- Dans un premier temps, Timult et les traductrices expliquent le contexte de la polémique ayant pris corps en Allemagne au sein du mouvement anti raciste. Le texte de présentation appelé Désaccords et perspectives dans les luttes antiracistes en Allemagne brosse le constat et l’enjeu de ces conflits politiques.
- Un second texte est critique du concept de « privilège blanc » intitulé Decolorise it ! Arrêtons de tout voir en couleur« -*Un troisième texte, défendant les »théories critiques de la blanchité" et intitulé Faire abstraction des couleurs n’est pas la solution
- Enfin, un débat a lieu entre les différentes auteur-es des articles, débat retranscrit dans la revue allemande analyse & kritik et ensuite traduit pour la revue Timult .
Désaccords et perspectives dans les luttes antiracistes en Allemagne
Le No Border Camp de Cologne, campement autogéré, antiraciste et contre les frontières, a rassemblé de nombreux/euses militant·es et a été fortement marqué par des conflits. Les divergences ont éclaté sur la question de comment faire face aux rapports de domination et
aux accès différents à des « privilèges » qui existent forcément entre les participant·es à un tel campement venant de contextes divers et avec des conditions de départ inégales.
Ces conflits se sont cristallisés autour d’une interprétation jugée autoritaire et identitaire des critiques de la blanchité (Critical Whiteness*), parce qu’elles définissaient de manière trop catégorique les rôles possibles des personnes dans les luttes antiracistes, selon qu’elles étaient blanches ou racisées/of Color*. [1]Ces conflits ont été vécus comme extrêmement violents par un grand nombre de participant·es au campement et plus largement par les réseaux militants antiracistes. Notamment, une partie des activistes réfugié·es ont reproché à ces débats d’écarter leurs propres luttes et préoccupations très concrètes concernant, par exemple, leurs conditions de vie et possibilités d’activités politiques en Europe.
Ces débats ont créé des scissions à l’intérieur des réseaux antiracistes germanophones, et ont eu un effet paralysant sur certaines luttes menées par ces réseaux. Ils ont donné lieu à la publication de nombreux textes et les débats continuent actuellement dans les réseaux militants. Parmi ces publications, une série d’articles parus dans le journal analyse & kritik a retenu notre attention.
Le premier article de la série a été écrit par plusieurs militant·es antiracistes racisé·es et blanc·hes, reprochant aux théories de la blanchité d’être globalement néfastes pour les mouvements antiracistes.
Puis, d’autres militant·es également antiracistes et racisé·es, ont publié en réponse un second texte, qui défendait cette fois les théories et les pratiques en question. La polémique a mené à la parution d’un troisième texte, sous forme d’une discussion entre des partisan·nes de ces deux positions. Tous ces articles ont finalement été republiés, avec d’autres, à l’automne 2013, dans un hors-série dédié à ces débats. [2]
Ces trois textes nous ont paru intéressants pour plusieurs raisons. D’abord, nous avons été contentes de lire une discussion dans laquelle s’expriment plusieurs points de vue, de trouver rassemblées dans un même journal des personnes qui partagent des luttes, mais qui ne pensent pas pareil et peuvent en discuter.
Cette forme nous a touchées parce qu’elle met en avant que penser c’est difficile, que parfois on pense de manière contradictoire et que dans nos luttes concrètes on doit trouver des manières de composer avec ces contradictions et de les dépasser. Puis, nous avons vu dans ces textes une occasion de réfléchir aux alliances possibles dans les luttes antiracistes depuis l’extérieur du cadre national toujours trop étriqué.
Déplacer ce débat de l’Allemagne à la France, c’est peut-être se donner la possibilité de traduire ce particulier-là dans notre local, et donc de prendre du recul, pour mieux prendre position. Bien sûr, ce qui nous a importé, en traduisant et publiant ces textes, c’est aussi de contribuer aux discussions et organisations actuelles des luttes contre les racismes, ceci dans les limites de nos points de vue blancs.
S’attaquer aux racismes est un enjeu urgent à l’heure actuelle, en France, en Allemagne et en Europe, et ce à plein de niveaux : inégalités socio-économiques très fortes (en Europe, mais aussi entre nord et Suds), non-reconnaissance des passés coloniaux, quasi inexistence de politiques de la mémoire et de réparation des exploitations coloniales et esclavagistes, installation toujours plus violente de citoyennetés à plusieurs vitesses, violences étatiques et acharnement médiatique contre des populations désignées comme risques intérieurs (migrant·es, réfugié·es, musulman·es, rroms...), invisibilisation du racisme dans les réseaux politiques historiquement progressistes, non-reconnaissance des luttes de personnes racisées...
Au vu de l’ampleur de la tâche, nous avons envie de trouver comment les débats et les conflits qui traversent nos luttes antiracistes peuvent nous enrichir plutôt que nous affaiblir. Il nous a paru que ces textes y contribuent. Nous vous recommandons la lecture des trois textes dans l’ordre, pour suivre les arguments du désaccord mais aussi les consensus qui se dégagent dans ce dialogue à nombreuses voix.
Timult et les traductrices
Une revue qui parle de luttes sociales et d’aspirations à changer le monde.
Une revue qui explore de nouvelles façons de faire de la théorie politique, en imbriquant les récits de vie, les émotions et les analyses, en expérimentant des manières d’écrire, d’inviter à l’écriture (ateliers et écritures collectives…).
Une revue pour être plus fort·e·s et plus habiles faces aux oppressions, et aussi pour nous faire plaisir !
Decolorise it ! Arrêtons de tout voir en couleur.
Ces dernières années, en Allemagne, l’accueil réservé aux approches critiques de la blanchité (Critical Whiteness) tend à saboter les luttes antiracistes.
Juliane Karakayalı, Vassilis S. Tsianos, Serhat Karakayalı et Aida Ibrahim
Les Critical Whiteness sont devenues [en Allemagne] une référence importante pour des militant·es et des universitaires antiracistes et queers. Nombre d’événements, d’ateliers et de séminaires organisés mettent en avant cette manière de penser. Pourtant, l’utilisation de ces théories [dans le contexte allemand] sabote carrément les luttes antiracistes. Ces dernières années, le manque de clarté des politiques des identités, elles-mêmes imprégnées de racisme, prennent la forme, presque risible, d’un grand « concours des identités ».
Les études critiques de la blanchité (Whiteness Studies) se sont développées aux États-Unis dans le sillage des mouvements pour les droits civiques et de la production de savoirs sur le racisme. Le livre Playing In The Dark, écrit en 1992 par Toni Morrisson, est considéré comme l’œuvre fondatrice de cette approche. Morrisson a montré que les idées de liberté ou de virilité, largement présentes dans la littérature d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord, sont construites sur la non-liberté des esclaves noir·es.
Cette analyse a constitué un vrai changement de perspective. Ce n’est plus sur les personnes stigmatisées par le racisme que se focalise l’attention, mais sur celles qui en tirent des privilèges. Des théoricien·nes et activistes noir·es (People of Color, PoC*) ont ainsi critiqué la pratique alors dominante de prendre celles et ceux qui sont discriminé·es par le racisme comme objets de recherche et étendards politiques. Le concept de blanchité invite au contraire à étudier les structures et les mécanismes par lesquels des blanc·hes profitent du racisme. Cela permet de penser le racisme comme quelque chose dont tout le monde est partie prenante. Mais l’argument suivant est que cette implication de « tout le monde » passe par les structures, c’est-à-dire les institutions, les espaces et les discours, forcément imprégnées de racisme. Les exhortations à abolir les privilèges blancs se focalisent alors sur ces structures.
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Faire abstraction des couleurs, c’est pas la solution
Les théories critiques de la blanchité (Critical Whiteness) restent un outil pertinent pour critiquer le racisme.
Par Artur Dugalski, Eleonora Roldán Mendívil et Malik Hamsa
Le débat autour de la blanchité (whiteness) se développe dans certains milieux militants (links*) germanophones depuis plusieurs années déjà. Au moins depuis le campement No Border à Cologne en 2012, cette discussion s’est intensifiée et un grand nombre de tribunes, d’articles et de déclarations circulent.
Toutefois, on perd souvent de vue que le concept de blanchité n’est pas seulement la trouvaille dernier cri des cercles intellectuels de gauche. Au contraire, les réflexions sur la blanchité se nourrissent d’une longue tradition d’émancipation (surtout aux États-Unis) et d’abondantes archives du savoir noir/of Color*, résultant de luttes sociales menées par des personnes et des groupes qui ont dû faire face au fait d’être assigné·es non-blanc·hes[1]. Ces personnes ont en commun une expérience de l’oppression historique et présente, dans ses nombreuses déclinaisons et avec les différents vécus qu’elle engendre[2].
La discrimination et l’exploitation ne constituent pas seulement une base d’expérience commune, elles sont aussi, dans l’histoire, ce qui fonde les privilèges blancs. Pour notre contexte, cela signifie, par exemple, que dès la fin du 19e siècle, des millions d’Allemand·es blanc·hes ont pu bénéficier d’une ascension sociale et économique sur le dos des travailleurs et travailleuses soi-disant « étrangèr·es » (Gastarbeiter_innen).
L’approche de la blanchité, avec cette histoire (ces histoires) en trame de fond, participe à ce que le racisme cesse d’être traité comme le problème des personnes subissant des discriminations racistes pour être considéré comme quelque chose dont tout le monde est partie-prenante. Cette approche place au centre de l’attention ceux et celles qui – volontairement ou non – profitent des structures racistes, ce qui est une condition pour pouvoir étudier les mécanismes produisant ces privilèges.
S’étant fixée comme objectif de rendre visibles les hiérarchies racistes, la critique de la blanchité considère forcément les personnes et les groupes, selon leur position, dans le contexte du racisme – et non pas dans le sens d’un déterminisme soi-disant biologique – comme blanc·hes ou noir·es/of Color/etc.
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Où trouver Timult ?
- Bagnolet (93)
Librairie le Rémouleur - Paris (75005)
Librairie le Point du jour
Librairie Compagnie
Librairie galerie de la Sorbonne - Paris (75011)
Librairie Violette and Co
Librairie Quilombo
Librairie Publico
Librairie la Friche
Librairie Thé-Troc - Paris (75012)
Librairie la Brèche - Paris (75020)
Librairie l’Atelier
Librairie le Merle moqueur
Librairie le Jargon Libre
Différences en 3D
Discussion entre
Vassilis Tsianos, Juliane Karakayalı, sharon Dodua Otoo, Joshua Kwesi aikins et serhat Karakayalı
analyse & kritik : L’année dernière [2012] Juliane, Vassilis, Serhat et Aida Ibrahim ont publié un article dans la revue analyse & kritik, dénonçant les usages des études critiques de la blanchité (Critical Whiteness) dans les milieux antiracistes. Kwesi, qu’est-ce qui te dérange dans ce texte ?
Joshua Kwesi Aikins : Pour moi, l’article parle de l’approche critique de la blanchité de manière trop limitée. Le renversement théorique qui consiste à ne plus seulement regarder les personnes que le racisme touche en négatif, mais aussi celles qui en profitent, a une longue histoire. L’article néglige cette histoire, il méconnaît la production théorique de personnes noires en Allemagne, telles que May Ayim et de Katharina Oguntoye, et il méconnaît ce que cette démarche apporte. C’est pourquoi j’aurais souhaité, plutôt que de jeter le bébé avec l’eau du bain, qu’un article critiquant les pratiques du campement No Border [2012] pose aussi la question des apports de l’approche critique de la blanchité.
a & k : Juliane, Vassilis, Serhat, vous écrivez que les études critiques de la blanchité mettent l’accent sur les structures et les mécanismes privilégiant les blanc·hes. Qu’est-ce qui vous dérange là-dedans ?
Juliane Karakayalı : Ce que nous critiquons, c’est la construction de deux groupes sur le principe que les privilèges des un·es constituent la souffrance des autres. Nous nous demandons si cette manière de penser fait avancer nos analyses et pratiques politiques, ou si elle n’est pas plutôt un obstacle à ces deux niveaux, parce qu’en fin de compte, il ne nous resterait plus qu’à choisir auquel de ces deux groupes il faut souhaiter la victoire.
Serhat Karakayalı : Je me demande à quoi ça sert de parler de quelque chose que tout le monde devrait avoir – l’accès à des logements, à des boulots, la possibilité de marcher sans peur dans la rue – en terme de « privilège ». Je comprends l’intention, mais moi, au fond, je veux qu’on critique le racisme d’une manière qui permette d’envisager des intérêts communs plutôt que de continuer à s’inscrire dans des positions découlant du racisme.
Je veux problématiser le racisme en me basant sur des pratiques de résistance, sur des pratiques de lutte contre le racisme, car s’il n’y avait pas de résistance antiraciste, la situation serait bien différente en Allemagne. Pourtant, nombre des participant·es à cette résistance antiraciste seraient décrit·es par les partisan·nes de l’approche critique de la blanchité, comme celles et ceux qui ont des privilèges.
Sharon Dodua Otoo : Pour moi, le terme de « privilège » est d’abord un outil de travail. Par exemple, je suis britannique, donc j’ai un passeport de l’Union européenne, je n’ai pas besoin de visa, je peux travailler, je peux toucher le Hartz IV [1]. En comparaison, les migrant·es venant des pays extérieurs à l’UE sont clairement désavantagé·es. Quand je veux parler de leur situation, il est important pour moi d’en rendre compte et de me référer à leur expertise. Je ne peux pas parler pour d’autres. Le mot « privilège » sert à comprendre ce dont je dispose, ce que je prends comme allant de soi. Si je suis privilégiée dans une situation donnée, je dois être particulièrement attentive et à l’écoute des personnes qui se trouvent exclues à cet endroit précis.
Kwesi : Juliane et Serhat, je pense que vos propos sont contradictoires. Si vous dites que le racisme construit des groupes, alors on devrait bien pouvoir parler de ces groupes. Car cela signifie que les privilèges font partie des dynamiques racistes. Tant au niveau individuel qu’au niveau structurel, le privilège blanc existe, même en Allemagne.
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