Je n’aime pas raconter ma vie, mais quand ça permet de mettre en avant des choses qu’on dénonce dans des textes plus théoriques, pourquoi s’en priver ?
Je suis correcteur en presse quotidienne, sous le statut de « pigiste » (qu’on appelle plus couramment « rouleur » dans le jargon du métier et au sein de l’atelier – qu’on appelle « cassetin »). Autrement dit, je ne bosse qu’occasionnellement, pour remplacer les correcteurs en CDI (qu’on appelle « piétons ») ou pour renforcer le service correction quand la pagination du journal est plus importante que prévue. Le cassetin ayant le monopole de l’embauche (survivance à échelle réduite de l’ancien monopole syndical : le Syndicat des correcteurs CGT avait jadis un bureau de placement administré par un secrétaire élu), ce sont les camarades collègues en CDI qui m’appellent de temps à autre pour travailler. En moyenne, je fais actuellement sept services par mois (parfois un peu plus, parfois un peu moins), soit sept jours travaillés. Ce n’est pas grand-chose, mais des années de luttes syndicales déterminées ont permis l’obtention d’un salaire horaire plus que correct, qui permet de relativiser un peu la rareté du travail.
La grève coûte plus cher aux précaires
Dans le cadre du mouvement social en cours contre le projet de loi Travail, le cassetin du journal où je travaille s’est pour l’instant mis en grève à deux reprises (le 31 mars et le 28 avril). Quand le cassetin décide de la grève, la grève est suivie par tous les correcteurs ; pas de chichis, pas de décision au cas par cas : la grève doit être totale. C’est une excellente chose, qui donne une portée immédiatement plus importante à la décision et un impact plus fort à la grève. Seulement voilà, si ce sont les « piétons » qui, juridiquement, décident de la grève (puisque les « rouleurs », eux, ne sont pas sous contrat dans l’entreprise entre deux services), le coût de ladite grève n’est pas le même selon qu’on travaille en CDI à temps plein ou en pige. Là où, par exemple, le 28 avril, un « piéton » va perdre une journée de travail sur ses vingt mensuelles, moi, « rouleur », je vais en perdre une sur mes sept. Le « piéton » perdra ainsi 5 % de son salaire mensuel quand le « rouleur », lui, en perdra environ 14 % (soit presque trois fois plus !).
Si j’expose ici cette situation particulière – qu’on retrouve aussi ailleurs, dans d’autres industries –, ce n’est pas pour faire valoir ma discipline vis-à-vis des devoirs qu’exige la conscience de classe, mais bien pour montrer que, là encore, ce sont les précaires qui paient le prix lourd. Pour contrebalancer cette réalité, la solution serait peut-être de créer, au niveau du syndicat ou des cassetins, des caisses de grève – qu’on ne voit plus beaucoup fleurir ces dernières années, même en période de mouvement social… –, qui pourraient servir à limiter le coût économique de la grève pour les « rouleurs » (en leur versant les sommes nécessaires pour que la perte de salaire soit proportionnellement la même que celle des « piétons »).
Mais les précaires ont-ils seulement un droit de grève ?
Officiellement, oui, la grève étant, rappelons-le, un principe à valeur constitutionnelle. Mais, dans les faits, les précaires de la presse – et sans doute d’ailleurs – voient ce droit très limité. Comme expliqué précédemment, entre deux jours travaillés, je ne suis plus sous contrat avec mon employeur. Si je décide de me mettre en grève un jour où je suis censé travailler et si j’avertis mon encadrant avant le jour J (ce dont je ne suis pas obligé), celui-ci a tout loisir d’en prendre bonne note et, dans la foulée, de contacter d’autres « rouleurs » pour me remplacer (il en a le droit, puisque, juridiquement parlant, je ne suis pas gréviste puisque pas encore sous contrat). Dès lors, faire grève a beaucoup moins d’intérêt, le but premier d’un arrêt de travail étant de ralentir ou d’arrêter la production (élément qu’il n’est pas inutile de rappeler à une époque où l’on fait de plus en plus grève pour aller en manif, et non l’inverse - manifester parce qu’on fait grève). En somme, à moins que l’encadrant ne reconnaisse mon droit de grève et ne décide de ne pas me remplacer, la seule façon pour moi de faire une grève réelle, c’est d’attendre le jour J et de me déclarer en grève une minute après la prise de mon service, ce qui est possible et légal puisqu’il n’y a pas de préavis de grève obligatoire dans le privé. Là, je serai considéré comme un vrai gréviste (puisque déclaré comme tel alors que je suis sous contrat), et l’employeur ne pourra faire appel à un autre correcteur pour me remplacer (auquel cas il se placerait dans l’illégalité, puisque la loi interdit de recourir au travail temporaire pour remplacer un salarié gréviste). Ne rien dire et attendre, donc... difficile, à partir de là, de mener au sein de la communauté de travail la besogne syndicale qui devrait précéder et accompagner toute grève : en discuter avec les collègues, écrire et diffuser un tract, proposer de monter une caisse de solidarité, etc.
Dans les deux cas (que je prévienne ou que j’attende le jour J), je m’expose – en principe – à un risque qui pourrait sérieusement me faire renoncer à l’idée de la grève : celui de ne plus être appelé par l’encadrant pour travailler dans l’entreprise. Ce risque-là reste heureusement peu probable pour moi aujourd’hui, le cassetin de presse où je travaille étant plutôt bien soudé et solidaire. Mais c’est, en revanche, une situation plus que plausible ailleurs, y compris dans la presse (notamment dans les pôles rédaction), où l’embauche ne dépend pas de camarades qui partagent ton affiliation syndicale… Combien de personnes travaillant en intérim ou en CDD (avec volonté de renouvellement à terme) subissent cette pression-là, qui, bien souvent, finit même par être intériorisée ?
Tout ça pour dire au final que, le projet de loi Travail visant à faciliter la généralisation du précariat, l’un des enjeux de la lutte pour son retrait est donc aussi de pouvoir conserver les outils et les capacités de mobilisation au sein des entreprises, à commencer par l’arme principale des travailleuses et des travailleurs : la grève. De même, si les organisations syndicales ne se décident pas à prendre davantage à bras-le-corps les problèmes liés à l’explosion du précariat et du chômage, il est fort probable qu’elles se condamnent, à terme, à disparaître, du moins à perdre toujours plus d’influence dans le monde du travail. C’est donc aussi son avenir que le syndicalisme joue aujourd’hui dans son combat contre le projet de loi Travail.
Guillaume
Un correcteur de presse CGT