Berlin est une ville entrée en apesanteur. Elle n’est plus aujourd’hui que le pôle sentimental d’un pèlerinage culturel alimenté par un folklore de la révolte et de la création. Jadis au cœur même de la guerre civile européenne qui a traversé la première partie du XXe siècle et qui y a laissé ses plus profondes blessures. Berlin est devenue l’avant-poste d’une capitulation généralisée à la fiction de l’individu autonome comme « forme abstraite toute prête », structure qui pourrait endosser tous les contenus.
C’est ainsi que se présente « L’Ordre règne à Berlin » [1] de Francesco Masci [2] qui s’est embarqué vers les tristes rivages de cette « île » du bonheur fictif, non pas pour explorer les mœurs et usages d’une nouvelle urbanité, mais pour entamer le deuil des promesses de liberté et d’émancipation de la tyrannie sociale faite à l’individu par la culture absolue. Il aurait pu tout autant s’embarquer pour Paris.
La culture absolue du narratif.
Dès lors qu’on parle de mutation des quartiers et des villes, c’est la gentrification qui est évoquée, ce mécanisme appliqué aux quartiers « délaissés » qui, lorsqu’ils sont estimés peu rentables ou profitables par le secteur privé, deviennent de nouvelles zones « à investir », soit par des artistes ou des collectifs, attirés par des locaux bon marché, soit par le secteur public, souhaitant les rénover, les « ressusciter », les « réhabiliter » pour y implanter des activités du tertiaire, comme celles liées aux nouvelles technologies et d’y inciter le retour des classes moyennes, quitte à contraindre alors certains de ses habitants, ne pouvant plus y travailler ni y vivre, à « aller voir ailleurs », à « migrer ».
Masci place son analyse sur le terrain de l’assimilation de la société de la culture absolue où se conclut la lutte pour l’éviction du politique comme possibilité légitime d’organisation de la vie commune des hommes. À Berlin ce n’est plus seulement l’individu, mais une ville entière qui s’est égarée dans un domaine surinvesti par le narratif laissant l’Histoire succomber à la quiétude infinie de la culture. La récente histoire berlinoise récapitule le basculement de la modernité dans un monde post-politique organisé par les images. Le passé n’est plus qu’un décor douteux où grandissent les petits-enfants des Démons du Mur, qui, dans une confusion constante entre chronique mondaine et Histoire, ont très bien appris à concilier le business du divertissement et la révolte.
Berlin est la première ville occidentale a avoir subi un rapt de son identité imaginaire et chaque semaine, des charters y déversent des consommateurs de fêtes, attirés par les promesses du fictif d’une culture « révoltée ».
Les quartiers populaires comme des cartes postales
Dans Paris, les quartiers Étienne Marcel ou du Sentier attirent les hipsters [3]. Après la fermeture des ateliers de confection, ils ont remplacé les ouvriers du prêt à porter. À Ménilmontant, au Carreau du Temple, à Montreuil ou dans le 20e arrondissement, les « bourgeois bohèmes » [4] se sont installés dans des locaux industriels, rachetés à des artisans. Ce n’est donc plus dans la densité de ses rues ni dans les ruines de son histoire qu’il faut chercher son identité, mais dans les images et les « Happy Hours » qu’elle fournit.
Mais, dans la polymorphe sphère parisienne des collectifs, des organisations politiques ou des ONG d’un nouveau genre, les « quartiers populaires » s’apparentent encore à des sortes de zones idéalisées, peuplées d’ouvriers gouailleurs, frondeurs et rebelles. Estampillés d’un « nos quartiers » (exclus aux bobos, aux fachos, aux bourgeois, etc…), ils sont trop souvent rêvés comme appartenant encore à un passé immortalisé par Robert Doisneau, Willy Ronis ou Brassaï avec des « prolos » et « le peule » qui, après leur semaine à l’usine, pique-niquaient joyeux sur les bords de Marne, se réunissait dans la rue ou se lavaient aux « bains douches municipaux » avant de se retrouver devant un verre de picon bière ou pour préparer la grève générale .
Or, se revendiquer « près du peuple » en ne le côtoyant que l’instant d’une « présence fugace », ne signifie pas « être le peuple » pour autant. S’adresser « aux habitants », souvent avec un langage de classe, tels des détenteurs du savoir ou des prédicateurs politiques, « les appeler » à agir ou à se battre (y compris contre l’extrême droite), ne signifie pas pour autant « être du quartier ». Et ce ne sont pas les quelques fêtes organisées « en l’honneur du peuple » ou les « manifestations de soutien pour sauver les quartiers populaires » qui changeront quoi que ce soit. Au mieux, ces « actions » seront les égales d’un parapluie par temps d’averse. S’ils évitent de vous mouiller un instant, il n’influent pas pour autant sur le climat.
Ainsi, si les organisation « culturelles » parisiennes, officielles ou indépendantes, de conservation ou d’avant-garde (centres pseudo « populaires », « politiques » ou squats d’artistes) persistent obstinément à ne chercher qu’un futur à un passé, en omettant la réalité quotidienne, elles ne seront, au-delà de l’ennui que l’on éprouvera à les fréquenter, que des « centres » de pur divertissement, dans le sens originel du mot divertir : détourner l’attention. À Paris comme à Berlin, leur rôle contribuera alors à transformer le substrat vivant dune ville en décors ou en cartes postales.