Relecture du « problème de la gauche avec internet »

Plusieurs amis m’ayant demandé de les éclairer sur cet obscur billet, et les cyberlibertariens, je me suis contraint à le lire entièrement…

Pour commencer, Internet et le changement de civilisation qui l’accompagne, dépassent tout simplement le clivage traditionnel gauche/droite. Un peu comme la question écologiste s’abstrait, elle aussi, de l’ancienne grille de lecture politique qui départageait l’égocentrisme des riches et celui des pauvres. Avec bien sûr des égarés-rêveurs pauvres de droite et de riches altruistes utopiques et immodestes, croyant pouvoir changer l’ordre des choses, et muscler le ventre mou de la masse.

Du coup, le titre du billet de blog que nous nous apprêtons à relire se présente comme immodeste et racoleur. D’ailleurs le chapeau qui le suit précise tout de suite qu’il n’y a pas qu’une seule gauche. Entre un mouvement anticapitaliste et le PS aujourd’hui au pouvoir, il y a un large spectre, composé de nombreuses nuances et orientations à gauche.

Ensuite, je suis bien plus habitué à parler des problèmes de la classe politique avec Internet. Par classe politique, j’entends l’ensemble des gens corrompus qu’on élit en espérant qu’en plus de s’en foutre plein les poches ; ils vont en mettre un peu dans les nôtres ; et qu’on pourra donc fermer les yeux. Je suis également plus habitué à parler des problèmes de la démocratie représentative face à la démocratie directe, rendue possible à de nouvelles échelles grâce à Internet, ou des craintes générées par la méconnaissance d’un outil nouveau, Internet, considéré par beaucoup comme la plus grande avancée de l’humanité depuis l’invention de l’imprimerie, que du « problème de la gauche avec Internet ». Alors voyons de quoi il en retourne.

David Golumbia, auteur de La logique culturelle de l’informatique, publie une intéressante tribune dans Jacobin, le magazine socialiste américain. Comment expliquer, questionne-t-il, que si la révolution numérique produit de la démocratie, déstabilise les hiérarchies, décentralise ce qui était centralisé... bref, favorise les valeurs de gauche, celle-ci semble alors plus dispersée que jamais, et même en voie de disparition dans les démocraties les plus avancées ?

Ici, il faut situer le billet de blog original dans son contexte : il émane des États-Unis, acteur dominant de l’Internet certes, mais non représentatif des 95% restant de population mondiale. La vision de D. Golumbia des "valeurs de gauche" apparaît donc fortement connotée. Les États-Unis étant dépourvus de parti communiste, il est plus difficile pour M. Golumbia de réaliser qu’un mouvement de gauche puisse être centralisé et hiérarchique au possible…

D’ailleurs, lorsqu’il s’agit de "hiérarchie déstabilisée" et de fonctionnement décentralisé, c’est plus aux mouvements anarchistes que je pense.

Ensuite, je n’ai qu’à peu près 15 ans de recul en politique mais ce que je constate en France, c’est que le PS n’est plus à proprement parler de gauche, et laisse la place sur ce terrain à de nouvelles formations. Ces formations semblent peut être éparpillées aujourd’hui, mais leur nombre témoigne de la vivacité des pensées qu’elles représentent. Ainsi, le lien entre la dérive droitière d’une classe politique (nos énarques), c’est-à-dire l’abdication du politique face à l’économique, et les prémisses des changements apportés par Internet à nos sociétés [1] n’est pas évident.

D’ailleurs, ce n’est pas de la faute d’Internet si l’Europe est un grand marché et pas une réalité sociale. Par contre, c’est via Internet que j’échange avec des finlandais, des espagnols, des anglais, des allemands, des polonais (et j’en oublie) pour coordonner nos efforts dans le but de faire rejeter le traité commercial international ACTA [2] par le parlement européen (il faut remettre le couvert avec TAFTA en ce moment), et avec des brésiliens, des australiens, des islandais, des américains (et bien sûr j’en oublie), quand il s’agit d’espionnage de masse des citoyens par leurs gouvernements et celui des États-Unis.

Voilà concrètement ce qu’il est possible de faire avec Internet. Ça me semble éminemment de gauche (notion de dévouement personnel à l’intérêt général, lutte contre les dérives du capital…), et c’était bien plus compliqué avant.

Pour David Golumbia, la raison est à chercher dans le cyber-libertarianisme. Ce terme introduit dans les années 90 par les théoriciens des médias Richard Barbrook et Andy Cameron, auteurs de « l’idéologie californienne » […] La journaliste américaine Paulina Borsook a parlé de Cyberégoïsme. Et le philosophe des technologies Langdon Winner de cyberlibertariens...

Avec cette citation, on découvre qu’on est en train de s’intéresser à de l’idéologie californienne.

Je vais poursuivre parce qu’on me l’a demandé, mais d’habitude je passe juste ma route. Ce n’est pas seulement parce qu’ils brassent des millions que les gens de la Silicon Valley se croient puissants, mais aussi parce qu’on leur accorde trop d’attention…

On parle donc du cyber-libertarianisme… Ici le préfixe cyber- (comme l’auteur l’avoue lui même en fin d’article) n’apporte rien à l’affaire.

On parle également de cyberégoïsme, ce qui semble étrangement faire écho a mon introduction, qui définissait la politique comme un équilibre des égoïsmes avec quelques égarés à contre courant de part et d’autre nageant. Toutefois, on semble loin de la cyberchoucroute de gauche.

David Golumbia ne donne pas de définition précise de ceux qu’il désigne sous ce terme.

Voilà qui n’est pas très motivant à poursuivre l’analyse, mais je m’y suis engagé.

[…] Pour Golumbia, les tenants de cette utopie se retrouvent sous quelques slogans simples comme : « l’informatisation nous rendra libres »

Et ce magnifique slogan serait de qui ? Un vendeur d’ordinateur ? Je ne pense pas que « XXX » fera le bonheur des gens malgré eux.

Et mettez ce que vous voulez à la place du XXX, ça marche avec : « l’informatisation ».

ou l’informatique est la mère de toutes les solutions.

[…]

Parmi ces techno-enthousiastes, Golumbia range nombre de gourous des nouvelles technos : Jimmy Wales, le fondateur de Wikipédia, Eric Raymond, le théoricien du mouvement open source, John Perry Barlow, le cofondateur de l’Electronic Frontier Foundation, Kevin Kelly, l’ancien éditeur de Wired, le financier Peter Thiel, l’entrepreneur Elon Musk, Julian Assange, le cofondateur de Google Sergey Brin et les membres du Front de libération de la technologie...

L’auteur balance donc plein de noms, auxquels il semble vouloir faire dire que chacun considère que l’informatique va décider à la place des Humains, de mener une politique de gauche… Qu’en matière d’informatique une politique de gauche se déroule naturellement, parce que l’informatique serait sur le plan des échanges dématérialisés, le nouveau marché à main invisible des échanges économiques matériels.

Je crois pourtant qu’on pourrait faire deux groupes avec ces personnalités :

  • Jimmy Wales (Wikipédia) ;
  • Eric Raymond (La cathédrale et le bazar) ;
  • John Perry Barlow (EFF) ;
  • Julian Assange (WikiLeaks).

Puis :

  • Kevin Kelly (Wired) ;
  • Peter Thiel (PayPal) ;
  • Sergey Brin (Google) ;
  • Elon Musk (PayPal).

Les premiers me semblant plutôt de gauche et les autres de droite. Mais la pertinence de cette suite de noms n’en serait pas vraiment mise en évidence. Les uns ont contribué à mettre à disposition du monde entier plein de connaissances gratuitement, les autres semblent l’avoir fait pour s’enrichir (logique commerciale, pub, l’espionnage…).

Interpréter leurs différents discours comme étant un : laisser les choses s’équilibrer sur Internet, sans interventionnisme d’état, et tout ira bien ; me semble être un mauvais amalgame. Les uns souhaitent qu’Internet reste un espace ouvert aux échanges, à la libre circulation de l’information, l’espace où s’applique enfin l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 [3] or il faut pour cela qu’Internet reste neutre et soit le moins régulé possible par les états. Les autres, souhaitant qu’Internet reste un moyen de collecter des données sur les gens pour les revendre ensuite au plus offrant. Ils ont en commun de souhaiter qu’Internet perdure comme il est puisqu’ils on su en tirer leur parti, et souhaitent donc qu’on n’affaiblisse pas le réseau par de nouvelles lois, qui seraient forcément des restrictions (c’est la nature d’une loi).

Paradoxalement, depuis les révélations d’Edward Snowden sur l’espionnage de masse des internautes (révélations admises par la plupart des gouvernements et des grandes entreprises de l’Internet) on voit émerger une nouvelle aspiration législative [4] pour le réseau, qui protégerait ces utilisateurs contre les entreprises les plus rentables d’Internet, comme on protège les citoyens d’un pays d’eux-même en prononçant des peines d’inéligibilité…

Dans la forme la plus aigüe du cyberlibertarianisme, explique-t-il, l’expertise informatique est considérée comme directement applicable aux questions sociales. Pourtant, comme Golumbia l’explique dans son livre, les pratiques informatiques sont intrinsèquement hiérarchiques et se concrétisent par l’identification avec le pouvoir.

J’en vois bien une, pour ma part, de forme de hiérarchie induite par l’informatique, et elle se résume ainsi : soit tu contrôles la technologie, soit c’est elle qui te contrôle. Si tu n’utilises pas de logiciel libre, tu es enfermé dans des conditions d’utilisation inacceptables [5] et tu es espionné. Pour garder le contrôle sur son ordinateur, on a inventé le logiciel libre, et on voit donc aujourd’hui qu’il faut en plus passer par du chiffrement pour ses communications [6].

La traditionnelle guerre entre le bien et le mal se déroule donc dans la sphère numérique comme dans le monde physique. Les Humains poursuivent les mêmes idées, et donc aussi les mêmes dérives. Je ne vois aucune distorsion apportée par Internet sur ce sujet.

Les hacktivistes, ceux qui promeuvent la nature libératoire de l’informatisation massive, semblent pourtant indifféremment de droite comme de gauche, comme si la technologie pouvait servir indifféremment les fins politiques de chacun.

La technologie n’est pas une entité. La technologie c’est l’outil dont s’équipent les un et les autres pour arriver à leur fins, du propulseur à sagaies pour manger du bison, à l’ordinateur que vous vous êtes offert pour échanger des courriels, et accessoirement lire Wikipedia, regarder des vidéos de chatons et du porn.

Il me semble idiot de chercher un déterminisme de valeur dans une technologie. Si des hommes ont tué des rivaux avec des propulseurs au lieu de nourrir les moins habiles et les blessés de la tribu, c’est pas la faute des propulseurs. Avait-on besoin de M. Golumbia pour se douter que les entreprises commerciales utilisant internet pour offrir leurs services (fussent-ils présentés comme gratuits), auraient des comportements capitalistes ?

Mais c’est mal observer combien la convergence est surtout libertaire, estime Golumbia. L’open source par exemple est une commercialisation délibérée de la notion de Logiciel libre non commercial imaginée par Richard Stallman.

La séparation entre logiciel libre et logiciel open source est une résurgence de clivage traditionnel gauche/droite dans le monde du logiciel collaboratif en ligne. Toutefois, Richard Stallman n’a jamais pensé le logiciel libre comme étant non-commercial. Il a lui-même gagné sa vie des années en vendant des copies sur support physique d’un logiciel de son cru (emacs).

De plus, contrairement à ce qu’estime Golumbia, ou son traducteur, la différence entre libre et open source tient dans la garantie (assise sur les lois de droit d’auteur) d’une non-restriction. Celle que le code du logiciel, érigé en bien commun par une licence libre, restera libre dans le futur [7]. Alors qu’un morceau de logiciel open source peut très bien être converti en projet fermé, dit privateur (de liberté) par Stallman, et retirer ainsi ses billes du pot commun.

[…] le mouvement du logiciel libre et de l’open source ont été idéalisés et idéologisés en nous faisant croire que la collaboration pouvait se faire sans régulation, sans organisation autre qu’instrumentale, sans hiérarchies

Toutefois, si c’est pour nous le faire croire pendant 13 ans, l’âge de Wikipedia, voire 31 ans, l’âge du système d’exploitation libre GNU (avec divers noyaux dont Alix, puis Linux) alors, relativement à l’âge de l’informatique elle même (environ 50 ans), c’est pas mal fiable comme croyance quand même.

Et puis, « sans régulation » c’est un poil exagéré. Internet s’est plutôt construit de manière autogérée, s’appuyant sur des textes non contraignants mais reconnus et respectés par tous ceux qui voulaient continuer à discuter ensemble. Des exemples à suivre, modestement nommés Requête à Commentaires (RFC en anglais), pour définir à quoi ressemble un courriel par exemple, et qui ont aujourd’hui le prestige et l’impact que les lois n’ont plus tout à fait concernant Internet.

Or la nature libératoire de la technologie semble favoriser plutôt certaines formes de libertés sur d’autres, notamment les plus individuelles.

On en revient à oublier qu’Internet n’est que ce que les humains ont pris le temps d’en faire. Quand tout va bien, les fourchettes servent à manger. En temps de guerre civile, elles pourraient alors favoriser le meurtre au corps à corps.

Comment le solutionnisme sape les fondements mêmes de l’engagement

Pour Golumbia, dès que les ordinateurs sont impliqués, les gens de gauche - quand ils ne rejettent pas sans discussion toute approche technologique - semblent perdre toute raison critique... acceptant sans broncher « ces politiques de l’utopie numérique qui s’appuient sur un discours de la transformation radicale ».

En fait, j’aurais aimé que les hommes politiques de droite se fassent eux aussi une raison critique vis à vis d’Internet, au lieu de nous voter les HADOPI 1 et 2 (DADVSI, LOPPSI…) et autre horreurs comme le TAFTA qui vient. Certes, ceux étiquetés de gauche nous ont voté presque autant d’affreusetés dès leur arrivée au pouvoir, comme la LPM (légalisant un quasi-Prism à la française).

Ma critique est donc moins clivée. Cette technologie nouvelle n’est globalement pas bien appréhendée par les « élites » gouvernantes, quelque que soit leur bord. Sinon ils n’essaieraient pas de faire passer des lois inapplicables et/ou contraires à la constitution. Après si on veut parler des intellectuels de gauche, on trouve des blogs (comme celui de Philippe Aigrain), qui ne perdent pas toute raison critique et proposent un cadre législatif de gauche pour Internet et notre usage actuel du réseau (majoritairement, en volume : s’échanger des films et des musiques).

Pour les cyberlibertariens,

Donc on n’a pas pu définir qui ils sont, mais on va leur faire dire des trucs quand même.

le monde politique est si radicalement transformé par la technologie numérique que les anciennes règles ne s’appliquent plus et qu’il faut donc trouver de nouvelles normes éthiques et politiques.

Je suis donc au moins d’accord avec le billet sur une chose, et ça m’inquiète subitement, serai-je un cyberliber-truc ? Est-ce que la technologie a sapé mon engagement ? Ah non, c’est bon.

Cette technologie m’a au contraire menée à d’autres personnes, qui ont aiguisé mes convictions et ont partagé avec moi leurs modes d’action. De GUL en GUL, le long de mes études, j’en suis devenu vice-président du Groupe des Utilisateurs de GNU/Linux de Paris, Parinux. De DADVSI en HADOPI, j’en suis arrivé à croiser les amis de la Quadrature du Net sur les bancs réservés au public à l’assemblée nationale et poursuivre la collaboration depuis tout en agissant concrètement en devenant (après des années d’adhésion simple) trésorier d’un fournisseur d’accès à internet, libre et associatif (FDN.fr) et du Fond de Défense de la Neutralité du Net (FDN2).

Tant et si bien que les cyberlibertariens semblent désormais partout, même s’ils revendiquent rarement ce titre.

Ce qui n’aide pas à définir le terme…

Pour la journaliste Jessica Roy, « le narcissisme se fait passer pour du futurisme éclairé » s’énerve-t-elle en dénonçant la méritocratie sexiste, raciste et de classe des développeurs de la Silicon Valley.

La réalité de terrain des penseurs de gauche locaux n’est sûrement pas belle à voir, mais parler « des développeurs de la Silicon Valley », c’est déjà les réduire à un seul ensemble. C’est aussi amalgamer des concepts (les développeurs sont des employés techniciens, pas des philosophes), et c’est faire plus largement, le constat de notre société occidentale : sexiste et raciste. Les dernières élections parlent d’elles-même à ce sujet.

Or, l’idée que le « code sauvera le monde »

Et elle sort d’où cette idée saugrenue ?

rend toutes les autres formes d’engagement politique inutiles, voire indésirables.

Je comprends en effet que de se dire : ça va se faire sans moi ; n’aide pas à l’engagement politique. La problématique du passager clandestin est vieille comme la société.

"Les cyberlibertariens se concentrent sur la promotion d’outils, d’objets, de logiciels et de politiques dont le principal attribut est d’échapper à la réglementation et à l’application de la loi par l’État. Ils dépeignent systématiquement le gouvernement comme l’ennemi de la démocratie plutôt que sa réalisation potentielle.

Qui fait ça ? Pas les patrons cités précédemment. Vous ? Moi ? Quelques bidouilleurs pour montrer que c’est possible, seuls dans leur savoir de pointe ? Parfois, d’un coup, les révoltés de tout un pays quand débute une révolution ? Mais alors oui, ils ne voient plus leur régime politique comme la réalisation potentielle d’une démocratie.

Et puis, la démocratie un mauvais système, certains disent « le pire à l’exception des autres connus ». Alors afficher la démocratie comme un idéal, quand on voit comment elle se pratique chez nous, c’est faire preuve au mieux de conformisme, au pire de complicité. La démocratie, c’est le moyen d’exclure l’avis de 49,9% des gouvernés.

En général, ils refusent d’interpréter le pouvoir des entreprises sur le même niveau que le pouvoir gouvernemental

J’ai dit plus haut ma tristesse de voir le pouvoir gouvernemental baisser son froc face aux puissances économiques. Ouf, ça ne parle finalement pas de moi cet article.

et suggèrent le plus souvent que des sociétés comme Google ou Facebook ne devraient dépendre d’aucun contrôle gouvernemental."

On est donc entrain d’examiner une forme d’ultra-libéralisme, pour trouver une raison à « l’échec » de « la gauche », on est bien content d’avoir lu jusqu’ici.

En fait, explique-t-il, quand les libertariens parlent de liberté, ils l’utilisent dans une acception différente de celle que nous présumons :

Je n’arrive décidément pas à me résigner à faire « nous » avec cet auteur…

Et Golumbia de s’en prendre longuement à l’Electronic Frontier Foundation, souvent marquée à gauche, alors que, comme le soulignait un rapport de l’Electronic Privacy Information Center, l’EFF est avant tout l’une des organisations de lobbying de Google et d’autres entreprises des technologies (une accusation que l’EFF rejette).

L’EFF se positionne comme un interlocuteur permanent du gouvernement américain, proposant, à chaque question, la réponse la moins pire. C’est une stratégie d’occupation du terrain qui peut se défendre, mais qui les amène, suivant le contexte des questions posées, à prendre des positions relativement contre-productives sur le long terme. Toutefois je n’irai pas jusqu’à nier l’intégrité de l’organisation, financièrement indépendante et foncièrement militante.

La liberté de l’internet sonne bien souvent comme une valeur de gauche, alors qu’elle ne l’est pas tant que cela dans les faits, note Michael Gurstein du Centre pour la recherche informatique communautaire qui remarque que la Coalition pour la liberté de l’internet (Internet Freedom) est surtout une couverture pour s’assurer que la gouvernance de l’internet ne nuise pas à la stratégie américaine globale.

Là pour le coup je vois une critique acceptable de ce qui a fait l’essentiel de mon militantisme depuis 5 ans.

Internet est contrôlé selon certains aspects par les États-Unis. Avec FDN, on arrive au meilleur niveau de contrôle que je connaisse de son accès à Internet mais on constate alors que les noms de domaine, par exemple, sont contrôlés en dernier ressorts par les États-Unis. Dans mon milieu militant, on considère ça comme un problème, devenu grave avec l’affaire WikiLeaks (où l’instance américaine qui contrôle les noms de domaine en dernier ressort a usé de ses pouvoir pour tenter de faire disparaître wikileaks.org). On constate qu’ils n’y sont pas parvenu, et qu’il faut qu’on trouve un meilleur système pour la gestion des noms de domaine.

La Chine ment au reste du monde pour contrôler son morceau géographique d’Internet. Ils ne proposent pas d’alternative, mais juste une surcouche à la dictature en place.

Le Brésil vient, depuis Snowden, d’entamer des démarches pour diminuer sa dépendance vis à vis des États-Unis, et proposera peut-être un système décentralisé (enfin) pour la gestion des noms de domaines. Si la « coalition pour la liberté de l’Internet » est bien celle dont je fais partie, c’est par omission, par faute de mieux, qu’on avance avec les déséquilibres du système actuel. Et je suis fier de faire partie de ceux qui ont aidé à contrer l’action de l’instance américaine en question contre le site web wikileaks.org, y faisant clairement échec par la multiplication des copies miroirs du site, hébergées un peu partout sur tous les continents, en faisant le site le plus redondé du monde.

Le Cyberlibertarianisme se retrouve même dans des projets louables, comme Code for America, cette organisation « non partisane et non politique » comme la présente Wikipédia […] des citoyens privés révisent le fonctionnement gouvernemental en dehors de structures démocratiques

On retourne ici à mon constat de départ sur l’état de nos démocraties, Internet semble juste étranger au phénomène. Les riches écrivent des lois pour leurs intérêts propres sous n’importe quel prétexte. Ce n’est pas nouveau.

Pas de politique numérique de gauche sans stratégie sur les finalités
[…]
« Les ordinateurs peuvent être utiles à la gauche, bien sûr », conclut Golumbia.

Oui, il suffirait d’écouter les penseurs de gauche qui proposent leurs visions sur la question.

"Mais les buts de gauche ne peuvent être servis sans articuler clairement ce que sont ces objectifs et comment ils doivent être atteints

Je résume donc : il faut le vouloir pour faire une politique de gauche.

En pointant le fait que la technologie n’est pas dans les fondations de la gauche

Là c’est gratuit comme affirmation. Le PCF, puisqu’on a commencé avec lui, est pro-nucléaire. Ça me semble même mettre un peu trop de technologie dans les fondation de la gauche pour le coup…

Toutefois, concernant Internet et en tentant de ne pas aller jusqu’à du cyber-libertarianisme, il me semble que le réseau permet l’incarnation de certains concepts de gauche jusque là restés utopiques. Ainsi, lorsqu’il s’agit de développer des logiciels, rédiger une encyclopédie ou enregistrer des vidéos, c’est grâce au réseau des réseaux que ceux qui savent peuvent produire selon leurs moyens, et mettre ensuite leur travail à dispositions de tous, qui en profitent alors selon leurs besoins.

C’est aussi grâce à Internet qu’il y a enfin suffisamment d’espace pour que chacun puisse s’exprimer, et permettre un fonctionnement égalitaire où il n’est plus justifié que quelqu’un parle au nom des autres pour de basses considérations matérielles.

C’est peut être d’ailleurs cette dimension nouvelle que les penseurs de gauche, devenus éminents (dans leurs analyses) entre autre par leur compréhension des limites physiques habituelles du monde, n’ont pas su explorer.

L’impensé technologique de la gauche ne s’est-il finalement pas retourné contre elle ?

Si sûrement. Et peut être en effet plus pour la gauche que pour la droite, qui voit perpétuellement dans la technologie un moyen d’économiser des emplois.

Toutefois, l’impensé technologique de la classe politique s’est aussi globalement retourné contre elle, favorisant l’émergence d’une conscience populaire. Et chaque attaque contre le réseau politise de nouvelles générations d’internautes qui voulaient juste jouer en ligne, ou regarder des vidéos de chatons. Chaque attaque contre le réseau, et donc contre les gens qui sont au bout, réveille et révolte plus de gens, et la pensée de gauche, abandonnée par le pouvoir politique en place (au moins chez nous), est donc peut être seulement en train de se déplacer.

Simon (Siltaar) Descarpentries
http://s.d12s.fr

Note

Crédit photo Fidelis.

Notes

[1On pourra voir à ce sujet les conférences de Benjamin Bayart, par exemple la vidéo « Internet et ses enjeux » : http://www.fdn.fr/Internet-et-ses-enjeux.html ou encore ma petite intervention au MakerFaire de Saint Malo en 2013 retraçant les menaces qui pèsent sur Internet, et donc la liste de tous ceux qui sont dérangés par son arrivée : https://twitter.com/Siltaar/status/396233254065283072

[2L’accord commercial anti-contrefaçon, qui, contrairement à ce qu’indiquait son nom, n’était pas un accord commercial, mais une tentative d’instaurer un nouveau cadre juridique supra-national pour lutter contre une « contrefaçon » qui englobe brevets, du droit d’auteur, du droit des marques, médicaments génériques, ainsi que les infractions au droit d’auteur sur Internet

[3Déclaration universelle des droits de l’homme de 1789 : http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/dudh/1789.asp

[4On le constate notamment avec l’adoption par le parlement européen d’une réglementation autour de la protection des données personnelles et donc de la vie privée : http://www.controle-tes-donnees.net/

[5Heureusement, tu ne les lis pas. Et heureusement, certains le font pour toi : http://tosdr.org/

[6https://café-vie-privée.fr/

[7Richard Stallman définit 4 libertés pour un logiciel : celle d’utiliser le logiciel pour quelque usage que ce soit ; d’en étudier le fonctionnement ; d’en redistribuer des copies ; et d’améliorer le logiciel (et donc de diffuser vos améliorations au public). Plus d’information sur : http://www.april.org/fr/articles/intro