Réaction à l’appel à aller manifester le 9 novembre

Ce texte fait suite au texte d’appel pour la manif antifasciste du 9 novembre 2013, publié sur Indymédia et, de façon plus développée, sur le site de « La Horde » [La manifestation a depuis été annulée].

En premier lieu, la mise en avant de la spécificité de la question du genre a de quoi étonner grandement ceux qui ont été confrontés de près, depuis leur enfance et, avant cela par leurs parents et leurs amis, à la violence raciste et fasciste en France : les immigrés issus des anciennes colonies françaises ou, pour faire court les « noir-e-s » et les « arabes ». C’est d’abord en tant qu’elles/ils appartiennent à ce groupe social spécifique que les individus font l’objet de la violence fasciste et raciste en France, et ce depuis un certain nombre de décennies. « Et les militants de gôôôche ? » me direz vous : les militants peuvent cacher leur militantisme, un-e « noir-e » ou un-e « arabe » ne peut pas cacher sa tête, et moi- même je ne peux pas cacher ma tête. La non-mixité, le traitement de la question par les concernés, ça vous dit quelque chose à vous les « féministes » ? Et pour la question du racisme ? Ce point fondamental s’évapore comme par magie ?

En premier lieu, il y a des passages particuliers de ce texte qui m’ont fait bondir : « Lorsque des fascistes agressent des hommes, ils les menacent, les frappent, les assassinent. » nous dit ce texte, avant de rajouter « Les hommes sont des adversaires, les femmes sont des proies que l’on chasse et que l’on piège. » N’importe quoi ! C’est hallucinant de lire des âneries pareilles, écrites avec une telle arrogance, la personne qui a écrit ce texte a t- elle jamais pris la fuite devant une patrouille de flics ou des ratonneurs d’extrême-droite ? Les Algériens jetés dans la Seine le 17 octobre 1961 par la police française étaient considérés comme « des adversaires » ou des "proies" ? Lorsque les keufs traquent et tabassent à plusieurs dans les quartiers populaires ils considèrent comme des « adversaires » les victimes de leurs ratonnades racistes ?

Ce sont vos grands-parents qui ont fait la guerre d’Algérie, vos parents qui bossent chez les keufs ou c’est juste TF1 qui vous ont fait croire qu’il y a une relation « d’adversaire » dans une ratonnade raciste et coloniale ? C’est sans doute ce que les blancs appellent poliment la « guerre asymétrique » alors ! Au temps pour moi ! C’est ignoble lorsque la méconnaissance (qui résulte visiblement d’un mépris pur et simple de cette question) conduit à nier à ce point la réalité de ce qu’ont vécu des milliers de personnes en France depuis des décennies : de quel droit les pseudo-« féministes » qui ont sorti ce tract se permettent elles de penser les violences racistes et fascistes en France à la place des concerné-e-s ?

C’est tout le problème du traitement de « genre » de cette question, la question du racisme est une question de « race » qui doit être traitée en non mixité avec les personnes racialisées, faute de quoi on en arrive à ce genre de résultat, même avec de « bonnes » intentions : pire qu’une « occultation » (comme s’en défend la personne ayant écrit le tract) il s’agit carrément d’une négation des violences racistes et fascistes vécues par des milliers de personnes (qui n’ont même pas voix au chapitre bien sûr, les « féministes » vont penser le racisme pour vous).

Sauf que la/le « bougnoule », la/le « noir-e » ou « l’arabe » n’ont jamais été des « adversaires » pour les fascistes militants, encore moins pour les flics, mais toujours des « proies » que l’on « chasse » et que l’on « piège », que l’on frappe, que l’on tue mais aussi que l’on insulte, humilie, torture, au corps desquels on inflige des sévices et des brimades, y compris à caractère « sexuel ».

A moins que le fait de se faire déshabiller de force, de se faire broyer les parties génitales ou se faire enfoncer des objets dans l’anus ne soient pas des formes de « viols » lorsqu’on est un mec, ne soient pas pensés pas les agresseurs ni vécus comme tel par les victimes. De la pratique de la torture coloniale à celle de la ratonnade ou de la violence policière, en effet, « c’est avant tout notre corps qui est visé » que l’on soit homme ou femme.

Les fachos dans une ruelle mais aussi les matons à l’abri du silence de la prison ou du mitard, les flics à l’abri dans leurs fourgons et leurs commissariats, ne se contentent pas de « menacer, frapper et assassiner » ; ils torturent, ils humilient, ils pratiquent des sévices corporels, et notamment à caractère sexuel, aussi bien à l’égard des hommes. Ce texte ne prétend pas appeler à une manifestation « contre les violences sexistes commises par les militants d’extrême- droite », pour lequel le clivage du « genre » serait cohérent (même si je me demande quel en serait le contenu), mais contre les « violences racistes et fascistes » : sauf qu’en tant qu’elles sont « racistes » et « fascistes » ces violences concernent les non- blancs, hommes ou femmes, et c’est ce clivage là qui est premier. De quoi se mêlent ces « féministes » ? A la rigueur si cette manif concernait les non- blanches victimes d’agression raciste, et qu’il s’agissait d’un recoupement des deux critères de « genre » et de « race »… mais non, il ne semble pas que ce soit l’objet du texte publié sur la Horde, qui met à égalité blanches et non- blanches et, d’après ce que j’ai lu, cette manifestation a été organisée au cours de réunions non-mixtes… de femmes, blanches comme non-blanches.

Il s’agit donc bien ici, malgré ce qu’affirment les gens qui l’ont écrit, à remplacer le clivage de « race » par le clivage de « genre », ce qui s’apparente à de la récupération, voir une dépossession de la lutte des mains des premiers concernés, en occultant complètement le fait que le groupe social spécifiquement visé par le racisme et le fascisme ça reste le groupe des « non blancs » en premier lieu, et notamment ceux issus de l’immigration coloniale. On avait déjà eu droit aux récupérations socedem’ à la SOS- Racisme, on avait eu droit à la récupération pseudo- radicale de « l’antifascisme », qui est un terme fourre-tout bien commode pour permettre aux petits blancs de se mettre en avant en occultant le fait que le mot « fascisme » renvoie à un mode de gouvernementalité historiquement daté, et que la question pertinente qui demeure est la question du « racisme », donc de la construction sociale de la « race », et que celle- ci concerne en premier lieu les personnes racialisées, et exclut de fait les petits blancs, même emplis de bonnes intentions, même « militants ».

Maintenant voila que les féministes se mettent à participer à cette récupération générale de la gauche, de l’extrême-gauche et même de l’ultra-gauche et, comble de l’absurde, organisent une non-mixité de genre sur la question du racisme, mais permettent une mixité raciale. Parce que les féministes blanches participant à cette réunion s’imaginent que leur « féminisme » fait magiquement d’elles des antiracistes ? Les « femmes » blanches ne sont pas des « cibles » du racisme, elles en sont les instigatrices, pour nous les personnes racialisées, les femmes blanches font partie des « agresseurs » du quotidien, et la question qu’elles soient « féministes » ou non n’y change rien.

Car c’est précisément un des dangers de ce texte et de cette initiative à côté de la plaque : confondre « le fascisme et le racisme » avec la simple « extrême droite », et ses petits nervis les « fachos ».

Or le « racisme » et le « fascisme » ça n’est pas « les fachos » ni simplement des agressions de rue, c’est une organisation structurelle ancrée dans tous les rapports sociaux, et reconduite et reproduite aussi bien par les institutions que par les acteurs du quotidien.

La véritable force d’agression raciste et fasciste en France, depuis des décennies, ça n’est pas seulement « les fachos », c’est aussi, déjà, la Police et l’ensemble de l’administration et de l’état français, ensuite de ça, ce sont les « blancs » dans leur ensemble, les gens appartenant au groupe social des « blancs », qu’ils soient « hommes » ou « femmes », « bourgeois » ou « prolos », « féministes » ou non.

Voila pourquoi le clivage de « genre » n’a pas sa place ici, pas plus que celui de "classe" d’ailleurs, en tout cas pas la place prépondérante qu’il occupe. Pas une seule fois, dans ce texte d’appel, il n’est question du principal : la question du critère "racial" et du "racisme post-colonial"... un peu énorme comme oubli quand on parle du racisme non ? Parce qu’en dehors des agressions physiques « spectaculaires » les agressions racistes et fascistes quotidiennes, principales, sont commises par des blancs, hommes ou femmes : ce sont leurs réflexions, leurs questions stupides, leurs insultes, leurs a priori, les « blagues » des copains et des copines, ce sont leurs attitudes de méfiance ou d’hostilité, voire d’agressivité dans la rue (lorsque je t’arrête pour te demande mon chemin dans la rue je lis dans tes yeux « cet arabe mal rasé va t- il m’agresser ? » puis, voyant que je parle un français correct, ton visage s’éclaire « ouf, c’est un bon arabe »), leurs regards ou leurs attitude de condescendance paternaliste à d’autres occasions, y compris dans le milieu, leurs attitudes dominantes tout le temps, leurs réflexions sur notre degré « d’intégration », ce sont leurs compliments « toi c’est bien, t’es pas comme les autres », c’est l’inégalité des chances structurelles dans une société raciste qui est de leur côté, ce sont les privilèges dont ils jouissent même sans le vouloir … faut –il que je réécrive tout un argumentaire, parfaitement juste au demeurant, qui est celui des féministes partisanes de la non- mixité pour que les organisatrices de ce rendez- vous comprennent ce que la volonté de faire un traitement « de genre » de la question du racisme en France peut avoir de déplacé, d’insultant, voir de dangereusement récupérateur ?

Pourtant les féministes sont censées savoir que la « violence », « l’agression » ne se résument pas au « moment spectaculaire » de l’agression de rue, non ? Et que le racisme et le fascisme ne sont pas le nom d’une appartenance politique à tel ou tel groupuscule violent mais sont aussi et avant tout des formes de rapports sociaux structurés, quotidiens, produits et reproduits, par les institutions aussi bien que tout en chacun, y compris par des femmes. Les « femmes » blanches ne sont pas les cibles et les victimes a priori du fascisme et du racisme et, en France, elles en sont même souvent les instigatrices, y compris parfois même lorsqu’elles se disent « militantes », sans comprendre qu’il ne suffit pas plus de se prétendre « militant » pour devenir antiraciste comme par magie que pour devenir « antisexiste ». Je respecte les militantes qui ont enduré des agressions fascistes, mais elles doivent comprendre que cette question ne les touche qu’indirectement : elles peuvent dissimuler leur appartenance politique, je ne peux pas changer de tête. Si je défends une femme agressée dans la rue et que son agresseur me pète la gueule ça ne fait pas de moi pour autant une « victime du sexisme » et ne me donne pas la légitimité de me pointer à une réu féministe non-mixte. Encore une fois, les « violences fascistes et racistes » sont bel et ben produites et reproduites aussi par des femmes en France, elles sont elle-même nos « agresseurs », et pas "spécifiques" pour deux sous quand il s’agit de racisme. Et ce sont les « non-blancs », et spécifiquement ceux issus de l’immigration coloniale qui sont les cibles spécifiques du fascisme et du racisme, qu’il soit l’œuvre de militants groupusculaires, de l’état et du capital, ou de la structure des rapports sociaux quotidiens, et les femmes, voire même les « féministes » sont des racistes aussi banales que n’importe quel mec, de même qu’en tant que mec je reste moi-même pétris de sexisme et qu’il ne me suffira pas de déclarer le contraire pour que ce soit le cas.

D’où l’importance, comme pour le sexisme, d’un traitement « non- mixte » de la question du racisme, et un texte/initiative de ce genre est typiquement le genre de récup’ qui y est un frein, encore pire que les récupérations socedem’ bourgeoises, parce qu’elle tend à substituer le clivage de « race » par le clivage de « genre » ce qui est inacceptable : ces deux clivages se superposent à la rigueur, mais la mise en avant de l’un sur l’autre est intolérable.

Que cet appel soit rédigé par des partisanes de la « non-mixité » c’est tout simplement absurde, je comprendrais un texte aussi nul de la part d’un groupe socedem’, ou à la rigueur d’un groupe féministe qui ne développerait pas particulièrement de réflexion sur la non-mixité, mais là … c’est tellement énorme et à la fois tellement pathétiquement banal comme aveu de mépris et d’ignorance de la question du racisme que ça ne m’étonne même pas tant que ça, finalement. Je respect la non- mixité des féministes, et rien ne me gonfle autant qu’un mec qui se dit « pro- féministe » à longueur de temps, je pense que sur la question du féminisme le meilleur que puissent faire les gars est de commencer par se la boucler, laisser les meufs s’organiser et écouter ce qu’elles ont à dire.

Je n’ai pas écrit ce texte pour « casser du sucre » sur le dos des féministes, mais justement parce que je suis partisan de la non-mixité, et que j’essaie d’être cohérent avec cette réflexion, et que j’en ai marre de voir le peu de tolérance auquel on se heurte lorsqu’on parle de clivage de « race », et des accusations républicano- socedem’ de « communautarisme » dans les milieux militants, même radicaux.

Outre ce fait, j’appartiens au groupe social des « immigrés des anciennes colonies » et c’est un vécu partagé avec mon père, mes sœurs, mes oncles, mes cousins et mes cousines, la plupart des camarades de classe du collège-lycées de la banlieue où j’ai grandi et où les histoires « d’agressions racistes et fascistes » ne se recoupent pas avec le binarisme simpliste « fille/garçon » qui est développé dans cet appel.

Ici, les « agressions racistes » qui ont structuré notre imaginaire en tant que groupe social racialisé sont aussi perpétrés par « des filles, des femmes, des lesbiennes, des belles, des moches, des grosses, des cis-genre, des trans, des militantes, des fêtardes et des couches tôt » depuis les moqueries de l’époque du bac à sable jusqu’aux agressions de rue par la police ou l’extrême- droite. Les femmes, et les féministes, devraient pourtant comprendre ce que « avoir peur de sortir dans l’espace public » veut dire non ? La crainte de la ratonnade, fasciste ou policière, les multiples petites agressions ou brimades diffuses ont durement imprimé notre mémoire collective et notre rapport à la société : ce sont des choses que les blancs ne pigent pas, et qui alimentent toutes les âneries qu’ils peuvent sortir quotidiennement, même lorsqu’ils tiennent un discours soi-disant « antiraciste » en croyant nous faire plaisir.

Pour ce groupe social auquel j’appartiens malgré moi ce sont avant tout nos têtes et nos noms, nos vêtements, nos pratiques culturelles et familiales (dont une, emblématique, est de ne pas vouloir bouffer de votre cochon), nos lieux de résidence qui font notre « spécificité ». Sauf que mes sœurs, mon père, mes oncles, mes cousins, mes ami-e-s et moi on conservera nos têtes et nos noms de famille après votre manif’, parce que tout ça ne s’enlève pas aussi facilement qu’un keffieh ou qu’un autocollant "Non au racisme".

Signé : un « arabe », anar’ et partisan de la non-mixité.

Mots-clefs : anti-racisme | anti-sexisme
Localisation : Paris

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