Aujourd’hui, on entend les mots de grève générale revenir comme l’étape d’après, et on espère sûrement que les raffineries seront réoccupées ou que les trains seront à l’arrêt. On pense à ces ouvriers du Havre qui ont promis de bloquer le port si la police se remettait à tabasser des lycéens et des lycéennes lors des prochaines manifs. En disant grève générale, on pense donc au mouvement ouvrier, à ce qu’il en reste en France, à celles et ceux qui continuent de faire marcher l’industrie et qui n’ont pas encore été victimes de plans sociaux ou de délocalisations. C’est important de garder à l’esprit la puissance de feu des ouvriers et des ouvrières dont nous sommes solidaires, mais elle ne peut pas suffire à renverser la vapeur.
Aujourd’hui, et encore plus à Paris, et peut-être encore plus sur cette place qu’ailleurs, ce sont surtout des étudiants et étudiantes, chômeurs et chômeuses, des travailleurs et travailleuses du tertiaire, des profs ou des intermittent.e.s qui sont réuni.e.s. Alors la question se pose et se repose : comment faire grève quand on est chômeur ? Quand on est prof vacataire ou artiste ? Quand on est pigiste, ou freelance, ou auto-entrepreneur, ou stagiaire ? Bref, comment faire grève quand on fait partie de cette génération pour qui le contrat de travail – quand il existe – n’a déjà plus rien de solide ni de prometteur ? Surtout qu’à la différence des ouvrier.e.s, les travailleurs et travailleuses précaires ne sont souvent pas du tout syndiqué.e.s, et se retrouvent isolé.e.s, mis.e.s en concurrence les uns et les unes contre les autres... La question serait donc : comment refuser que la division devienne une fatalité ?
Nombre d’activités précarisées du tertiaire fonctionnent sur la production des savoirs et de l’intelligence collective, par l’éducation ou la création, par l’art ou l’accueil, par les services ou les associations. Or à travers tous ces métiers où l’on donne souvent beaucoup de soi, de son temps et de sa vie, nous produisons aussi de la valeur et nous faisons tourner l’économie. Chaque minute durant laquelle nous engageons nos corps et notre temps dans une mission ou un job est une minute qui échappe à la lutte contre notre précarisation. Nous pouvons donc nuire à ce système : il suffit de bloquer, nous aussi, nos ports et nos raffineries et de réorienter notre intelligence collective.
Pour participer à la grève générale, on peut fermer nos écoles, fermer nos théâtres, fermer nos journaux. Arrêter de s’esquinter à faire, sans voir le sens de ce qu’on fait, arrêter de faire semblant. On peut ralentir la machine et prendre du temps pour venir ici, pour aller en manif, pour rencontrer d’autres personnes avec qui on s’organisera. On peut photocopier des tracts ou des affiches au taf, on peut proposer à ses élèves, à ses patients ou à celles et ceux qui fréquentent son association de venir ici, de fabriquer des outils de lutte, de participer à des actions. On peut créer des images, coudre des protections, détourner nos outils de communication ou changer la fonction de nos lieux de travail. Et au final, il reste toujours notre immeuble, notre rue, notre wagon de métro pour coller, diffuser des idées, discuter, bloquer l’indifférence et l’ignorance envers ce qui arrive sur cette place et dans les actions, les manifs sauvages, les grands rassemblements.
Le moindre décalage est une révolte. La grève générale est à la portée de toutes et de tous, selon ses moyens, selon sa vitesse. Il suffit de penser comment chacun et chacune peut participer à bloquer l’économie pour qu’une pierre de plus soit lancée contre cette loi Travail et qu’une pierre de plus soit posée dans la construction d’une société plus juste. La grève générale, ce ne sera jamais que la grève des habitudes. Nous vivons un moment où celles et ceux qui habitent Paris peuvent rencontrer celles et ceux qui vivent de l’autre côté du périph’, un moment où les luttes de Sivens et de Notre-Dame-des-Landes font entrer en résonance précarité environnementale et précarité économique, un moment où les cadres de la normalité explosent. Nous traversons une période où l’on peut réinventer le mutualisme et le syndicalisme pour les adapter aux nouvelles conditions de travail, hors des usines et des contrats à durée indéterminée. C’est à nous d’imaginer les formes d’entraide qui ne prendraient pas seulement en compte les moments de travail, mais aussi ceux de non-travail, de vie quotidienne.
Pour qu’une grève générale advienne, il ne faudra pas seulement compter sur les autres, sur celles et ceux qu’on oublie ou qu’on rejette en dehors des mouvements : les prolos, les racisé.e.s, les pauvres, les réfugié.e.s, les expulsé.e.s, les emprisonné.e.s, les transformé.e.s, les inaudibles. Pour qu’une grève générale advienne, il faudra qu’elle parte de partout, dans tous les sens, sous toutes les formes et avec tout le monde. Enfin, pour qu’une grève générale triomphe, il nous suffira de refaire nôtre un mot d’ordre qui date des années 1960 et qui est peut-être la chose avec laquelle nous sommes toutes et tous ici d’accord : il n’y aura pas de retour à la normale.
Place de la Commune, Paris, Nuit Debout, 25 avril/54 mars.
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