Durant l’Antiquité, le judaïsme est la religion nationale du peuple hébreu et permet de justifier la domination de la noblesse et du clergé (lui même souvent assujetti aux puissances régionales) sur les royaumes hébreux. Si les Juifs et les Juives peuvent connaître des temps difficiles et être victimes de persécutions ou exiléEs, il s’agit plus de la conséquence de rivalités géopolitiques ou d’une hostilité générale envers les étrangers que d’une idéologie anti-juive spécifique.
À partir du premier siècle, les choses évoluent. Alors que l’intégration de cultes venus d’autres religions est une pratique répandue, le monothéisme juif pose problème. Loin de l’idée de religion individuelle, le refus d’une minorité d’honorer un dieu était supposé causer la colère de celui-ci et donc mettre en danger toute la communauté. De plus, les autorités romaines cherchent à unifier le plus possible les terres sous leur domination (dont la Palestine fait maintenant partie) et imposent le culte impérial. Suite à deux révoltes pour s’y opposer, le temple de Jérusalem, centre de la religion juive, est détruit en 70 et la ville de Jérusalem ainsi que la région environnante sont interdit aux Juifs et aux Juifs en 132.
Avec la conversion de l’Empire romain au Christianisme, le discours prend un visage qu’il connaît toujours partiellement aujourd’hui. Alors que le monde méditerranéen était le lieu de cohabitation d’une myriade de cultes différents, le Christianisme y devient hégémonique, place qu’il partage rapidement avec l’Islam. Dans ce contexte, le Judaïsme gène. Juifs et Juives sont accusés de déicide, de falsifier la religion et les rumeurs de meurtre rituels, de cultes démoniaques, etc. se multiplient. Cette idéologie se maintient comme principal discours visant les Juives et les Juives jusqu’au 19e siècle. Durant le Moyen-Âge, illes sont interdits de certains métiers, et certainEs se replient par défaut vers les professions bancaires et commerciales, mal vues ou interdites aux chrétienNEs (ce qui nourrit les accusations d’avidité). Régulièrement, illes sont expulséEs, forcéEs de porter des signes distinctifs ou massacréEs. Les Juifs et Juives sont oppriméEs en tant que minorité religieuse dans un monde caractérisé par la volonté d’hégémonie de l’idéologie religieuse dominante.
Dans le monde musulman, la situation des Juifs et des Juives est souvent moins difficile. Si illes sont soumis à des impôts particuliers et sont loin d’être les égaux et les égales des musulmanEs, partageant avec les chrétienNEs le statut de dhimmi, les persécutions violentes sont plus rares, même si elles ont existé. D’autres minorités religieuses sont plus violemment ciblées (en particulier les minorités polythéistes, zoroastrienne, dalistes). Cette situation moins difficile que dans le monde chrétien, sans être égalitaire, facilite l’émergence d’une riche culture judéo-arabe, notamment en péninsule ibérique avant la Reconquista.
De l’anti-judaisme à l’antisémitisme
Le 19e siècle voit un d’importants changements dans cette situation. Avec la fin du féodalisme et la diffusion de l’idéologie de l’universalisme bourgeois, la situation des Juifs et des Juives d’Europe occidentale s’améliore notablement. Ils acquièrent, à partir de la Révolution française qui émancipe pour la première fois les Juives et les Juifs, l’égalité des droits et deviennent légalement des citoyens et des citoyennes comme les autres (tandis que ceux et celles vivant dans l’Empire russe continuent à être victimes de persécutions et de pogroms).
Les contre-révolutionnaires, qui ne pouvaient admettre l’idée d’une révolte authentiquement populaire à l’origine de la Révolution, vont alors forger ce qui deviendra une constante de l’idéologie contre-révolutionnaire : l’idée d‘un « complot juif et franc–maçon » contre l’identité chrétienne, l’influence de l’église, et l’ordre social ancien, considéré comme « naturel » au nom du droit divin.
L’émergence des idéologies nationalistes consécutive à la Révolution française (qui voit par ailleurs dans l‘idée nationale un moyen de contester le pouvoir royal) va aboutir à un affrontement idéologique visant à définir le corps national. Les idéologies nationalistes, qui construisent la « Nation » autour d’une communauté de sang ou de destin ancré dans un territoire ou une culture, en viennent à définir le corps national autour de critères définis et considérés comme « naturels » d’une « majorité nationale » blanche, européenne, et chrétienne. Associé à l’idéologie contre-révolutionnaire, ces nationalismes définissent les Juifs et les Juives comme un corps exogène, extérieur au corps national. Les Juifs et Juives ne sont plus seulement vu comme une minorité religieuse « maléfique », « satanique » mettant en cause l’ordre chrétien, illes sont vuEs et oppriméEs comme une minorité nationale, un élément extérieur, menaçant pour le corps national.
Avec le développement du capitalisme et les crises qui le secouent se développe une dimension nouvelle, mais puisant également dans l’histoire chrétienne, celle de « l’antisémitisme social ». Cette idéologie, puisant dans le stéréotype chrétien de la « finance juive », lié au rôle de percepteur et de banquier auquel était assignée une partie de la minorité juive en Europe, les identifie à l’abstraction du capitalisme (notamment à sa dimension financière). Ce second aspect est ce qui sera appelé le « socialisme des imbéciles ». Il permet de récupérer la révolte anticapitaliste des masses populaires et de la dévier vers les Juifs et les Juives. Ces dernierEs ne sont plus seulement considéréEs comme des marginaux ou des marginales mettant en danger l’ordre social et religieux, mais dans le même temps comme le centre caché d’un système injuste.
Cette thématique est diffusée à travers divers ouvrages : « Les Juifs, rois de l’époque », de Toussenel, « La France juive« d’Edouard Drumont, ou encore « Les Protocoles des Sages de Sion« (rédigé par un agent tsariste en 1901) qui diffusent à l’échelle de masse cette idée d’un complot juif aspirant à la domination totale et manipulant à son gré les États et les économies. On passe ainsi de l’anti-judaïsme traditionnel à l’antisémitisme moderne, les deux pouvant coexister.
A la fin du 19e siècle, cette idéologie prend donc de plus en plus d’importance, notamment en France autour d’écrivains et d’hommes politiques comme Edouard Drumont et Charles Maurras. Ce dernier considère ainsi que la République est au service des intérêts juifs, franc-maçons, protestants, et étrangers. Cet antisémitisme qui se présente comme anti-système séduit une partie du mouvement ouvrier, et les thèses de Drumont sont encensés à plusieurs reprises dans la presse socialiste. A deux occasions cet antisémitisme prendra une forme particulièrement virulente : lors de l’Affaire Dreyfus, officier juif accusé de trahison sur la base d’un faux fabriqué par l’armée et dont les procès donnent lieu à un véritable déchainement de racisme ; et dans les années 1936-1938 à l’encontre du socialiste Léon Blum, qui dirige le gouvernement de Front Populaire.
La majorité du mouvement ouvrier sera amené à affirmer son opposition à cette idéologie raciste de manière progressive, du fait notamment de l’engagement de ce qui est au départ une minorité agissante de l’antiracisme ouvrier. L‘assaut donné par 300 militantEs anarchistes et allemanistes au meeting antisémite du Tivoli Vauxhall en 1898 sera l’un évènements charnière de ce basculement du mouvement ouvrier.
Les ouvriers et ouvrières juifs et juives ne sont pas sans avoir joué un rôle déterminant dans ce basculement, depuis la « Lettre des ouvriers juifs de Paris au parti socialiste » dénonçant la complaisance avec l’antisémitisme du parti et réaffirmant « Nous ne sommes pas des Rotschild » au rôle déterminant qu’a joué le prolétariat juif dans la formation des organisations ouvrières dans de nombreux pays, particulièrement en Europe de l’est, en passant par l’autodéfense antiraciste ouvrière, menée parfois dans l’isolement total (face au soutien d’une grande partie du mouvement socialiste russe lors des pogroms de masse des années 1880).
Le paroxysme de l’idéologie antisémite est atteint avec l’assassinat de six millions de Juifs et de Juives d’Europe par les nazis, avec en France la collaboration active du gouvernement de Vichy (inspiré en partie par les thèses de Charles Maurras). Le génocide était une priorité du régime, il a été organisé de manière systématique afin de détruire totalement les populations juives. A la fin de la guerre, le monde yiddish (juif d’Europe centrale et orientale), sa culture, et sa langue, sont littéralement partis en fumée.
Avec la chute du nazisme et la révélation de l’horreur, l’antisémitisme affiché est moins toléré mais l’antisémitisme ne disparaît pas pour autant. Certains groupes vont ainsi tenter de diffuser des thèses niant le génocide. Surtout, l’antisémitisme va retrouver une diffusion de masse en se présentant comme « antisioniste » afin de tenter de récupérer l’opposition au colonialisme israélien et de la dévoyer dans un sens raciste, aussi bien en Europe occidentale (on le voit avec la diffusion des discours Dieudonné – Soral) que dans le monde musulman (en Égypte par exemple, des milliers de Juifs et de Juives sont expulsés ou privés de leur nationalité au nom de la lutte contre le sionisme) ou dans les pays du bloc soviétique (avec les procès en « sionisme » et en « cosmopolitisme » de la fin de l’époque stalinienne).
Cette transformation permet de dire que l’antisémitisme a disparu (puisque presque plus personne ne s’en revendique ouvertement) tout en reprenant l’ensemble de ses ressorts idéologiques. Dans cette optique, les gouvernements et les médias occidentaux travailleraient non dans l’intérêt des classes dominantes et de leur propre impérialisme mais au service des sionistes, ce qui ferait du sionisme le cœur du système social et politique. Cette idée, reprise de manière plus ou moins assumée, peut justifier par exemple la focalisation sur le conflit israélo-palestinien (qui mobilise bien plus que la lutte contre le colonialisme et l’impérialisme français) comme le manque de réactivité face aux attaques antisémites (qui seraient une conséquence soit du conflit israélo-palestinien, soit de la domination sioniste en France).
L’idée de disparition de l’antisémitisme « traditionnel » est également déclinée avec le concept de « nouvel antisémitisme ». Cette théorie permet de faire une rupture entre un antisémitisme européen, de teneur raciale, et un antisémitisme moderne qui serait véhiculé par la minorité musulmane. Elle est fausse car elle refuse de voir ce qui est le cœur de l’antisémitisme, non pas son discours idéologique mais sa double fonction sociale de récupération d’un discours « anticapitaliste » et d’écriture du roman national. De plus, elle omet de constater que les Soral et Dieudonné d’aujourd’hui sont les Drumont d’hier : utilisés par une partie des la bourgeoisie pour, notamment, détourner la colère, hier des coloniséEs, aujourd’hui des raciséEs envers leurs semblables. Elle est dangereuse car elle vise à opposer minorité juive et minorité musulmane, là où l’heure est à la convergence des antiracismes et des oppriméEs contre toutes les dominations et les oppressions.
Hier comme aujourd’hui, l’antisémitisme est une oppression violente et un piège tendu aux oppriméEs. La lutte pour s’y opposer doit faire partie de nos priorités !