Adieux au prolétariat : c’est le titre d’un ouvrage d’André Gorz, publié en 1980, qui ne manqua pas d’offusquer les clercs d’une gauche sénile. La charge paraissait d’autant plus inacceptable qu’elle ne venait pas d’un quelconque « nouveau philosophe » fraîchement converti aux vertus du néolibéralisme, mais bien d’un penseur resté farouchement anticapitaliste. Plus inquiétant encore : si 248 pages parvenaient à ébranler le messie Prolétariat, et avec lui l’inertie d’un siècle d’ouvriérisme, peut-être y avait-il de quoi s’inquiéter légitimement pour sa santé.
Danse des morts-vivants
Louis Scutenaire, Mes inscriptions
Le temps du deuil est terminé. Pendant trop longtemps la gauche a cru pouvoir maintenir son messie gâteux sous perfusion ; un peu vivant, un peu mort, personne pour trancher, et tout le monde pour l’oublier. Il faut dire adieu au prolétariat. Ce n’est pas une concession faite à l’ordre du discours bourgeois – nous n’abandonnons pas ce concept pour paraître jeunes-et-dynamiques, mais parce qu’il n’est plus opérant. Remplaçons nos armes obsolètes.
Ô surprise : la bourgeoisie n’est pas innocente. Les grandes usines du compromis fordiste favorisaient l’action collective et la solidarité au sein de leurs milliers d’ouvriers – trop, au goût des patrons. Il fallait atomiser cette puissance collective. En arrière-fond, les progrès de l’automation et leurs réductions d’effectifs accompagnaient les délocalisations, déjà plus spectaculaires. Mais l’offensive la plus décisive s’est faite sur le terrain du management. Les contremaîtres de la bourgeoisie déployèrent tout un arsenal de techniques permettant de réduire la taille des entreprises et, en leur sein même, des collectifs de travail : primes et salaires au mérite, horaires décalés, sous-traitance en cascade, individualisation des tâches [1]… Couplé à la « tertiarisation » de l’économie, ce nouveau management se montra plus qu’efficace pour dissoudre l’identité ouvrière. Le constat n’est pas nouveau.
Depuis, la situation n’a pas évolué en faveur du prolétariat. Le travail disparaît. Ou plutôt, comme dit Anselm Jappe : « La société du travail abolit le travail. » Le progrès technique qu’engendre la course aux gains de productivité permet de produire toujours plus en toujours moins de temps. De fait : en moyenne et tous secteurs confondus, l’heure de travail est aujourd’hui au moins 25 fois plus productive qu’en 1830 [2]. La productivité gagnée suite aux récentes révolutions techniques (robotique, informatique, et bientôt intelligence artificielle) est telle que le capitalisme peut désormais se passer d’un nombre toujours croissant de travailleurs. Conséquence : un chômage de masse. Et par suite, une surenchère toujours plus délirante à la création d’emplois précaires [3] ou simplement inutiles [4]. Le prolétaire en CDI dans une grande structure cède sa place au chômeur à temps partiel, alternant entre boulots à la con au statut cynique d’ « auto-entrepreneur » et allocations chômage. L’expérience vécue s’individualise à un niveau encore supérieur, confirmant la fin d’une expérience unifiée – d’une condition de classe.
Nous pourrions traduire en jargon marxiste : il n’y plus à espérer – ou à vouloir faire en sorte – que le « prolétariat » actuel s’identifie en tant que tel, en tant que classe, puisque les conditions matérielles d’existence elles-mêmes empêchent la formation d’une conscience de classe. Tout au plus peut-on dire : il y a les bourgeois, détenteurs de capitaux (et qui, eux, disposent de conditions matérielles très favorables à une forte solidarité de classe), et les autres, dans toute leur diversité. L’identification à un but commun semble plus actuelle que celle à une classe objectivement définie. Les Gilets Jaunes ont refusé les médailles identitaires – un situ dirait : les rôles politiques – tout comme ils ont écarté une définition juridique des classes ; dans la dissolution relative des barrières de la condition de classe, ils ont reconnu des alliés et identifié des ennemis par-delà la propriété. Les masses elles-mêmes refusent l’adjectif « prolétaires » ? Bien. Elles montrent une fois de plus l’avance que peut prendre l’intelligence populaire sur les intellectuels.
Qu’est-ce que le prolétariat ? Plus personne ne peut répondre. Sur l’échelle de l’expérience vécue s’est ajoutée, au-delà des pôles bourgeois et prolétaires, une infinité de nuances spécifiques. L’ouvrier salarié et syndiqué, ainsi que son identification au prolétariat, ont été vaincus par le développement des forces productives. On peut le regretter – si l’on considère les infâmes « Trente Glorieuses » comme un idéal de vie.
On pourra bien sûr rétorquer que, par définition, le prolétariat se porte bien : il existe toujours un grand nombre de personnes n’ayant que leur force de travail pour vivre. Mais à quoi sert un concept incapable de décrire la réalité autrement qu’en niant sa véritable étendue ? À quoi bon identifier une classe à sa force de travail dans une société qui n’en a plus besoin ?
Qu’est-ce que le prolétariat ? Le messie sous perfusion d’un dieu déchu, le travail : danse de morts-vivants. Le prolétariat a-t-il seulement été révolutionnaire ?
Morale d’esclave
André Breton, La Dernière grève
Il est une symphonie dont les Staline, les Pétain, les Macron sont les virtuoses. Stakhanovisme, travail-famille-patrie, startup nation : tous ont su y ajouter leur propre variation sur le même thème, le thème du travail. Et toujours, ils pouvaient compter sur le prolétariat, fidèle à son poste de joueur de pipeau, fier de défendre le travail qui le tue.
Provocations musico-dictatoriales mises à part, remontons le fil de la morale du travail. Heureusement pour nous, Max Weber a préparé le terrain avec L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Rappelons-en les grandes lignes. Avant la Réforme, la morale chrétienne qui gouvernait l’occident médiéval avait un rapport au travail pouvant passer pour quasi-révolutionnaire aujourd’hui. Le travail n’était pas valorisé pour lui-même, il n’était jamais un but en soi, mais restait toujours un moyen. Une certaine interprétation des « Saintes Écritures » avait mené à considérer qu’une fois l’objet désiré acquis, il n’y avait pas lieu de continuer le travail. Lorsque le paysan du Moyen Âge avait assuré sa propre subsistance (et payé ses impôts), il ne lui venait donc pas à l’esprit de travailler plus pour gagner plus. Les éventuels surplus étaient l’occasion de grandes fêtes communales où le trop-plein était consommé dans la bonne humeur, plutôt qu’accumulé.
Le mythe du paysan médiéval accablé de travail est depuis un certain temps battu en brèche par les historiens ; il ne s’agit en vérité que d’une projection de la misère que nous connaissons, nous autres contemporains, sur les hommes d’une autre époque. Époque où la misère n’était évidemment pas absente – loin de là – mais qui ne connaissait au moins pas cette misère-là. Puis vint la Réforme. Avec la réinterprétation des évangiles s’est imposée une nouvelle attitude. Le travail n’était plus un moyen de subvenir à ses besoins, mais une activité honorant directement Dieu, et donc bonne en soi. Le bon fidèle travaillait sans relâche pour ne jamais cesser d’œuvrer à la gloire de Dieu. Cette conception protestante du travail et du métier s’est lentement diffusée au sein de certaines élites, même dans les pays restés catholiques.
L’histoire avançant, la religion a reflué. Mais la morale du travail est restée : le capitalisme, qui en est l’engeance, a su la laïciser. Et pourtant, elle n’a pas gagné spontanément les masses populaires. Une courte période, à la fin du 18e siècle et au début du 19e, a vu s’affronter l’héritage médiéval et la modernité bourgeoise. Les bourgeois, convertis eux de longue date à la morale du travail, se sont retrouvés face à des ouvriers encore imprégnés de l’ancienne attitude – c’est-à-dire : qui ne travaillaient pas plus que ce qu’il leur fallait pour vivre. Deux ou trois jours d’usine suffisaient généralement à passer le reste de la semaine au cabaret. Évidemment, cette situation s’avérait désastreuse pour les profits de nos pauvres entrepreneurs, qui ne pouvaient que constater la paresse – péché capital – de leurs ouvriers. Effarés, les capitalistes dégainèrent donc tout un arsenal coercitif pour mettre au travail les classes populaires [5]. Ce fut efficace.
Il serait sûrement possible d’identifier ce tournant, dans la première moitié du 19e siècle, où les ouvriers finissent par se convertir à la morale du travail – c’est-à-dire : où la bourgeoisie remporte sur eux une victoire historique. De la part des masses devenues prolétariat, entendu comme classe s’identifiant au travail, il ne peut pas y avoir d’opposition fondamentale au capitalisme : sa morale a été intériorisée. L’esprit radicalement anticapitaliste du refus de travailler est remplacé par le cache-misère de la « valeur travail », qui ne fortifie rien d’autre que le règne meurtrier du temps-marchandise. Le prolétariat s’est constitué en tant que socle de la société capitaliste, mais d’une manière certainement moins involontaire et fortuite que ses apôtres ont pu vouloir le croire.
Bien souvent, les luttes du 19e siècle ont identifié comme des caractères capitalistes ce qui n’était en réalité que des archaïsmes résiduels, des caractères féodaux dont la subsistance dans l’ordre bourgeois s’explique par une certaine inertie historique. On peut difficilement lui en vouloir, mais de fait : en luttant contre ces formes de domination brutales et personnelles, le prolétariat a involontairement œuvré au perfectionnement du capitalisme, et à sa propre intégration en tant que classe dans la mégamachine productive (-iste). Osera-t-on dire que toute l’histoire du mouvement ouvrier n’est rien d’autre que l’histoire de cette intégration ? Les exceptions existent, sans aucun doute. Mais difficile de voir dans les « Trente Glorieuses » autre chose que l’aboutissement de ce processus. Et les syndicats, hantés par les morts-vivants, de protéger aujourd’hui les dernières poches d’identité ouvrière comme si ces années ne s’y étaient jamais terminées, en cristallisant l’absurdité du dogme de l’emploi ; prêts à défendre-des-postes d’assembleur d’obus en direction du Yémen ou d’opérateur de centrale à charbon, comme s’il restait là-dedans la moindre goutte d’essence subversive.
Même Debord l’iconoclaste n’a pas su faire ses adieux au prolétariat. Au contraire, il a cru bon d’élargir à outrance sa définition, de faire de tout travailleur un prolétaire et de tout prolétaire un révolutionnaire qui s’ignore, plutôt que le rouage d’une machine en fin de course.
L’identification au prolétariat n’est pas simplement dépassée sur le plan sociologique : elle sert le capitalisme. Le « sujet révolutionnaire », s’il en faut un, n’est plus celui qui se définit par le travail, mais contre lui.
L’air du temps
Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni
Toute théorie révolutionnaire ne peut plus, aujourd’hui, se payer le luxe de n’être pas aussi une stratégie. Le temps est compté. Et une stratégie n’a de sens qu’au présent. Après le passage dévastateur des néolibéraux, nous ne pouvons plus nous contenter d’exalter nos morts-vivants.
Paradoxalement, c’est une contradiction atemporelle, ou du moins aussi vieille que l’industrialisation, qui, en revenant hanter le capitalisme, incarne l’air du temps. Le remplacement du travail vivant (celui du prolétaire) par du travail mort (celui de la machine), bien qu’exigé par le marché lui-même, menace à terme le système dans son ensemble. Par le dégagement de temps libre qu’il opère, il ouvre la voie à une organisation consciente de la vie. En diminuant la quantité de travail, il réduit la quantité de valeur produite, et donc le taux de profit, et, à terme, il ébranle la propriété privée. Capitalisme quotidien et capitalisme juridique : les deux piliers du système sont déstabilisés. Dans les années 1970, ils l’ont été au point que les capitalistes eux-mêmes craignent pour leur trône. Mais quoi ? Cette contradiction n’est pas notre alliée. Il ne faut pas compter sur un quelconque « mouvement réel ». Les néolibéraux, fins stratèges [6], ont montré une fois de plus que le capitalisme savait répondre à toutes les secousses, s’adapter même à sa propre chute, quitte à répondre par une plongée kamikaze.
Si le compromis fordiste des « Trente Glorieuses » incarne l’aboutissement de l’intégration du prolétariat au capitalisme, le néolibéralisme n’est rien d’autre que l’adaptation du capitalisme à la disparition du travail.
Contre les insolents qui osaient revendiquer une société du temps libéré, le chômage, marginal pendant les « Trente Glorieuses », est revenu jouer son rôle d’arme de casse sociale massive. La critique du travail, comme celle développée par les situationnistes et qui gagnait en écho, fut éjectée de l’ordre du discours car devenue indécente à l’heure où des millions de personnes souffraient désormais du manque de travail. Poussés par la peur du chômage, les travailleurs se dirigèrent vers la seule issue que les capitalistes leur avaient ménagé : les services. « Pourquoi la société salariale a besoin de nouveaux valets ? » titrait Gorz en 1990 dans Le Monde diplomatique. La réponse est simple : face à la disparition du travail industriel, les capitalistes devaient coloniser de nouveaux secteurs, transformer en travail et en emplois des activités jusque-là non-marchandes. La « tertiarisation de l’économie » n’a rien d’un phénomène naturel. Pouvant s’afficher en négatif heureux du chômage et s’appuyer sur son extension à toujours plus d’activités, la morale du travail s’est ainsi offerte une nouvelle jeunesse.
Mais la tertiarisation n’a pas qu’aidé à fortifier la morale du travail. En étendant le règne du temps-marchandise, c’est par suite celui de la valeur, et donc du profit, que les capitalistes ont pu élargir. L’expansion des services participe d’un mouvement général de marchandisation, conçu par le bloc bourgeois comme l’une des mesures pour compenser la baisse du taux de profit, et auquel s’ajoutent par ailleurs l’expansion géographique du capitalisme et les privatisations. Mais il fallait encore plus ; et la finance explosa. La tumeur financière hypertrophiée n’est que le symptôme du mal qui ronge l’« économie réelle ». Il serait absurde de fustiger la première en voulant sauver la seconde au nom d’une quelconque vertu du travail. Le néolibéralisme est un ensemble de mesures d’urgence, et la financiarisation est l’une d’elles ; elle est une conséquence bien plus qu’une cause.
Il est clair que le mouvement néolibéral n’est rien d’autre qu’une fuite en avant, qu’à terme, quand le monde entier aura été marchandisé et que la sphère financière se sera effondrée sur elle-même, le problème de la valeur se posera à nouveau. Cependant, rien ne dit que ce terme sera atteint de notre vivant – retarder l’échéance, c’était là le but des néolibéraux. Et cela suffit aux capitalistes. Mais il est tout aussi clair que ce terme ne pourra être atteint avant une « catastrophe » écologique et sociale qui, loin d’un glorieux effondrement apocalyptique, risque de prendre l’allure, pour le capitalisme, d’une longue gueule de bois sans résolution, et pour les gens, d’une lente plongée dans la désintégration du commun. Nous ne pouvons plus compter sur les contradictions internes, mais devons composer avec.
D’où notre conviction qu’une théorie-stratégie révolutionnaire ne peut être que puissamment contextualisée et perpétuellement actualisée selon les évolutions de la ligne de front. Aujourd’hui, le dépassement du capitalisme doit s’annoncer comme une réponse spécifique au néolibéralisme, entendu comme la forme actuelle du capitalisme et non comme la « dérive » qu’aimeraient y voir les apathiques sociaux-démocrates. Notre cible ne peut être que toute l’économie en tant que sphère séparée de la vie.
Antiéconomie
Alastair Hemmens, Ne travaillez jamais !
Comme carburant fondamental du capitalisme, il y a la morale du travail. Ne peut plus être révolutionnaire une classe qui s’identifie à cette morale.
Il faut reconnaître que le capitalisme n’est pas (ou n’est plus depuis longtemps) les capitalistes seulement, mais que ses formes et sa morale ont colonisé toutes les têtes, bourgeoises comme prolétaires. Celles-ci œuvrent de concert à entretenir une machine qui s’est affranchie de ses concepteurs. Coupez les têtes bourgeoises, la machine continue de tourner. Et elle ne tournera jamais que pour sa propre expansion : l’économie en tant que sphère séparée de la vie n’est rien d’autre que son propre but. La lutte contre le capitalisme ne peut être qu’antiéconomique.
Un certain nombre des luttes prolétariennes du 19e et du 20e siècles ne se sont attaquées qu’au capitalisme entendu comme forme juridique – la propriété privée – en laissant intact son esprit, bien plus fluide et insidieux que ses manifestations monumentales ou violentes. Cet esprit, qui a tout d’une éthique moderne, impose certaines valeurs morales – le travail – et certaines pratiques quotidiennes – la forme-emploi, la consommation spectaculaire ; il est en somme un habitus, une manière d’être, c’est-à-dire enfin : une certaine organisation du temps [7], qui détermine la bourgeoisie tout comme le prolétariat (au sens historique). Si la propriété privée est abolie, mais que rien n’est fait dans la vie quotidienne pour détruire cet habitus et le remplacer par un autre, le capitalisme n’est pas détruit, seulement continué sous d’autres drapeaux.
Nous proposons la création d’un nouveau théâtre d’opération dans le temps libre.
Le capitalisme a gagné la première bataille du temps libre. Le temps libéré par les gains de productivité, il a su, presque naturellement, le combler de loisirs marchands, en développant l’abjecte « industrie du divertissement », et de nouveaux besoins toujours plus absurdes [8]. Nous ne partons pas avec l’avantage, mais rien n’indique qu’il s’agisse d’une fatalité.
Nous ne voyons pour l’instant pas d’autre perspective émancipatrice que le plan de bataille suivant : 1. le dégagement planifié d’une nouvelle masse de temps libre et 2. l’occupation immédiate de ce temps libéré par la pratique quotidienne de la démocratie directe (des assemblées locales, des communes, des conseils : comme l’on voudra) et des nouvelles formes de sociabilité qui en découleront. « Un tel programme ne propose aux hommes aucune autre raison de vivre que la construction par eux-mêmes de leur propre vie. »
1. Pour dégager du temps libre, il est évident que les travailleurs actuels, se battant pour leur survie, ne peuvent pas simplement travailler moins. D’où la nécessité, dans une perspective de sortie du capitalisme, de déconnecter le revenu du travail. En cela, le revenu universel incarne un bâton de dynamite nécessaire et subtil, capable d’ouvrir la brèche vers l’en dehors de la prison capitaliste. C’est-à-dire un outil bien plus qu’une fin en soi, un détournement temporaire des formes capitalistes pour rendre enfin possible l’action des masses, qui deviendront elles-mêmes la force agissante. Par manque de perspective, par volonté de pureté ou parce que son nom n’est pas d’un grand romantisme, on sous-estime trop souvent le potentiel d’un revenu universel suffisant et sans condition, comme André Gorz l’a toujours défendu. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi : certains – Benoît Hamon – ont désamorcé son caractère révolutionnaire en oubliant malencontreusement la condition du « suffisant », d’autres, avec leur « revenu universel d’activité », ont retourné sa signification dans un pur moment l’esclavage-c’est-la-liberté dont la Macronie a le secret. Oublions-les.
Le revenu universel est un formidable outil micropolitique, du calibre de ceux que les néolibéraux ont pu déployer. Il oriente plus qu’il ne contraint, il ouvre des possibles que la pratique quotidienne vient remplir. Imaginons qu’avec le revenu universel, et parallèlement à une politique de réduction progressive du temps de travail, étaient mises en place des mesures (disons : des subventions) favorisant les « formes de propriété innovantes » (c’est-à-dire en vérité : les coopératives, mais le bourgeois aime l’innovation) : ne serait-ce pas là un moyen de retourner la « loi du marché » contre les capitalistes eux-mêmes ? Débarrassés de l’angoisse de la survie par le revenu universel suffisant, les gens pourront enfin être honnêtes à propos de leur travail, dire enfin : « On m’exploite. » Et dans le même mouvement, ils pourront faire un doigt à leur patron et aller voir ailleurs. Mais quel ailleurs ? Précisément les entreprises non-capitalistes dont l’État n’aura pas manqué de soutenir les premiers pas : leur gestion collective saura attirer les travailleurs. À terme, un tel mouvement généralisé ne signifierait rien de moins que l’abolition progressive de la propriété privée par la faillite des grands capitalistes, faute de travailleurs voulant subir leur exploitation, et l’adaptation des petits. Une expropriation sans violence et menée par les individus eux-mêmes. Le revenu universel a cette valeur stratégique : moins brutal qu’un décret d’abolition de la propriété privée, il limite la capacité du bloc bourgeois à mobiliser contre sa mise en place.
Ce vaste exode de la production n’aura pas manqué d’exposer au grand jour l’inutilité profonde d’un grand nombre d’emplois. Il s’agira dans un second temps de définir nos vrais besoins [9]. La sobriété, plus que le minimalisme, sera le second clou dans le cercueil du travail, qui emportera avec lui les usines à gaz qu’il alimente. La réduction de la production est un enjeu anticapitaliste au sens le plus fort du terme : elle dégage du temps libre, siège de l’amélioration qualitative de la vie, et soulage l’exploitation de la nature, dont l’emballement nous menace toutes et tous.
2. Les choix que demande la définition de nos vrais besoins ne pourraient être légitimes qu’en étant le fruit de délibérations vraiment démocratiques : c’est pourquoi ils s’annoncent comme un puissant catalyseur de la démocratie directe. Les Gilets Jaunes ont montré comment le spectre de la démocratie directe et des assemblées locales – on aurait dit autrefois : des conseils – refaisait surface à la moindre faiblesse du spectacle démocratique : il s’agit de lui ouvrir grand la porte. On peut ainsi supposer qu’une première vague d’assemblées locales se sera formée spontanément ; il ne manquera plus que de les multiplier et de leur confier ces délibérations fondamentales pour les consacrer. Le temps libre ainsi dégagé, protégé de la contre-offensive capitaliste par le refus collectif de sa colonisation par la marchandise, prendra son caractère révolutionnaire : les gens prendront en main leur existence parce qu’ils auront le temps pour le faire.
Ne perdons pas de vue que l’objectif est de rendre obsolète le revenu universel. Celui-ci n’est qu’un outil pour amorcer le développement d’un nouvel habitus débarrassé du productivisme et de la dépendance au système capitaliste. Après le déplacement de la production, après sa réduction quantitative, ne reste plus que l’organisation de l’activité pour finir d’abattre l’économie séparée et la réduire à un moyen – celui de répondre aux besoins collectivement définis.
Il s’agira de lancer la relocalisation des productions essentielles et leur organisation en circuits courts, avec la multiplication de petites unités automatisées. Dans ce rôle de supports d’une production locale, libre d’accès et polyvalente, les imprimantes 3D ont un potentiel énorme [10]. La technologie peut être mise à notre service. Il est cependant évident que certaines activités (Gorz prend l’exemple des chantiers navals) nécessitent une coordination pour laquelle l’échelle locale ne suffit plus. La seconde étape passera donc par la construction d’un réseau productif cohérent à l’échelle nationale, auquel correspondront les assemblées d’assemblées. Et puis n’ayons pas peur des grandes formules : ce qu’annoncent ces étapes, c’est l’abolition de l’argent. Ceux de Barcelone y ont cru, ils l’ont fait [11] ; leurs propositions n’étaient pas parfaites, à nous de les rénover. Progressivement, les individus regagnent leur autonomie. Le revenu universel devient superflu, ce qu’il restait de l’État avec lui.
Le travail tue : nous tuerons le travail. Ce n’est qu’une fois qu’aura été élargie la sphère du temps libre que les individus possèderont la marge de manœuvre nécessaire pour s’attaquer aux catégories même de temps de temps de travail et de temps libre, en les fondant l’une dans l’autre pour faire émerger une activité productive ludique, comme les situationnistes l’envisageaient.
Le capitalisme a voulu assassiner le futur. La capacité à s’y projeter concrètement, sans s’abandonner au rêve, définit la pensée révolutionnaire.
Il n’y aura pas de miracle. Agiter des étiquettes ou exalter des morts-vivants ne sert que le spectacle. Il faut penser l’exode, ici et maintenant. Élaborer des scénarios à la simplicité schématique, les critiquer, les préciser obsessivement. Prendre appui sur l’existant, faire l’inventaire de nos ressources, placer des étapes jusqu’au point le plus avancé, le plus désirable de notre utopie. Et reconstruire l’édifice si l’existant vient à changer. Nous n’avons pas mentionné de révolution violente, alors même que la poésie des barricades ne nous laisse pas insensibles : seulement, l’existant semble pour l’instant condamner l’hypothèse insurrectionnelle. Si l’existant venait à changer, nous reconstruirions l’édifice. D’ici-là, nous proposons une première étape, certes probablement compromise, mais dont l’ambition symbolique tient toujours :
Le 1er mai prochain, brûlons l’idole travail en place publique ; faisons de la « Journée internationale des travailleurs » – c’est-à-dire : des soldats de plomb du capitalisme – la fête de la paresse. Quitte à se réapproprier un mot devenu insulte, prenons-en un qui dégoûte vraiment nos chers maîtres : tous fainéants !