni en termes d’impact du fait même de la forme d’organisation adoptée.

Cette position est compréhensible étant donné le manque de perspectives pratiques des formes ouvertes et des actions qui se disent rejoignables à Paris. D’un côté, les espaces ouverts comme les AG de facs s’enferment dans les discussions théoriques en ne visant jamais une issue concrète par l’organisation. On parlera des heures de tel ou tel problème politique dans l’abstrait, à l’invitation des syndicats étudiants et des partis, pour finalement appeler à rejoindre la prochaine manifestation prévue, plutôt que de se donner les moyens pour faire des actions qui nuisent réellement aux stratégies de l’ennemi : ses outils de répression comme la police et la justice, mais aussi ses organes logistiques. L’autre écueil des espaces d’organisation ouverts à Paris est de tomber dans le milieutisme, c’est le cas des AG estampillées autonomes, qui rendent les actions qui s’y décident difficiles à rejoindre pour les personnes intéressées mais extérieures au milieu. Aucun de ces deux types d’espaces ouverts ne permet la construction d’actions décisives.

D’un autre côté, les actions rejoignables comme les grandes manifestations portées par les partis et les syndicats qui veulent « faire pression sur le gouvernement » et se bornent à attendre qu’il cède enfin à leurs revendications, ainsi que les actions vouées à être reproduites (lancers de soupe, campagnes de collages...) sont tout aussi inoffensives. Elles ne visent jamais au-delà de l’effet symbolique : « gagner dans l’opinion », « faire progresser ses idées », sans poser la question de l’usage réel de la force du nombre. Ce qui se perd dans ces grands moments de représentation, c’est le sens de l’antagonisme : contre quoi se battre pour atteindre l’ennemi et comment user de notre force collective pour le faire ?

Au contraire, l’organisation autonome ouverte permet un dépassement des dynamiques qui prédominent actuellement dans les espaces ouverts et les actions rejoignables à Paris. Parce qu’on ne construit pas un rapport de force en « montrant sa force », mais bien en s’en servant, les espaces qui nous manquent sont des lieux tournés vers l’organisation collective, et non des caisses d’enregistrement de stratégies décidées ailleurs ou des relais d’appels. Nous voulons des lieux de discussion politique de fond et de construction collective de nos cibles, ainsi que des moyens à se donner pour les atteindre. Cela implique de se doter d’outils pour prendre des décisions : être efficaces malgré le nombre et les divergences internes, c’est faire reposer sur le cadre de l’organisation même la possibilité de réaliser nos objectifs. C’est aussi se donner les moyens de faire ce qu’on a décidé, s’organiser ensemble, fabriquer ensemble les outils de notre réussite (une bonne défense juridique, des outils offensifs ou défensifs...). C’est enfin se donner la possibilité de les inscrire dans des perspectives stratégiques plus larges, à la hauteur de nos ambitions.

Contre la spécialisation

Le défaut inverse de certains cadres prétendument ouverts est de ne considérer les actions que du point de vue de leur efficacité tactique de court terme. Deux types d’attitude qui vont souvent de pair peuvent découler de cette obsession pour l’efficacité. La première d’entre elles, c’est la spécialisation des tâches en interne. La deuxième, c’est la distinction entre un groupe fermé qui décide en secret des actions et le reste des militant.e.s qui sont chargé.e.s de les exécuter.

Le premier défaut qu’on peut relever à l’intérieur-même de ces structures est la forte spécialisation des tâches, qu’elle émane ou non d’une volonté claire et assumée. La division du travail, même si elle présente un intérêt tactique de court terme (une meilleure réussite des actions de grande ampleur), est aussi la cause de la dépolitisation générale de ces actions. Cela enferme le groupe dans les lignes choisies par celleux qui effectuent (ou s’accaparent) les tâches les plus cruciales comme l’écriture, la communication, les décisions stratégiques, etc. Il est important que ces questions soient réfléchies le plus largement possible afin d’éviter d’enfermer le groupe dans les biais d’une poignée d’individus. Contre la dépendance à l’égard des spécialistes, nous pensons qu’il faut favoriser la transmission des savoirs et pratiques, et faire tourner les responsabilités.

Le deuxième type de défaut, c’est la distinction entre tête pensante et public militant. Pour illustrer notre propos, nous pouvons prendre l’exemple du fonctionnement des Soulèvements de la Terre, fonctionnement partagé par d’autres organisations aussi actives dans nos milieux. Un groupe fermé et opaque prend en charge la quasi-totalité de l’élaboration d’une action. Il n’y a aucune volonté de construire l’évènement avec les gens qui y participeront. Cela est légitimé par une peur de la répression. La mobilisation est appelée sur les réseaux sociaux, l’appel est flou, le but étant d’amasser un maximum de personnes à l’évènement. Ainsi, les objectifs et les enjeux ne sont jamais énoncés clairement. Les participant.e.s se limitent à suivre les mots d’ordre dictés par les organisateur.ices, qu’iels découvriront le jour même. Cela est problématique à la fois d’un point de vue tactique et politique : d’une part si l’action se déroule mal, il devient alors plus difficile de rebondir. D’autre part, c’est une vision de la lutte qui ne laisse présager que des perspectives autoritaires.

Ces deux écueils impliquent des problèmes similaires. Déjà, ils entraînent souvent de la rétention d’informations, qui au-delà de cultiver des rapports de méfiance entre militant.e.s, peut nuire au fonctionnement interne et au déroulement des actions. Une action est un tout qui ne peut pas être segmenté en parties complètement indépendantes, toutes doivent composer entre elles pour son bon déroulement. Les différentes parties qui ne connaissent pas les détails du plan ne peuvent pas ou difficilement s’adapter de façon autonome aux imprévus, et doivent se reposer sur une tête ayant centralisé et retenu les infos. Ce problème est d’autant plus important pour les individualités et groupes invités à rejoindre l’évènement, qui n’ont aucun moyen d’en connaître tous les rouages, ce qui complique alors leur préparation. 

Ensuite, cela permet aux têtes pensantes de garder un contrôle presque total et d’utiliser la masse présente pour servir leurs objectifs sans qu’aucune remise en question ne soit possible. Cela implique une forme de déresponsabilisation des militant.e.s. En effet, les places réservées aux personnes qui les rejoignent sont préconçues. Elles limitent de ce fait les interventions extérieures à des gestes épars et individuels, et empêchent beaucoup de réflexions et d’initiatives tierces qui pourraient contribuer à la construction de l’action sur le long terme. 

Contre cette logique de l’efficacité à tout prix, nous pensons que c’est l’implication du plus de personnes possible qui permet d’amender nos perspectives tactiques et stratégiques et de progresser collectivement. Le maintien d’une division entre des cerveaux et un public passif, s’il suscite les obstacles que nous avons déjà cités, constitue en soi un problème. Si nous voulons abolir toute forme de division du travail, quel sens peut-il y avoir à en accepter le principe dans nos propres espaces de lutte ? Certes, la discussion collective n’a rien de facile. Mais pour toutes les raisons que nous venons de citer, elle nous semble la seule voie praticable pour dépasser notre impuissance actuelle.

Vers des formes d’organisation ouvertes à Paris

Pour nous, la question organisationnelle est à l’ordre du jour à Paris. Nous pensons que seules des formes ouvertes, ambitieuses et sur une base non affinitaire sont susceptibles de dépasser les impasses tactiques et politiques que nous rencontrons. C’est uniquement depuis cette position organisée que nous pourrons les saisir. Ce texte est une première pierre, il tente de poser les fondations d’un cadre. Nous ne proposons pas de formule clé en main : le fait même de s’approprier ces questions a plus de valeur qu’un quelconque manuel à appliquer de façon irréfléchie. 

Ce texte constitue donc une invitation à se réapproprier ces questions. Il accompagne une démarche plus large d’intervention dans les espaces ouverts d’organisation. En ce qui nous concerne, nous écrivons dans la perspective de l’ouverture d’un groupe qui reprendra à son compte les principes évoqués ici. Rompons avec la passivité, organisons-nous !

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Mots-clefs : autonomie | auto-organisation

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