« Le nombre est là, mais il manque cruellement la radicalité » : entretien avec Torya, cheminote et Gilet jaune

ACTA-zone a rencontré Torya, cheminote et Gilet jaune pour faire le point sur la grève et le mouvement général contre la réforme des retraites, entamé depuis maintenant plus de trois semaines. Elle déplore l’incapacité du mouvement actuel à se hisser au niveau de radicalité dont les Gilets jaunes ont été porteurs, demeurant prisonnier de formes de lutte traditionnelles qui ne parviennent pas à menacer réellement le pouvoir. Elle appelle également les grévistes à se doter d’outils d’auto-organisation propres afin de reprendre en main la direction de la grève et ne pas la laisser aux bureaucraties syndicales.

– Depuis combien de temps es-tu à la SNCF ? Tu y fais quoi ?

– J’ai été embauchée le 2 octobre 2006 et commissionnée en janvier 2008 étant donné que j’étais en congé maternité lors de l’été 2007. Je m’en rappelle très bien, car la grève sur la réforme des régimes spéciaux qui a duré 9 jours du 14 novembre au 23 novembre 2007, c’était ma première grève en entrant à la SNCF et je n’ai pas pu la faire, n’étant pas encore commissionnée. À peine rentrée que déjà on modifiait les termes du contrat qu’on a signé à l’embauche. Une grève qui a fait très mal dans l’esprit des cheminots, je vous joins un article fidèle à la réalité du terrain de l’époque, c’est très intéressant on y voit beaucoup de similitudes avec la grève de 2019.

Mon métier c’est « agent circulation » à SNCF-Réseau à Vaires-sur-Marne dans le 77. Je bosse dans un poste d’aiguillage à l’ancienne avec des grands leviers pour aiguiller les trains de marchandises et vides-voyageurs.

– Peux-tu nous raconter comment ça se passe non seulement dans ton dépôt, mais aussi plus largement à la SNCF depuis deux semaines ?

– Dans le dépôt de Vaires-sur-Marne en AG, on est assez nombreux, cela va de 50 à 200 personnes, on est ouvert aux autres secteurs en lutte, enseignants, RATP, hospitaliers, postiers… On a très vite créé le Comité de grève de Vaires-sur-Marne qui se réunit deux fois par semaine pour proposer des actions, c’était une évidence pour tout le monde : la grève appartient aux grévistes et à personne d’autre. Ça permet d’animer la grève en dehors des manifestations syndicales parisiennes.

Plus largement la mobilisation au niveau de la SNCF a été tout de suite très importante alors qu’on sortait d’un conflit qui a eu lieu il y a à peine un an et demi, la fameuse grève « perlée » pour le pacte ferroviaire en avril 2018. La casse de la SNCF est tellement énorme depuis quelques années qu’on sent partout un ras-le-bol général de la part des cheminots. Suffit de voir le droit de retrait exceptionnel qui s’est propagé dans tous les dépôts du pays. Ça donnait déjà la température de la mobilisation sur les retraites. La grève du 13 septembre à la RATP a également donné énormément d’espoir aux cheminots. D’ailleurs, c’est la base des grévistes RATP qui a lancé la date du 5 décembre dès le mois de septembre.

Cela étant, les AG dans l’ensemble du territoire, on ne sait pas exactement ce que ça donne. C’est bien dommage, car en 1986 il y avait un Comité central de grève, une coordination nationale qui permettait de collecter toutes les informations sur le nombre réel de grévistes, mais aussi de coordonner les opérations un peu plus radicales. Un comité de grève francilien est en train de se former, mais avec encore énormément de limites.

– C’est quoi ton bilan de deux semaines de grève ?

– Le nombre est là, la détermination est là, mais il manque cruellement la radicalité. Je défends cette position depuis bien longtemps et je n’en démordrai pas. Nous avons en face un rouleau compresseur, un gouvernement qui malgré tous les scandales, toutes les affaires internes de fraudes, de corruptions, après avoir cassé la digue des cheminots en 2018, essuyait d’un revers de main et de mépris le mouvement des GJ. Ils sont prêts à faire passer en force la réforme des retraites sans aucune maîtrise du sujet, avec tout le mépris qu’ils ont pour les grévistes et les manifestants. On ne leur fait pas peur. Nous sommes bien trop gentils, bien rangés en rang deux par deux derrière ces ballons syndicaux colorés tels des bonbons Skittles, une parade Disney avec boissons à gogo et stand de merguez, sono et micro aux musiques pas très cohérentes avec l’esprit de combativité.

Heureusement, il y a eu les Gilets jaunes, car quelque chose a changé malgré tout : c’est l’opinion publique. Malgré toutes les tentatives acharnées de manipulation des médias, l’opinion est favorable à la grève et ça, c’est une avancée considérable.

– Que penses-tu des tentatives de coordination, type AG interpro, qui ont eu lieu à Paris ? J’ai le sentiment qu’elles restent assez largement limitées aux militants (trotskistes, autonomes, syndicaux) et peinent à s’élargir…

– Oui, je le disais plus haut, les AG interpro et différentes coordinations ont leurs limites même si la volonté de vouloir donner aux grévistes un lieu démocratique d’union et de réunion est positive. Le fait est que l’on y retrouve toujours les mêmes personnes, les mêmes militants syndicaux, autonomes, politiques et autres. La question est comment peut-on élargir ces coordinations ou ces AG alors que la plupart des gens ont une méfiance exacerbée de la cooptation et de la récupération. À qui cela profite-t-il ? Nous n’arriverons jamais à gagner quoique ce soit si, peu importe l’organisation dans laquelle on milite, on n’arrive pas à se remettre en question et à laisser l’initiative à d’autres personnes, à pousser un maximum de gens à prendre la parole, à exprimer leurs idées, que les textes soient les fruits d’une émanation commune, etc.

Mais surtout, il faut tirer de vraies leçons du mouvement des Gilets jaunes, qu’encore très peu comprennent réellement. Et c’est pas en invitant des GJ à des coordinations pour qu’ils fassent de la figuration, c’est pas ça qui « gilet-jaunera » le débat et les esprits. La récupération ils n’en veulent pas et quand on entend Mélenchon sur BFM Business demander « aux organisations syndicales, qui sont maîtresses du mouvement, de constituer un comité national d’action, pour qu’on se retrouve tous, et qu’on ne recommence pas la bêtise d’avoir d’un côté les syndicats, de l’autre les politiques, et d’un autre les associations » — quand on entend ça, comment ne pas bondir de sa chaise ? Cette grève vient de la base, si même les politiques n’y comprennent rien à la lutte, qu’ils restent cloîtrés chez eux, car pour faire des photos en manifs pour dire « j’y étais » et passer devant les caisses de grève avec des oursins dans les poches, messieurs les politicards : restez chez vous !

On comprend mieux pourquoi la méfiance est de mise, car malheureusement mettre plusieurs coqs dans une basse-cour n’a jamais rendu le débat fertile bien au contraire. C’est attristant et rébarbatif de toujours assister aux mêmes assemblées avec les mêmes personnes, dire les mêmes choses, sur la même intonation faisant la sempiternelle incantation de la Révolution dont on évoque le nom sans les contours. À aucun moment on se pose les questions de pourquoi on n’arrive pas à élargir ces assemblées et à les diversifier. Cela avait été tenté le 23 septembre à la bourse du travail de Saint-Denis avec un panel de secteurs en lutte divers et variés, car qu’on le veuille ou non la réforme des retraites est un fil conducteur certes, mais les secteurs sont mobilisés aussi et pour beaucoup en raison de leurs conditions de travail déplorables, c’est notamment le cas des hôpitaux. Qui l’entend ? Qui veut l’entendre ? Personne. Donc on fait ce qui a toujours été fait depuis que les luttes existent, c’est à celui qui fera le plus de bruit qui sera écouté, le reste pourra brailler personne n’écoutera et on replonge irrémédiablement dans les méandres des foutues luttes corporatistes. On n’arrive pas à s’ouvrir à d’autres possibilités, à se confronter à la critique, on préfère rester entre convaincu, mais l’entre-soi ne fait jamais grandir un mouvement.

– Comment analyses-tu le déroulement des manifs, notamment à l’aune de ta participation active aux Gilets jaunes ? J’ai l’impression qu’il y a une forme de giletjaunisation partielle des manifestations, avec un spectre de plus en plus large de gens qui participent au cortège de tête (plus de syndicalistes qu’en 2016, des GJ, mais aussi des orgas très institutionnelles comme Générations ou les jeunes du PC), et en même temps un large reflux non seulement des pratiques offensives, mais aussi de l’ambiance, qui ne s’explique pas uniquement par la répression. Ces réalités ont un peu du mal à exister joyeusement, et offensivement non ?

– Alors j’ai été terriblement déçue de la première journée de manifestation le 5 décembre, une manifestation qui est partie de gare de l’Est en direction de Nation. J’avais tellement d’espoir en cette première mobilisation que, lorsque j’ai vu les gens commencer à se ranger derrière leur ballon et les ballons alignés comme un collier de perles, et les éternels camions de merguez, quelle ne fut pas ma déception ! Après un an de Gilets jaunes, ils n’ont toujours pas compris ne serait-ce que pour le trajet, encore et encore République – Bastille – Nation. (…)

Localisation : région parisienne

À lire également...