Il me semble important de revenir sur la construction de l’humanisme avant que vous ne consultiez ma brochure, afin de comprendre pourquoi j’utilise le terme controversé d’antihumanisme qui reste encore quasi inexistant dans le mouvement antispéciste. Je l’utilise par provocation, mais aussi parce que je me sens épuisée par cette spéculation théorique toujours plus importante de la part d’intellectuel·les organiques libéraux. Il s’agit certes d’une critique contre l’humanisme du corps normé capacitiste, mais qui ironiquement finit par être menaçante envers les personnes n’appartenant pas à une catégorie normative. Étant trans’, je considère ce qui va suivre comme une réaction épistémique de survie face à ce qui me semble être une théorisation de phraséologistes apolitiques et antirévolutionnaires. Pour ce faire, je vais me répertorier à l’ouvrage Solidarité animale, de Yves Bonnardel et Axelle Playoust-Braure [1]. Bien-sûr il existe d’autres références que nous verrons tout au long de la brochure.
La critique de l’humanisme répondait au besoin de structuration théorique de l’antispécisme à ses débuts : « Qu’est-ce que la société spéciste ? Elle est à la fois une organisation sociale, fondée sur un système politique et économique d’exploitation des animaux, et une idéologie, se traduisant en particulier par le dogme humaniste, cette croyance en la suprématie humaine. L’ensemble forme un fait social transversal à l’ensemble de la société, qui en influence toutes les strates. » David Olivier tente de donner une définition large de l’humanisme en caractérisant cette idéologie comme une croyance totalement hégémonique dans notre société : « Ce que j’appelle ici « humanisme » [est] l’ensemble de ces éléments culturels et idéologiques, omniprésents dans nos sociétés, qui bâtissent et vénèrent cet objet imaginaire appelé « l’Homme », censé représenter ce que chaque humain-e est, et en même temps doit s’efforcer d’être. La difficulté est déjà de percevoir l’humanisme. C’est que le martèlement idéologique est incessant, obsessif, au point de devenir subliminal […]. Il faut un effort particulier d’attention pour relever chaque référence à la supériorité de l’Homme, à sa dignité toute particulière, à sa beauté et à sa bonté sans pareilles. » [2] […] ; « David Olivier mais aussi Jean-Jacques Kupiec ont développé une critique radicale de la notion d’espèce. Tous deux expliquent que l’espèce est une catégorie de pensée qui a une histoire, au même titre que la race, et donnent quelques éléments sur l’origine et la construction idéologique de ce concept. » [3] Le concept d’espèce analysé dans la biologie d’aujourd’hui trouve ses sources avec le courant nominaliste au tournant du XIIIe-XIVe siècle qui abandonne la croyance d’une essence naturelle qui fonderait l’espèce, mais au contraire parce que l’espèce est antérieure à l’individu et permet la reproduction ( bref, un regroupement d’individus interféconds). L’espèce est entre autre un terme historiquement situable (donc non naturel), qui sert à regrouper et classifier des individus. Cependant je reste très sceptique quand unE antispéciste me dit que la notion « d’espèce » n’est pas naturelle. C’est souvent un argument d’autorité pour invalider le spécisme, mais malgré tout, cela va de soi qu’on ira pas batifoler ou construire des sociétés avec n’importe qui. Cependant, il est indéniable qu’un discours sur la nature sert à légitimer l’appropriation d’un groupe par un autre (Colette Guillaumin). C’est donc la consubstantialité de Nature et espèce comme outil taxonomique qui pose problème ! Et c’est en effet un problème que pointe très justement l’antispécisme en montrant théoriquement et pratiquement que la naturalité de la notion d’espèce crée un imaginaire farfelu où tous nos comportements seraient dictés par l’espèce (les instincts). Ce serait naturel pour un chien maltraité d’être agressif comme ce serait naturel pour une personne qui a été prédestinée à devenir un homme de violer des gens. Cela ferait du monde de la Nature un univers mécanique, en dehors de nous qui pourrions nous en soustraire. Cette idée de séparation entre un nous humain et la Nature est instaurée par Descartes qui affirme la supériorité naturelle de l’humanité sur le reste du vivant : l’animalité. Mais des individus à travers l’histoire – avant et après cette affirmation suprématiste – ont été rejetés de la définition suprême qu’on peut accorder à la catégorie « être humain » : les personnes non blanches, les personnes handicapées, les femmes, les personnes non cis, les personnes non hétéros. On peut penser aux zoos humains qui exposaient des personnes non blanches ou encore aux expérimentations sur des personnes juives. Quoiqu’il s’agisse de faire là une distinction qui me tient à cœur (car je fais partie du peuple élu, sorry not sorry) : la shoah était un évènement motivé par une haine irrationnelle, contrairement au spécisme. Je ne crois pas qu’une personne ai pu dire dans l’histoire : « je pense que l’espèce des goélands est une ignominie qui menace notre supériorité raciale ». Mais il m’arrive de me tromper. Ce qui compte, c’est de bien voir que l’animalisation découle de l’idéologie humaniste qui crée une strate morale du vivant, l’humanisation étant le graal de cette classification. En bref, « Animaliser un individu, c’est le rabaisser socialement. C’est se préparer à le traiter « comme un chien ». Les premiers à être animalisés sont évidemment les animaux (non humains). L’animalisation est une opération idéologique et, comme telle, elle peut fort bien s’exercer également à l’encontre d’humains : on parlera alors aussi de déshumanisation. C’est ainsi que le spécisme est omniprésent en ce qu’il organise et détermine nos rapports aux autres animaux, mais tout autant les rapports entre humains. »
C’est de tout ce bagage historique que se forme le dogme humaniste. C’est ainsi que Yves Bonnardel et Axelle Playoust-Braure concluent sur le fait de requestionner l’idéologie humaniste : « Il nous faut viser l’abandon de la référence à l’humanisme de la part des mouvements animalistes, écologistes et de « justice sociale », et l’abandon concomitant de toute référence à la nature comme essence ou principe ordonnateur. Car l’inclusion des animaux dans notre champ de considération morale et politique ne pourra se faire sans une remise en question de l’humanisme comme monopole illégitime de l’universel. Les antispécistes refusent d’inscrire l’« animalisation des animaux » dans l’ordre des choses. Non, nous ne sommes pas « tous humains ». Oui, certains d’entre nous sont, en ce moment même, du bétail. On parle de milliers de milliards d’individus, chaque année, qui sont animalisés, c’est-à-dire élevés, pêchés, tués comme si de rien n’était, et comme s’ils n’étaient rien. » [4]
L’antihumanisme comme notion qui requestionne l’humanisme a été réutilisé par des médias réactionnaires afin de discréditer le courant antispéciste [5]. Très peu d’antispécistes se disent antihumanistes, mais il convient de rappeler que cette approche ne vient pas de l’antispécisme mais du courant structuraliste des sciences humaines et sociales. Le structuralisme, qui s’est développé dans les années soixante, nous invite à repenser l’analyse des humainEs depuis un regard extérieur. C’est notamment quelque chose que l’on retrouve énormément en anthropologie. Cette approche a été depuis dénoncée par la seconde vague du féminisme qui parle du « point de vue » de la recherche, et par l’approche intersectionnelle qui pointe du doigt la consubstantialité des oppressions dans un seul corps (être une femme non blanche, une femme trans’, une personne trans’ féminine, etc.). Ce que l’on vit et ce que l’on ressent va apporter énormément de choses contrairement à ce qu’affirmaient beaucoup de chercheurs comme Weber qui sacralisaient la « neutralité axiologique » (tendre vers la neutralité totale, ce qui est impossible et foncièrement limité intellectuellement).
Bien que l’antihumanisme dénonce en partie un héritage trop subjectiviste de la science, je pense qu’il n’est pas non plus utile de se le réapproprier. Et cela pour une raison qui concerne mon expérience militante au sein de l’antispécisme, qui parlera je le pense à beaucoup d’antispécistes. Vis-à-vis de mon expérience militante, j’ai souvent été amenée à me confronter à des militantEs qui avaient une sincère répugnance pour l’espèce humaine. Il y aurait deux camps : les antispécistes qui seraient des gens dignes d’intérêts, et les spécistes, des gens monstrueuxSES, abominables et qui peuvent bien mourir. Ce genre de séparation laisse tout le champ libre pour une vague de croyances racistes vis-à-vis de rituels religieux, des japonaisES qui tuent des dauphins, des requins et des baleines, des chinois qui mangent « du chien et du chat », etc. En fait, on se pense sincèrement comme la morale absolue en tant qu’antispéciste. C’est donc pour cela que l’utilisation du terme d’antihumanisme me semble périlleux si à l’avenir il venait à se démocratiser dans la science antispéciste, car les gens pourraient extrapoler leurs croyances irrationnelles en un mot.
Enfin, la critique de l’humanisme, qui montre la menace de l’animalisation à travers l’histoire, amène des théoricienNEs à penser qu’il faudrait tendre dans la lutte antispéciste vers la fin de l’humanisme (car cette idéologie serait le socle moral de la suprématie humaine). Cependant, j’y vois une menace pour tous les mouvements de libération. Depuis 1848 jusqu’à nos jours, passant des programmatismes aux socialismes révolutionnaires tels que nous les connaissons aujourd’hui, la question a toujours été de savoir comment conscientiser son rapport antagonique avec la classe exploitante. Comment insuffler la conscience de classe qui est le sens logique d’un développement de plus en plus méprisable d’une exploitation ? La conscience de classe étant en fait la conscience révolutionnaire amenant à la chute des systèmes de domination. La critique de l’humanisme que je préfère – par facilité – qualifier d’antihumanisme (appelons un chat un chat), ne prend pas en compte la stratégie pour construire un mouvement révolutionnaire. Plutôt que de penser les rapports de domination répondant à certains impératifs sociaux et économiques, historiquement situés, on se contente de penser que c’est toute une idéologie qui permet la domination humaine. Mais si la lutte antispéciste est une lutte de morale, et non pas (aussi) d’intérêt, alors comment gagner ? L’utilisation du terme d’antihumanisme pour moi est donc quelque chose de stratégique qui cherche à poser une seule question : celle de la stratégie. Et par la même occasion montrer qu’une analyse matérialiste est préférable pour construire un mouvement avec des outils théoriques aux motivations révolutionnaires.
La brochure :