Parcoursup, Loi ORE, reforme du lycée : le néoliberalisme au service des classes dominantes

Les réformes en cours à l’université doivent être remises dans un contexte plus large de transformations du savoir. Le savoir n’est pas une marchandise, les étudiants le deviennent. Là est la grande victoire.

Les réformes en cours à l’université doivent être remises dans un contexte plus large de transformations du savoir. Il ne s’agit plus de fournir des connaissances au plus grand nombre mais de construire des profils et des étudiants uniquement motivés par l’amélioration de leur capital humain. Le savoir n’est pas une marchandise, les étudiants le deviennent. Là est la grande victoire.

« Les classes privilégiées trouvent dans l’idéologie que l’on pourrait appeler charismatique (puisqu’elle valorise la « grâce » ou le « don ») une légitimation de leurs privilèges culturels qui sont ainsi transmués d’héritage social en grâce individuelle ou en mérite personnel. Ainsi masqué, le « racisme de classe » peut s’afficher sans jamais apparaître. Cette alchimie réussit d’autant mieux que, loin de lui opposer une autre image de la réussite scolaire, les classes populaires reprennent à leur compte l’essentialisme des hautes classes, et vivent leur désavantage comme destin personnel. »
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers, les étudiants et la culture, Paris, Editions de Minuit, 1964, p. 106-107

Les réformes mises en œuvre par le gouvernement Macron concernant l’Université et le lycée -les deux étant inséparables- visent à légitimer, et renforcer les inégalités économiques et la hiérarchie sociale en faisant supporter la responsabilité aux individus eux-mêmes et particulièrement à ceux issus des classes populaires.
Les inégalités économiques et sociales, qui se sont particulièrement renforcées ces dernières décennies -comme l’ont très bien montré les travaux de Piketty et Saez- ne résultent alors plus d’une structure sociale ou encore d’une organisation de la société en classes distinctes ou encore d’un fonctionnement inégalitaire de l’économie, d’une problématique commune et politique, mais relève d’un choix individuel.
Les individus deviennent responsables de leur situation : s’ils ne sont pas des winners, des vainqueurs, s’ils sont pauvres, cela est leur faute, ils n’ont pas fait les bons choix (que les gagnants ont évidemment fait).

Le marché de la formation supérieure

Ces réformes portent un changement profond des politiques publiques éducatives. Il ne s’agit plus d’accompagner un mouvement de fond de scolarisation en créant des collèges, des lycées, des universités, des postes de professeurs, d’éducateur et de personnels techniques, mais de passer à une logique de l’offre.
Les politiques publiques scolaires ne répondent alors plus à une demande sociale mais adoptent la logique de l’offre, tout comme la politique de l’offre est devenue l’alpha et l’oméga des politiques économiques des gouvernements successifs, en premier lieu les gouvernements de la gauche de droite.

Cette logique peut s’énoncer ainsi :

  1. Le marché scolaire est un marché comme les autres. Il est le lieu de la rencontre entre l’offre et la demande et l’égalisation entre les deux termes se fait par la variation des prix.
  2. La rencontre entre l’offre scolaire (les universités) et la demande scolaire (les lycéens) se fait par la variation des attendus des universités c’est-à-dire les prérequis pour intégrer les formations. Si l’offre scolaire est supérieure à la demande scolaire les attendus baissent, si la demande scolaire est supérieure à l’offre scolaire les attendus augmentent, entraînant un effet d’éviction d’une partie de la demande scolaire c’est-à-dire une sortie du marché d’une partie de la demande scolaire.

Dès lors que l’université n’est plus considérée comme un bien public répondant à l’intérêt général mais comme un marché, il faut faire incorporer la logique du marché aux lycéens et à leur famille. Le rôle des institutions est alors essentiel, car ce n’est qu’au travers de leur médiation que les individus agissent.
La forme de l’institution, ce qu’elle permet et ce qu’elle ne permet pas, les sens interdits, les sens uniques et les voies de garages qu’elles offrent sont le cadre dans lequel agissent les individus. Elles déterminent les comportements.
Les réformes du lycée de Jean-Michel Blanquer et la refonte d’APB en Parcoursup s’inscrivent dans ce sens. Elles visent à transformer les lycéens en entrepreneurs de scolarité. Ils doivent donc penser et se penser comme acteurs d’un marché scolaire, déterminant leur place dans leur société et donc faire les bons choix.
Il s’agit en somme de les transformer en homo scolaricus rationnel [1].

Le capital humain doit être la préoccupation permanente des lycéens

Le soubassement théorique est encore à aller chercher du côté des économistes et particulièrement de la théorie du capital humain de Gary Becker [2]. Pour ce dernier, les individus disposent d’un capital humain sur le modèle du capital économique qu’il s’agit de valoriser en vue d’accéder à des ressources rares, en particulier des avantages économiques.
Chacun doit alors calculer combien lui rapporte sa poursuite d’études, ou son arrêt, et la rentabilité des études poursuivies [3].

La mise en place de Parcoursup reprend cette logique. Parcoursup est le logiciel par lequel les lycéens de terminale choisissent leur poursuite d’études.
Ils peuvent y effectuer jusqu’à dix demandes d’inscription dans une filière du supérieur. Pour chaque demande, les attendus des filières en termes de savoirs et de savoir-être sont exposés.
De même, les taux de réussite et les débouchés des études supérieures sont publiées. Enfin, pour chaque demande, quelle qu’elle soit, dans une école spécialisée ou à la faculté, les lycéens doivent faire une lettre de motivation et déposer un CV. Il s’agit alors de montrer en quoi le profil du lycéen correspond à l’offre.

Lors du conseil de classe du second trimestre de terminale, les bulletins des classes de première et des deux premiers trimestres de terminale sont remontés dans Parcoursup et visibles par les établissements d’accueil du supérieur.
A ceci s’ajoute plusieurs éléments déterminants dans l’acceptation des demandes des élèves. Il est demandé aux professeurs principaux pour chaque élève de déterminer si les compétences suivantes, « méthodes de travail », « autonomie », « capacité à s’investir » et « engagement et esprit d’initiative » sont « très satisfaisante », « satisfaisante », « assez satisfaisante », « peu démontrée » (sauf pour la dernière ou il s’agit de savoir seulement si elle est « très satisfaisante », « satisfaisante » ou « absence d’éléments d’évaluation »).
De plus, un encart est laissé au choix des professeurs principaux pour apporter « d’autres éléments d’appréciations du profil ».
Le chef d’établissement détermine ensuite, après l’avis du conseil de classe, « la cohérence du vœu formulée avec le projet de formation motivé » en stipulant si celui-ci est « très cohérent », « cohérent », « peu cohérent », « incohérent ».
Ensuite, il détermine également, à propos de « la capacité à réussir » de l’élève si celle-ci est « très satisfaisante », « satisfaisante », « assez satisfaisante », « peu démontrée ».
Enfin un encadré libre existe où le chef d’établissement peut porter son avis sur « la capacité à réussir de l’élève dans la formation visée ».

C’est donc à partir de ces items cochés, des notes et des bulletins que les élèves verront acceptées – ou non – leurs demandes de poursuite d’études. Les algorithmes servant alors à classer les demandes, à les hiérarchiser selon les critères scolaires (les bulletins et les notes) et les « compétences » et « cohérence » du projet de l’élève.
Dans les conseils de classe, pour les filières sélectives types classes préparatoires ou écoles, il est admis que toute compétence non classée comme « très satisfaisante » correspond alors à un refus ; le dossier se trouvant alors relégué sous la pile.

Ainsi, pour que la poursuite d’étude soit acceptée, il faut que l’élève ait incorporé les critères attendus des études supérieures, là où auparavant, la possession du baccalauréat était l’unique critère d’accession à l’université. Ainsi les ambitions des élèves doivent être ajustées à leurs capacités scolaires. Or il n’y a rien de plus déterminé socialement, notamment en France, que les capacités scolaires.
Les travaux pionniers de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont ouvert la voie aux études sur la reproduction sociale au travers de l’école et n’ont jamais été démentis jusqu’à aujourd’hui [4].
En ce sens la réforme Blanquer ne fera qu’aggraver les inégalités sans se donner les moyens de lutter contre – ce qui coûte trop cher au regard des critères de Maastricht et des technocrates.
Il n’est pas exagéré de parler d’un abandon des politiques de diffusion des savoirs et des connaissances à un public le plus large possible et donc du rôle émancipateur que peut avoir l’université.

Du lycéen a l’homo scolaricus rationnel

Pour que cette transformation des élèves en homo scolaricus rationnel soit parfaite, il faut qu’elle s’inscrive dans des dispositifs performatifs plus importants. En effet, c’est un habitus, c’est-à-dire des réflexes et des schèmes de perception et d’action, qu’il s’agit de forger et donc le temps long est nécessaire. En ce sens, la réforme du lycée sera le parachèvement de cette transformation.

Le lycée devrait changer de fond en comble d’ici un an. Il est prévu la fin des filières générales et technologiques au profit d’un lycée « à la carte ».
La classe de seconde restera une classe de détermination de la poursuite d’études. Les lycéens auront alors un enseignement de 54 heures annuelles, appelé « éducation au choix de l’orientation ». Il s’agira alors, pour eux, de déterminer les enseignements de spécialité qu’ils suivront dans les classes de première et de terminale en vue de leur accès aux filières universitaires qu’ils auront choisies.
En effet, lors de la classe de première, les lycéens devront choisir trois matières dites de spécialités [5] et en garder deux en classe de terminale en sus d’un tronc commun réduit.
Il faudra donc que les lycéens fassent les bons choix, suivant leur souhait de poursuite d’étude, pour que les deux enseignements de spécialité choisis correspondent aux attendus des filières universitaires.
On peut faire l’hypothèse réaliste qu’un élève ayant pris comme binôme de spécialités « Arts » et « Humanités, littérature et philosophie » sera de fait exclu d’une poursuite d’études en faculté d’économie (il manque la dominante « mathématique » et « économie »), en faculté de droit (il manque la dominante « Histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques »), en STAPS (il manque la dominante « Biologie-écologie »), en faculté de psychologie (il manque la dominante « mathématiques ») etc.
Il se peut qu’il ne soit pas complètement exclu mais que son dossier soit très loin sous la pile : son acceptation de son choix d’orientation- au cas où il ne correspond pas à son profil de lycéen - dépendra alors des places disponibles. Il s’agit alors, comme nous l’avons expliqué plus haut, d’une logique de marché où le prix qui égalise l’offre et la demande sont les attendus des universités.

Ainsi dès la fin de la classe de seconde, il faudra que les lycéens connaissent la voie qu’ils vont suivre dans les 5 ans. Evidemment, il y aura des ratés.
Dès lors, des entreprises privées de remédiation feront leur apparition. Des cours privés permettront, certification à l’appui, de pallier l’absence d’une spécialité par des cours particuliers. Le lycéen s’étant trompé ou voulant changer d’orientation devra alors se payer les cours que le lycée ne lui aura pas dispensés. Parcoursup étant bien fait, cette possibilité est déjà anticipée car il est possible, pour son dossier d’inscription de mettre en avant des compétences personnelles si elles permettent d’éclairer les jurys de sélection.
Ainsi aux inégalités sociales se surajouteront des inégalités économiques. Il existe déjà, suite à la mise en place de Parcoursup, des officines privés et payantes qui proposent de faire les inscriptions à la place des élèves, en rédigeant leur lettre de motivation.
A côté des cours privés, il existe des coachs de l’orientation [6]. Cette réforme sera donc aussi celle de la création d’une nouvelle source de profits pour les entreprises de soutien et de cours particuliers.

Certaines critiques, justifiées, ont souligné que les familles n’étaient pas toutes armées de la même manière pour anticiper les conséquences des choix des spécialités des lycéens.
Très concrètement les familles des classes supérieures sont celles qui ont une connaissance et des stratégies scolaires de réussite très poussées. Il apparaît alors clairement que ce sont elles qui vont sortir gagnantes de cette réforme tellement cette dernière est calquée sur leur raisonnement, sur leur rationalité [7].
Les économistes ont une réponse toute faite à cette critique. En effet, ils admettent volontiers qu’il peut y avoir des différences d’informations entre les parties prenantes sur un marché : l’offre peut connaître des informations essentielles sur le produit échangé mais ne pas transmettre ces informations aux demandeurs. C’est ce que l’on appelle les asymétries d’information.
La réforme Blanquer-Mathiot prend en compte ce problème et réduit alors les problèmes d’orientation à des problèmes d’asymétries d’information entre l’offre et la demande et les demandeurs eux-mêmes (c’est-à-dire entre les familles aisées très mobilisées dans le choix des cursus et les familles populaires plus ou moins dépossédées face aux enjeux scolaires). Tel est le sens des 54 heures annuelles d’éducation au choix de l’orientation : palier les asymétries d’information.
Les inégalités sociales et l’inégalité des chances à l’école se trouvent alors réduites à un problème d’inégalité d’information.

Pourquoi se battre contre ces reformes ?

En résumé, la réforme Blanquer-Mathiot vise à construire un marché de la formation supérieure.
Pour ce faire, au lieu d’ouvrir l’université à tous, elle y adapte les logiques déjà à l’œuvre dans les formations sélectives telles que les classes préparatoires aux grandes écoles, les écoles de commerce ou les instituts d’études politiques.
Pensé par des individus issus de ses rangs, elle est parfaitement adaptée pour les classes supérieures et les fractions des classes moyennes déjà convaincues des bienfaits du néo-libéralisme [8]. A tel point, qu’on se demande si elle n’est pas faite uniquement pour elles, en abandonnant toute ambition de démocratisation des savoirs.
Plus généralement, les changements institutionnels que cette réforme porte visent à transformer les lycéens et leur famille en comptable individuel de leur capital humain, en homo scolaricus rationnel. La situation économique et sociale des individus devient alors le résultat de leur choix. Les inégalités sociales et la pyramide sociale se trouvent alors légitimées et justifiées.
Bien évidemment, quiconque connait un tant soit peu le fonctionnement ordinaire du monde social sait pertinemment que les actions des individus ne relèvent pas d’un choix libre mais sont contraintes par leur environnement social, matériel, géographique, économique et culturel. Enfin cette réforme est un déni de société, puisque ce qui ne compterait alors ce n’est plus le partage des connaissances mais les égoïsmes individuels.

Il faut donc rejeter en bloc la réforme Blanquer-Mathiot et réclamer une véritable ambition de démocratisation scolaire.
Il ne serait pas illogique de demander que l’Université obtienne des financements inversement proportionnels aux pourcentages d’enfants de milieu populaires qu’elle accueille.
On peut rappeler que les élèves de Polytechnique ou des écoles normales supérieures sont payés pour leur études, pourquoi pas les étudiants ?
D’autre part, le baccalauréat, quel qu’il soit, doit demeurer l’unique passeport d’accès à l’université. Il faut donc demander que les choix relevant de l’université soient acceptés d’office – sans CV, lettre de motivation ou autres barrières à l’entrée.

Notes

[1Bernard Walliser, directeur d’étude en économie à l’EHESS, dans une tribune publiée par Le Monde, rappelait très justement que la croyance dans l’homo œconomicus rationnel avait conditionné la mise en place d’institutions et de reformés basées sur ce modèle. Ce comportement finissant par être incorporé par les acteurs eux-mêmes selon le principe de l’action performative. WALLISER Bernard, « Réformes Macron : « Le modèle de l’homo œconomicus » est devenu « une croyance autoréalisatrice », Le Monde, 31/03/2018.

[2L’influence de Gary Becker, prix « Nobel » d’économie, est très importante car sa théorie est enseignée au lycée comme dans les facultés comme une description du réel. Il appliquait d’ailleurs cette théorie de l’agent rationnel à tous les niveaux, la délinquance relevant alors d’un calcul coût/avantage.

[3Le journal Les Echos pouvait ainsi publier un article « Bac+2 vs Bac+5 : le match des salaires » en supposant, conformément à la théorie du capital humain, que les étudiants faisaient – ou devraient faire – un calcul coût/avantages de la poursuite d’études. Cet article chiffrait même les espérances de gains sur une vie de labeur.

[5Le tronc commun se compose des matières suivantes : Français, Histoire –géographie, langue vivante 1 et 2, Education physique et sportive, Enseignement scientifique, Enseignement moral et civique.
Les enseignements de spécialités se composent des matières suivantes : Arts, Biologie-écologie, « Histoire-géographie géopolitique et sciences politiques », « Humanités, littérature et philosophie », « Langues et littératures étrangères », Mathématiques, « Numérique et sciences informatiques », Physique-chimie, « Sciences de la vie et de la Terre », « Sciences de l’ingénieur » et « Sciences économiques et sociale ».

[7Il n’est guère étonnant que le rapport qui a servi de base à l’élaboration de cette réforme l’ait été sous la direction d’un ancien directeur de l’institut d’études politique de Lille, Pierre Mathiot, qui n’a jamais enseigné à l’Université et n’est jamais passé par l’université dans ses études (il est diplômé de l’IEP de Paris). Il provient donc d’une filière sélective où les entrées se font par concours et projette alors cet univers mental sur l’ensemble du système scolaire français. Ce dernier devient alors uniquement, à l’image des concours, un système de classement et de hiérarchie des individus. Comme le rappelle Stéphane Beaud, l’université, à la différence des filières élitistes, a accompagné le mouvement de démocratisation scolaire et a permis à nombre d’enfants de la démocratisation d’accéder à des diplômes supérieurs et à accéder à des emplois qualifiés. Elle a fait son job en grande partie, là ou les filières élitistes se gardaient bien d’ouvrir leurs portes – à part avec quelques filières « vitrines » telles que les « conventions éducation prioritaire ». Stéphane Beaud & Mathias Millet, « La réforme Macron de l’université », La Vie des idées, 20 février 2018. ISSN : 2105-3030.

[8Ainsi, il ne faut pas se leurrer, cette réforme est soutenue par les classes supérieures et les classes moyennes qui pensent sortir gagnantes de cette concurrence scolaire et qui ont déjà des stratégies très développées (contournement de la carte scolaire, cours de soutien, pratique d’une discipline distinctive, fuite vers le privé…).

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