Occuper les ronds-points : une tradition de lutte en Guyane

Récits du mouvement Pou Lagwiyann dékolé, avec des membres de l’Union des travailleurs guyanais. Depuis le 17 novembre 2018, le blocage de centaines de ronds-points sur tout l’hexagone est devenu la stratégie privilégiée de la révolte des Gilets jaunes. Sur le sol guyanais, cela fait bien longtemps que les ronds-points sont des lieux de résistance, où l’on se retrouve pour débattre, partager des vivres et construire des cabanes. Retour sur le mouvement du printemps 2017, où même sur les fleuves s’organisaient des barrages ! Propos recueillis par la revue Z.

Une « bouffée d’oxygène », voilà ce que représentent les mouvements sociaux en outre-mer pour l’historienne Lydie Ho-Fong-Choy Choucoutou, expression de l’énervement de celles et ceux qui se sentent « citoyen·ne·s de seconde zone » face à la métropole. De quoi « ébranler les sociétés prétendument postcoloniales tourmentées par leur ambivalence existentielle » [1]. Ces mobilisations allient patron·ne·s et ouvrier·ère·s dans une même confrontation à la métropole. En Guyane, en octobre 1992, pendant le mouvement social unitaire, les syndicats et le Medef bloquent ensemble le pays pendant une semaine pour revendiquer une politique de grands travaux, des logements sociaux et des recrutements dans l’enseignement. En 2008, un blocage de ronds-points lancé par les syndicats de routiers contre l’augmentation du prix de l’essence paralyse le pays pendant plusieurs semaines – avant de s’étendre aux Antilles. En 2013, un mouvement de cinq semaines de blocage et de grèves sur le campus de la fac aboutit à la création d’une université de Guyane indépendante de celle des Antilles.

S’inscrivant dans cette tradition des ronds-points bloqués, stratégie redoutablement efficace dans un pays qui compte peu de routes, la mobilisation d’avril-mai 2017 est inédite – des barrages s’organisent même sur les fleuves ! Avec le blocage du lancement des fusées de Kourou, ce mouvement aura réalisé une remarquable prise de « ju-jitsu spatial » : retourner la force de l’État central contre lui-même. Soumis à la pression des prestigieux clients pressés de lancer leurs satellites, le gouvernement ne peut courir le risque de réprimer violemment un mouvement populaire qui, en virant à la révolte indépendantiste, pourrait compromettre l’existence du Centre spatial guyanais (CSG). Autre fait inédit : la base du mouvement dépasse largement la seule sphère créole habituellement mobilisée. Amérindien·ne·s, Bushinengué·e·s, mais aussi Haïtien·ne·s, Dominicain·e·s, Brésilien·ne·s, Hmongs se joignent aux cortèges. Un présentateur de Radio Péyi Guyane déclare même qu’une « nation est née » le 28 mars, jour de la plus grande manifestation à Cayenne. Plus d’une vingtaine de collectifs se sont constitués dans ce moment de rupture, à commencer par la Jeunesse autochtone de Guyane. Comment en est-on arrivé là ?

Dès 2016, plusieurs revendications émergent à l’occasion de conflits sociaux. Dans l’Ouest, un collectif se crée pour protester contre les coupures d’électricité, les Iguanes de l’Ouest, nommé en référence aux excuses animalières récurrentes par lesquelles la direction d’EDF justifie les coupures. Les routiers, en juin, bloquent des chantiers de grandes entreprises françaises du bâtiment qui favorisent les plus gros transporteurs. Les agriculteur·rice·s mènent un conflit pour réclamer le versement de leurs subventions. Bref, tous les « socioprofessionnels », comme ils sont appelés en Guyane, fourbissent leurs armes2. De leur côté, les patron·e·s guyanais·e·s et la Collectivité territoriale de Guyane (CTG) sont plongé·e·s, dans une renégociation financière avec l’État : le 22 novembre 2016, Rodolphe Alexandre, président de la CTG, refuse de signer le Pacte d’avenir pour la Guyane et ses 600 millions d’euros promis par François Hollande, estimant le geste très insuffisant.

En janvier 2017, du côté de Kourou, le collectif des Toukans regroupe des salarié·e·s et usager·ère·s du centre médico-chirurgical de la ville, considéré comme le meilleur de Guyane et en partie financé par le centre spatial. Les Toukans et une bonne partie des habitant·e·s de Kourou protestent contre la vente annoncée de l’hôpital au groupe Rainbow Santé, alors que sa gestion par la Croix-Rouge est déjà contestée.

Le thème de l’insécurité est également brandi dans les rues. En 2016, 42 homicides ont eu lieu en Guyane (contre 32 à Marseille la même année, pour trois fois plus d’habitant·e·s). En octobre 2016, les 500 Frères contre la délinquance, souvent fonctionnaires ou petits entrepreneurs créoles, se regroupent à travers le réseau des salles de sport de Cayenne. Un énième meurtre met le feu aux poudres : le 11 février, à Cayenne, dans le quartier populaire d’Eau-Lisette, un jeune de 30 ans est abattu pour avoir refusé de donner sa chaîne en or. Dans les jours qui suivent, les 500 Frères font leurs premières apparitions publiques cagoulés pour dénoncer une insécurité qu’ils attribuent aux immigré·e·s [2] .

Un mois plus tard, Ségolène Royal, alors ministre de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer, débarque sur le tarmac pour présider une conférence internationale sur les milieux marins des Caraïbes. Le Medef et les routiers montent des barrages sur son itinéraire et les 500 Frères envahissent la conférence. La ministre débloque immédiatement 150 millions d’euros pour la CTG et donne des gages aux élu·e·s du territoire. Trop tard. Les élites guyanaises, en organisant ces perturbations pour servir leur bras de fer avec l’État, ont joué aux allumettes dans une poudrière. Elles seront rapidement débordées.

Dans la nuit du vendredi 17 au samedi 18 mars, les routiers bloquent le port avec les dockers. Ils viennent d’apprendre l’arrivée de six camions-toupies venus spécialement de France pour construire le pas de tir d’Ariane 6, alors que ce chantier devait bénéficier aux entreprises locales. Le lundi 20, le collectif des Toukans et l’UTG-Éclairage d’EDF bloquent le rond-point qui mène au centre spatial pour exiger des recrutements et un meilleur réseau. Par une heureuse coïncidence, ce même lundi, les salarié·e·s d’Endel Engie se mettent en grève dans toute la France, notamment en Guyane. L’entreprise assurant l’acheminement de la fusée Ariane dans le centre spatial, le lancement prévu pour le lendemain est compromis [3]. De leur côté, les agriculteur·rice·s bloquent l’entrée de l’Agence de services et de paiement de Cayenne. Le plus important mouvement social de l’histoire de la Guyane vient de commencer.

À Cayenne, dans les locaux de l’Union des travailleurs guyanais (UTG, organisation syndicale de salarié·e·s proche de la CGT hexagonale), Z a recueilli quelques souvenirs des moments forts de cet historique printemps 2017 avec Jean-Marc Chemin, directeur de la formation des agents de sécurité de la base spatiale et secrétaire général de l’UTG, Adrien Guilleau, sage-femme à l’hôpital de Cayenne, secrétaire chargé du juridique à l’UTG et militant du MDES [4], et Bruno Niederkorn, porte-parole du Steg-UTG (Syndicat des travailleurs de l’éducation de Guyane, affilié à l’UTG), professeur de lettres en lycée à Cayenne.

Jean-Marc Chemin (JMC) : Le lundi 20 mars, à 5 heures du matin, on a rendez-vous pour bloquer la Carapa, c’est-à-dire le rond-point du centre spatial, avec les camionneurs, l’UTG-Éclairage, le personnel en lutte de l’hôpital de Kourou, les électriciens d’Endel… Le lendemain, les Toukans et les 500 Frères rejoignent l’occupation du rond-point. On marche tous ensemble vers l’entrée grillagée du CSG sur environ 1 kilomètre. Les gendarmes ripostent avec des lacrymos. Les journalistes présent·e·s à nos côtés crient : « On nous tire dessus ! » en direct sur Radio Péyi et Guyane la 1re. C’est un électrochoc dans tout le pays. Vous, en France, vous avez l’habitude, mais en Guyane, c’est très grave. Immédiatement, des gens quittent leur travail pour monter à Kourou. Le report du lancement d’Ariane 5 est une première victoire.

Bruno Niederkorn (BN) : Dès le mardi après-midi, il y a des assemblées générales partout. Mercredi 22 mars, je monte à Mana pour faire un débrayage dans un collège où nous tentons de faire virer le principal. Jeudi matin, au moment où on repart vers Cayenne, les barrages s’installent. Partout ! Une demi-heure plus tard, Mana est complètement bloquée. Dans toute la Guyane, ça a été un embrasement général. Les premiers barrages, ce sont les camionneurs, puis l’info circule et tout le monde s’y met. T’as envie de mettre ton barrage ? Tu mets ton barrage ! C’est une vieille tradition. Arrivés à Kourou, on apprend que les camarades de notre syndicat viennent de participer à la grande réunion constitutive d’un collectif qui, à cette occasion, décide de s’appeler Pou Lagwiyann dékolé [« Pour que la Guyane décolle », ndlr] et bloquera l’activité de la base pendant un mois.

JMC : Le directeur d’Ariane Espace a manœuvré pour programmer malgré tout un lancement pendant le mouvement. En pleine réunion à la mairie de Kourou, au milieu des élus, il négocie discrètement avec les syndicalistes de la CDTG [Centrale démocratique des travailleurs de Guyane], l’équivalent de votre CFDT. Le lendemain, il avait trouvé des chauffeurs, tout était prêt pour lancer la fusée. Jean-Yves Le Gall, président du Cnes, nous a appelés : « Le lancement est programmé. » On lui a répondu : « Si vous lancez la fusée avec ce climat-là, ça va être le feu ! »

(…)

Lire la suite sur le zite, le site internet de la revue Z.

Notes

[1Lydie Ho-Fong-Choy Choucoutou, « Ceci n’est pas une révolution », sur Politiques-publiques.fr, le 6 mai 2017.

[2La face trouble du mouvement
La vision d’une « Guyane de toutes les couleurs », titre d’une chanson entonnée à l’envi par les manifestant·e·s, ne doit pas faire oublier certaines positions ouvertement xénophobes. Les 500 Frères, les Iguanes, les Toukans ou Tròp Violans associent de manière explicite l’insécurité à la présence d’immigré·e·s en Guyane (même s’ils tiennent parfois des propos plus inclusifs lors des grandes manifestations). Ils exigent que les prisonnier·ère·s purgent leur peine dans leur pays d’origine, que les « squats » d’étranger·ère·s soient détruits ou encore que l’hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni devienne international pour que les bébés de parents étrangers ne puissent obtenir la nationalité française. Les 500 Frères assurent le service d’ordre pendant le mouvement, quadrillent les marchés connus pour les vols à l’arraché et apportent des fleurs aux deux seuls policiers blessés pendant les événements. Autre fait d’armes : ils viennent lever de force le barrage de la piste Tarzan, à Cayenne, organisé par les habitant·e·s du bidonville pour demander leur régularisation foncière. À l’élection présidentielle, les voix pour le Front national n’auront jamais été aussi nombreuses : 7 % des inscrit·e·s, soit 6 519 voix (quand il y en avait un peu moins de 4 000 au premier tour de 2012).

[3Clément, « Révolte en Guyane, la possibilité d’une île », Spasme, spasme.noblogs.org, 30/08/17.

[4Mouvement de décolonisation et d’émancipation sociale. Il s’agit du parti indépendantiste guyanais.

À lire également...