Le fascisme n’est pas un danger séparé des autres. D’ailleurs, on nous le répète en permanence : il se nourrit de la misère, du déclassement, de la frustration, de la peur du lendemain. Notre antifascisme ne devrait donc pas se limiter à un engagement contre les idées et organisations d’extrême droite : s’il est nécessaire de neutraliser les cerveaux et les jambes qui portent le processus de (pré)fascisation, il faut refuser tout antifascisme électoraliste - et tout électoralisme antifasciste -, qui ne propose pas seulement d’enrayer le fascisme dans les urnes, mais qui en fait une fin en soi. Il faut préférer à cet antifascisme consensuel un antifascisme radical, un antifascisme qui ne se contente pas de trier les pommes pourries mais qui attaque le mal à la racine.
Ils ont de l’avance, nous sommes en retard
À quoi ressemblerait ce pays s’il était gouverné par le Rassemblement National ou une union des droites radicales ? Dissolution massive d’associations musulmanes, coupure des subventions destinées aux associations critiquant l’État ou apportant leur aide aux segments de la population discriminés par le pouvoir, permis de tuer pour la police, manifestants blessés privés volontairement de soins en garde-à-vue et arrêtés dans leur lit d’hôpital, des délégués syndicaux harcelés, ratonnades néonazies relativement tolérées, RAID dans les banlieues sur des missions de maintien de l’ordre, enfermement massif et déportation d’étrangers, répression des militants politiques par les services antiterroristes, ministre de la justice qui dicte les peines aux juges, parents condamnés pour les actes de leurs enfants, accès au soin bloqué pour les personnes trans, médecins refusant de pratiquer l’avortement et pharmaciens refusant de vendre la pilule, prestations sociales réduites à peau de chagrin, multiplication des agressions homophobes, médias saturés de personnalités et de discours réactionnaires, policiers armés dans des établissements scolaires et des salles d’examen, commissariats qui refusent des plaintes pour violences sexuelles, état d’urgence qui devient la norme, surveillance accrue par drones et algorithmes, abus de pouvoir, détournements de biens publics, ministres accusés de viol couverts par le chef de l’État, etc.
Toutes celles et ceux qui, surpris et désemparés par l’annonce surprise de la dissolution de l’Assemblée nationale, ont décidé de s’engager en urgence dans le combat contre le fascisme, doivent bien admettre une chose : cette liste interminable d’horreurs n’a pas attendu la dernière percée du Rassemblement nationale pour s’écrire. Pire, elle s’est parfois même rallongée avec le concours de la gauche : licenciements et plans sociaux, Loi Travail, gel des salaires, privatisations, centres de rétention administrative, état d’urgence passé dans le droit ordinaire, extension de la légitime défense des policiers, déchéance de nationalité, etc. Qu’est-ce que ce « fascisme » dont on nous dit qu’il est « aux portes du pouvoir », sinon l’extension et l’aggravation de ce qui est déjà là ? Le Rassemblement national est déjà à l’assemblée. Il tient des municipalités. Ses élus président des commissions parlementaires et influent sur des textes de loi racistes et sécuritaires. Ses idées sont omniprésentes dans la sphère médiatique, et deviennent toujours plus consensuelles chez ceux qui, hier encore, prétendaient représenter un rempart contre leurs dangers. Notre antifascisme doit être à la mesure de cette réalité, et identifier son ennemi mortel au-delà de la pointe émergée de l’iceberg : le projet de restructuration autoritaire de l’État et d’anéantissement des forces de libération sociale est déjà à l’œuvre. Les formes de cet anéantissement pourront être celle du fascisme compris comme phénomène historique, comme dictature ouverte et terroriste de la frange la plus réactionnaire de la bourgeoisie nationale (celle impérialiste, monopolistique). Mais nous ne devons pas sous-estimer les régimes bourgeois démocratiques dans leur capacité à l’anéantissement : ce ne sont pas des fascistes qui ont massacré la Commune, décidé et réalisé l’expansion coloniale française et envoyé l’armée tirer sur les grévistes de Villeneuve-Saint-Georges, etc. Si celles et ceux qui se sont découverts antifascistes le 9 juin ne nous rejoignent pas dans l’affrontement, ils seront balayés après nous.
Notre riposte doit être politique
La dissolution de l’Assemblée nationale a provoqué un sursaut. Pour le moment, ce sursaut est affectif et démocratique : les gens ont peur mais espèrent, se mobilisent dans la rue en préparation d’une mobilisation par les urnes. Les moyens et la fin sont comme inversés. Dans les rangs des militants radicaux, alternatifs et révolutionnaires, des voix s’élèvent pour appeler à s’appuyer sur le vote, à participer au jeu démocratique bourgeois pour une fois, sans parvenir à exister en-dehors du calendrier et des impératifs des appareils politiques en campagne. Ce sursaut, ces manifestations, ont tordu le bras du Parti socialiste et forcé l’union de la gauche dans ce « Nouveau Front Populaire » dont on compte bien nous rabattre les oreilles pendant deux voire trois semaines. La question qui se pose est relativement simple : comment transformer ce sursaut démocratique et émotionnel en riposte politique ?
Les gens sortent dans la rue et se parlent. Leurs craintes et les aspirations révèlent quelque chose de la société qu’ils souhaiteraient voir advenir. Il leur manque la conscience de l’impuissance de la gauche à renverser l’ordre social actuel, et l’expérience de leur puissance collective. Le fascisme est le projet d’anéantissement des forces de libération sociale et de restauration par l’État de son monopole institutionnel de la politique. L’antifascisme doit être le projet de densification du tissu social et politique, de multiplication des espaces et de moments qui voient la population contester ce monopole institutionnel de la politique et se réapproprier leur temps, leurs espaces, leur puissance - en un mot, leur vie. Difficile de ne pas penser au mouvement des gilets jaunes, avec ses ronds-points occupés et ses maisons du peuple où s’agrégeait et se constituait un sujet collectif, une figure politique et sociale ; où l’individualisme et l’atomisation laissaient place à la solidarité et à la communauté, où les gens se parlaient directement, sans intermédiaire, pour exprimer leurs besoins et leurs désirs, leurs doléances et leurs ultimatums. C’est bien cette dynamique, avec sa densité sociale, qui a donné toute sa force de frappe au mouvement des gilets jaunes, qui a poussé la bourgeoisie de l’Ouest parisien à déserter la capitale et le pouvoir à se bunkeriser, littéralement.
Que voulons-nous ?
Tisser un maillage de contre-pouvoirs populaires. Voilà la dynamique à laquelle nous aspirons. Voilà la politique que nous souhaitons déployer, loin des faux-semblants de radicalité et du chantage électoral, des leçons de morale sur le privilège de l’abstentionniste et autres grotesques inepties périmées. Cette politique nous semble désirable. Nous ne laisserons pas les calculs électoraux et la panique morale l’étouffer. Du reste, elle leur survivra. Un mouvement profond porte presque tous les secteurs de la population à vouloir un changement de la vie. A nous de le matérialiser dans les escarmouches, dans les manifestations sauvages, dans nos parties de football, dans nos ciné-clubs, dans nos concerts, dans nos kermesses, à la cafétéria, pendant la pause clope, sur les places publiques, sur les murs, dans les amphithéâtres, dans les foyers lycéens, etc. A nous d’investir tous les espaces et tous les moments qui nous semblent pertinents d’un sens politique, de reprendre quotidiennement le pouvoir sur l’emploi de nos vies, et d’imposer à l’antifascisme moral nos mots d’ordre.
Nous luttons pour l’autodétermination, pour la conquête par l’immense majorité des travailleurs (avec ou sans emploi) du pouvoir sur leur propre vie. C’est en ce sens que nous sommes véritablement antifascistes.
14 juin 2024