« En temps de paix, un préfet se doit de conserver en public sa neutralité politique et de laisser « fleurir cent fleurs et s’opposer cents écoles de pensées ». Dans une guerre révolutionnaire, son devoir est de s’assurer que seuls les bons bourgeons fleurissent, du moins jusqu’à ce que la situation revienne à la normale ».
David Galula, "Contre-insurrection, théorie et pratique", 1963.
L’État d’urgence, la Nation en danger, la cinquième colonne cachée dans les mosquées et les banlieues, la barbarie à nos portes, la fierté d’être un Coq, défendre ses valeurs, irréductibles, la jeunesse au garde à vous ou en garde à vue. Suite aux attentats du 13 novembre, « c’est la guerre ! » clame notre président Hollande, repris en chœur par toute la classe politique française.
À la guerre proclamée se déclare l’état d’urgence du 14 novembre. Cependant, l’unanimité du constat ne répond pas à cette question corrélative : « où » ?
De mémoire courte, le dernier état d’urgence était en hiver 2005. À cette époque les banlieues brûlent, et c’est à leur géographie qu’il s’appliqua. Aussi, le dernier état d’urgence s’appliquant à tous les territoires français date, justement, de la guerre d’Algérie, lorsqu’en 1955, le FLN lance l’offensive. Et il hantera régulièrement la guerre civile jusqu’en 1963. Il hantera également les législations sécuritaires jusqu’à nos jours. Aussi, celui que nous vivons présentement en France depuis maintenant trois semaines n’est pas une rupture radicale. Voilà des années que le gouvernement régit à coup d’exceptions. C’est d’ailleurs sous ce régime que la COP21 s’annonçait : l’annulation de l’espace Schengen, par exemple, était déjà prévu. Des zones rouges, infranchissables, une présence militaire et policière accrue, bref, tout Paris devenait une zone d’exception. Même les 317 gardes à vue de la manifestation interdite du 29 avaient des précédents, par exemple, lors du mouvement autour de la mort du manifestant Rémi Fraisse en octobre 2014 . Malgré cela, il existe bien des déplacements entre la gestion d’un contre-sommet et ce que nous vivons depuis trois semaines. Sur tout le territoire français ont eu lieu plus de deux milles cinq-cents perquisitions accompagnées de 350 assignations à résidences, ainsi que la fermeture de quatre mosquées, au motif de leur « radicalisation ». On nous dit même que l’état d’urgence a du bon contre la petite délinquance. L’État : « en profite pour nettoyer au-delà de ce qu’on entend faire », comme le dit un obscur sorbonnard d’Assas interrogé par Le Monde. Ici aussi, le gouvernement mène sa guerre.
En 1927, Walter Lippmann, théoricien de la démocratie libérale, soulignait que :
« Les problèmes les plus frustrants de la démocratie sont justement ceux qu’on ne peut pas résoudre par des principes démocratiques ».
Le cœur du problème : la démocratie porte en son for intérieur un paradoxe intrinsèque à son régime politique. Son état d’exception est en fait une règle bien établie, complètement inscrite dans toutes les constitutions démocratiques, qui « laisse venir au jour sa nature de paradigme constitutif de l’ordre juridique », selon le bon mot d’Agamben. En vérité, ce qui change n’est pas tant le droit que le rapport que celui-ci entretient avec la norme.
D’ailleurs, ne claironne-t-on pas que c’est « notre » mode-de-vie, « notre » jeunesse et « nos » valeurs qui sont attaqués. Comme le dit un article, cosigné « notre jeunesse » et largement relayé dans la presse :
« Un stade de football, une salle de spectacle, un restaurant en terrasse. [...]. En nous frappant, ils s’en sont pris à ce que l’on porte, à ce que l’on représente, ce que l’on aime et qui nous est si cher. En d’autres termes, ils ont visé la République. »
Walter Benjamin disait que « l’idée du bonheur que nous portons en nous est imprégnée par la couleur du temps qui nous est échu pour notre vie à nous ». Dire d’un bar et d’un restaurant qu’ils sont la République en dit long sur la superposition de la figure du citoyen éclairé avec celle du consommateur avisé. Le bonheur politique que l’on s’acharne à défendre est bien celui de continuer à gaspiller, consommer et s’éteindre. Ce même bonheur qui fait sombrer notre monde.
Aussi, pour une compréhension politique de l’état d’exception, il est plus que nécessaire de se départir de ce premier réflexe : penser que l’État révèle sa véritable nature, celle d’une oppression constante des forces sociales, d’une compaction permanente. Certes, l’État détient le monopole de la violence, à tel point qu’il ne reconnait en « la violence » qu’une pure hétérogénéité. Mais pointer le Monstre Froid Nietzschéen - comme l’a faite la tribune « Bravons l’état d’urgence » de Libération – empêche de saisir le fondement de l’état d’exception : ce n’est pas tant un retour à une pure violence conservatrice qu’un déplacement normatif dans son usage.
La France a formellement et bureaucratiquement dit à la Cour Européenne des Droits de l’Homme qu’elle briserait les Droits de l’Homme, tout en s’empressant d’affirmer leur inviolabilité. En effet, l’état d’urgence est le concept limite de toute démocratie. Mais la limite de la démocratie est aussi son paradoxe constitutif. En abolissant ou en prétendant déroger au droit par le droit : il ne s’agit plus d’opérer sur des sujets de droits, mais bien sur des sujets vivants, exclus par le droit lui-même. Lorsque le droit définit son exception, il pose alors le paradoxe suivant : la démocratie peut légalement s’annuler. Si nous savons que la démocratie fonctionne déjà ainsi avec, par exemple, les migrants et les centres de rétention, ce glissement peut être le sujet d’une inflation. L’excès circonscrit en certains endroits (les centres de rétention) peut devenir l’ordre juridico-politique normal lorsque l’exception devient la règle. Ainsi, la sérieuse proposition de Laurent Wauquiez, numéro 3 du second parti le plus important de France (« Les Républicains », de droite), selon laquelle il faut enfermer dans des camps tous les individus fichés S n’apparait pas irrationnelle : elle procède de la logique même de la soumission normative et d’arrachage du sujet de droit par le droit.
Désormais, nous savons à quoi nous en tenir avec l’état d’urgence : il y a de moins en moins des sujets garantis par droits universels et toujours plus des sujets éthiques et politiques soumis à une surveillance normative, toujours plus étendue et moléculaire. À un certain degré, toute infraction est une infraction à la norme : avec ou contre la nation, pour ou contre Daesh, avec ou contre les morts du 13 novembre. Voilà pourquoi les corps des morts du 13 novembre ont été transformés en corps de la Nation, et voilà pourquoi ne pas se reconnaître dans cette Nation était automatiquement perçu comme une indifférence à ces morts, un outrage national. Les centres de rétentions en tout genre sont une institution fonctionnant sur l’exception : en effet les migrants sont directement enfermés, avant tout jugement préalable. C’est bien un sujet vivant qu’il s’agit d’enfermer plutôt qu’un sujet de droit. Car il est sujet de droit en tant qu’exclu du droit.
Tout ceci n’est évidemment pas nouveau. Du côté des stratèges de l’État, il suffit de lire ce qu’il s’écrit depuis une dizaine d’années pour saisir ce glissement. Nous ne citons ici que le plus en vogue, le général Desportes qui dans son livre "La guerre probable" dit :
« Les formes traditionnelles de socialisation côtoient des formes alternatives, par l’affrontement et la nuisance : elles répondent aux maladies de la mondialisation, déclassement, urbanisation brutale, frustration, humiliation. [...] Ainsi, les anciens affrontements interétatiques, de plus en plus courts, cèdent la place aux guerres de décomposition sociale, de plus en plus longues [...]. »
La vision pathologisante des « maux de la société » de l’auteur ne dit rien des véritables causes de cette fameuse « décomposition sociale » : le fait que le capitalisme des années 90 ait renoncé à se produire comme société. Ses institutions sociales, nationales et internationales, tombent désormais en ruine. L’Occident se meurt et dans sa décomposition sociale, il revient à sa véritable composition : la guerre, y compris en France, contre tout ce qui ne marche pas avec son bonheur universaliste. C’est ainsi qu’il faut comprendre le titre du livre de Desportes : « la guerre probable ». L’état français se doit d’être prêt à faire une guerre qui pourrait arriver probablement n’importe où, des marches de l’Europe jusqu’à ses frontières, voir en son sein. La thèse du livre : l’armée française doit devenir une pure force contre-insurrectionnelle. Car les futures guerres seront contre-insurrectionnelles, dirigées vers une population, ou ne seront pas. En d’autres termes, gouvernement et armée, gestion de population et guerre, les deux vont devenir de plus en plus indistinguables.
En cela, il n’existe pas d’un côté un état d’urgence légitime qui arrête les djihadistes et, de l’autre, ses dérives avec les militants de la COP21.
À regarder de près, toute cette dépense d’énergie, ces 2200 perquisitions, ces assignations à résidences, pour si peu de résultats semblent absurdes. Comme disait Clausewitz :
« Dès que la dépense d’énergie devient trop importante pour être équilibrée par la valeur de la fin politique, la paix devient souhaitable ».
Mais dans notre cas, la valeur de la fin politique est la fin du politique lui-même. C’est pour cela que l’état d’urgence est la fin du politique. Interdiction de tout ce qui apparait comme politique. Marchés de Noël, supermarchés géants, divertissements, on pourra continuer au prix d’une inflation de vigiles, caméras, militaires, etc. mais le politique, les conflits, disparaissent. D’ailleurs, on nous le dit tous les jours « ne trouvez- vous pas honteux de mobiliser les forces de l’ordre dans des manifestations alors qu’elles sont mobilisées ailleurs dans l’état d’urgence » ? Mais où seraient–elles sinon ? Dans les supermarchés, les magasins géants, les stades, les parcs, les cinémas. Châtelet-les-Halles continue de vivre. Voir ceci comme une contradiction n’est pas comprendre la nature même de l’état d’urgence. La dépense d’énergie ne sera jamais vaine. L’enjeu est métaphysique : alors même que l’on proclame partout que ce sont nos valeurs qui sont attaquées, celles-ci ne sauraient glisser sur un terrain politique. D’où l’apparente contradiction : on dit la liberté attaquée, pourtant on la supprime.
Pas de malentendus : l’état d’urgence est un état de contre-insurrection. Voilà pourquoi est immédiatement utilisé contre toute force du parti de la désocialisation, de la désertion. Aussi, l’état d’urgence ne commet pas d’abus.
Le même général en vogue écrit plus loin :
« finalement c’est à une décomposition des anciens contrats sociaux, nourrie du manque d’intégration des individus ou de fragments entiers de la société, que l’on assiste »
De ceux qui passent par les ZAD à ceux qui rejoignent l’État Islamique, du point de vue de la contre-insurrection, il n’y plus de distinction. Cette indistinction va de pair avec un état du monde. Désormais tous les gouvernements s’accordent à cet ultime chantage : la mort, le chaos ou la géo-ingénierie, la ruine, Daesh ou le gouvernement. La COP21 sous état d’urgence désigne le paradigme de ce double chantage. La période historique, dont l’état d’exception est le couronnement, diffracte tous les possibles en un seul : avec ou contre l’occident. Ce chantage nous incite à penser une « troisième voie » qui serait « ni occident ni état islamique ». C’est déjà rentrer dans cette dichotomie que de problématiser son refus ainsi. La vraie question est de savoir comment se soustraire radicalement à ce chantage. Se placer à l’extérieur sans pour autant proposer une troisième voie, qui serait toujours vouée à résoudre une fausse dichotomie.