Questions-réponses avec l’Azione Antifascista Roma Est (Partie 2/2) — pour (re)lire la 1re partie de l’interview :
Une analogie avec les Forconi serait très partiale : c’est vrai que le mouvement est parti, comme celui des Gilets jaunes, de revendications petites-bourgeoises, mais, à la différence de ce dernier, il n’a pas rejoint le processus de radicalisation qui caractérise la France depuis plusieurs décennies. Les Gilets jaunes nous semblent être un catalyseur à même de faire converger toutes les subjectivités radicalisées, et pas seulement sur le plan politique, qui étaient déjà apparues sur la scène publique avec les étudiants, les travailleurs et les « banlieusards » lors des années précédentes. Nous avons l’impression que l’ambiguïté des Gilets jaunes s’est mélangée à un sentiment diffus d’insubordination, et que c’est cela qui a fait déborder le mouvement.
À l’inverse, les Forconi n’avaient que leurs revendications partielles et corporatistes, et aucun processus de radicalisation auquel se greffer... Sans vouloir exprimer de jugement de valeur, c’est un mouvement qui est mort très peu de temps après être né, par manque d’oxygène. Il faut pourtant reconnaître que l’idée de s’organiser dans les rues et l’intuition de bloquer les flux commerciaux comme moyens d’expression sont des pratiques que les Forconi ont faites leurs, comme les Gilets jaunes, bien que sans la même détermination. Par ailleurs, les enquêtes menées par quelques camarades sur les assemblées politiques des Forconi ont très rapidement révélé qu’il existait un fort sentiment nationaliste dans ce mouvement et que, surtout à Rome, plusieurs représentants d’organisations néo-fascistes étaient très présents dans différentes assemblées ; dans le même temps, les militants sont restés entre eux, à discuter de l’opportunité politique de se mêler à ces espaces.
Enfin, le mouvement des Forconi n’a pas été en mesure de produire une mobilisation de masse sur les places, même si le soutien sur le web pouvait être massif. Une seule exception a pu être observée à Turin, où la protestation des Forconi a pris un tour plus conflictuel, provoquant des affrontements dans le centre-ville, affrontements auxquels ont participé aussi bien des jeunes de quartier que des commerçants appauvris par la crise. Mais cela n’a pas duré bien longtemps et n’avait donc rien à voir avec la durée du mouvement français.
Au fond, la différence tient peut-être à ce qui distingue la société italienne de la société française : la première est restée fondamentalement désagrégée et aphone par rapport aux conséquences de la crise économique et de la restructuration capitaliste, ainsi qu’orpheline d’appels issus des mouvements sociaux ou de discours de rupture. Mais cela est aussi de la responsabilité des mouvements eux-mêmes : quand on se contente de se demander si ce qu’on a sous les yeux correspond à nos analyses plutôt que d’essayer d’intercepter certaines séquences et à les orienter vers un horizon plus large, on laisse le terrain vide et on permet à nos ennemis de l’occuper.
Souvent, quand on se retranche derrière l’idéologie, qui peut nous rendre incapables de voir la réalité en dehors des grilles de lectures rigides qu’on a construites, on se retrouve incapables de comprendre ce qui nous entoure et on se retrouve largués. L’idéologie ne sert à rien si on se contente de la répéter bêtement, comme le font les prêtres avec la Bible ; il faut comprendre qu’elle n’a rien de sacré et d’intouchable, elle est seulement une boussole, un instrument qu’on doit utiliser et qui nous est utile dans la mesure où on sait l’adapter à ce qu’on vise et à ce qui nous environne.
Le mouvement dont on rêverait n’arrivera jamais. La réalité est sale, confuse et faite de contradictions parfois fortes. Il faut simplement en avoir conscience et avoir conscience de nos vieilles rigidités pour parvenir à incarner une force qui, bien que minoritaire, ait tout de même la vocation à devenir majoritaire.