L’ethno-différentialisme : le racisme culturel, le racisme acceptable.

Comment rendre le racisme acceptable quand on tient Adolphe Hitler pour une incarnation du mal ?

L’ethno-différentialisme : le racisme culturel, le racisme acceptable.

Pour illustrer l’ethno-différentialisme comme une évolution du racisme biologique, il est intéressant d’aborder le cas d’Europe-Action : un mouvement d’extrême-droite au racisme décomplexé, fondé en 1963, avant, donc, le consensus scientifique sur l’inexistence des races. Mouvement politique Nationaliste-Européen (comprenons Suprémaciste blanc), on parle moins de racisme que de réalisme biologique. Dans son organe de presse « Europe Action hebdomadaire », on y critique le nazisme pour son « racisme romantique » à défaut d’un « racisme scientifique », son patriotisme revanchard, et on y regrette qu’il n’ait pas été plus doux avec ses frères blancs, et à part son culte excessif du chef, on le félicite d’avoir bien revigoré l’Allemagne… avec bien sûr une lecture révisionniste de la seconde guerre mondiale. Le mouvement d’inpiration fasciste diffuse des propos d’une violence extrême, parlant ouvertement des personnes racisées comme des déchets biologiques.
Jusqu’ici, à cette période, les mouvements d’extrême-droite étaient surtout des viviers de flics, de militaires et autres fascistes va t-en guerre, de brutes maniant du bâton et du couteau contre les noir.e.s, les arabes et les gauchistes, et aussi d’agents spéciaux rompus à la lutte contre la subversion communiste et insurrectionnelle. Europe-Action n’était rien de tout cela, et se distinguait par sa prétention intellectuelle. On y parle de biologie, on cherche une assise scientifique au racisme, on y critique le nationalisme français, dépassé par l’internationalisme Rouge, ce qui fait grimacer des mouvements plus classiques comme « Occident ».
En 1967, Europe-Action disparaît, et de ses cendres, quarante de ses anciens militants fondent « La Nouvelle Droite », incarnée par le Groupe d’Étude pour la Civilisation Européenne (GRECE), en 1967. Dans le GRECE, on forme des élites, on étudie et on réfléchit, au lieu de s’aviner en entonnant des chants nazis. Mais puisque la pensée d’extrême-droite ne va jamais très loin par elle-même, elle s’intéresse à un aspect de la pensée d’un théoricien marxiste : Antonio Gramsci. Le GRECE trouve dans la théorie riche de ce révolutionnaire un concept qu’ils vont reprendre à leur compte et adapter à l’extrême-droite : l’hégémonie culturelle. Gramsci voulut expliquer pourquoi le prolétariat ne finissait pas par faire la Révolution Sociale comme Marx le prédisait. En résumé, pour Gramsci, si le développement du capitalisme et du prolétariat ne conduisait pas invariablement à la Révolution, c’était parce que la culture bourgeoise était hégémonique, et bloquait la diffusion des idées révolutionnaires. C’est ici qu’on commence à répondre à notre problématique : les éminences grises du GRECE pensent que pour rendre les idées racistes acceptables par l’ensemble de la société, il faut créer une hégémonie culturelle de droite. Il faut former des concepts, il faut diffuser l’usage de certains mots, il faut influencer, avec des organes de presse, et façonner artificiellement le débat public. Ce travail, le GRECE l’appelle « action métapolitique ».
Antonio Gramsci ne se retourne pas dans sa tombe, il s’est transformé en dynamo qui alimente un petit village italien en électricité. Cette stratégie de l’action métapolitique est restée dans les mœurs de l’extrême-droite moderne. Même l’université, bastion historique de la gauche, subit de plus en plus d’attaques contre, et une implantation de la droite, à travers des départements de criminologie qu’il serait plus juste d’appeler des instituts de recherche du contrôle et de la répression, et même une école d’enseignement supérieur, l’iSSep (Institut des Science Sociales Économiques et Politiques) fondée par Marion Marechal, qui d’ailleurs n’hésite pas à citer le pauvre Gramsci parmi ses sources d’inspiration.
Jean-Marie Le Pen est un vieux facho bas du front qui représente bien une grande partie de l’extrême-droite française « pré-Nouvelle Droite ». Bruno Megret est son antagoniste parfait. Roquet nazillon d’apparence inoffensive, mais redoutable idéologue biberonné au GRECE, intello de polytechnique et stratège. Cadre du FN dans les années 1990, il se rêvait tout en haut du parti, mais échoua en politique, car le FN est une affaire familiale, un point c’est tout. Bruno Megret, la plupart du temps brouillé avec Jean-Marie Le Pen, a échoué sous les projecteurs, mais il a excellé dans l’ombre. Il a grandement contribué à aider le GRECE à déposer son cholestérol dans les artères de la France, porté par une nouvelle trouvaille conceptuelle qui aura du succès dans le monde entier : l’ethno-différentialisme. C’est l’exclusion sous couvert du respect des particularités des cultures et surtout de la préservation des traditions, c’est le « chacun est mieux chez soi ». S’y déclinent le concept d’Identité au lieu de la race, qui a fait beaucoup de chemin, et qui s’est si profondément enraciné dans le débat public que Nicolas Sarkozy y a même consacré un ministère. Souvenons-nous aussi des récents mouvements néofascistes « Identitaires », et leurs slogans « Europe, Jeunesse, Révolution ! » On y retrouve le discours victimaire classique des fascistes et des nazis, contre l’ennemi intérieur qui travaille au délitement de la société, et qui utilise même de manière cachée les stratégies coloniales, que les états coloniaux, puis néo-coloniaux, utilisent de manière manifeste, avec toutes les ressources disponibles d’un état. Sans surprise, la carte du racisme anti-blanc - encore une contre-façon d’extrême-droite également très populaire -, est régulièrement posée sur la table. C’est l’arroseur fantasmant son propre arrosage.
Contrairement à Jean-Marie Le Pen, qui vingt ans après le consensus scientifique sur l’inexistence des races humaines, déclarait comme un benêt : « Je crois en l’inégalité des races ! », Megret et ses copains du GRECE se mettent tout devant en classe et écoutent. Ils se mettent à la page. Les colonisé.e.s ne sont plus inférieur.e.s par la race, mais par la culture. Ce sont des sauvages. Et la contagion qui menace la société n’est pas raciale, elle est culturelle. Les sauvages ensauvagent la civilisation. Notons que l’inversion des rapports de domination est un thème habituel de l’extrême-droite, comme en témoigne son hostilité au féminisme. Cela contribue à la dédiabolisation de l’extrême-droite, et si Jean Marie Le Pen était trop dépassé pour le comprendre, sa fille Marine Le Pen et sa nièce, elles, l’ont bien compris. Le discours doit évoluer pour survivre aux enjeux modernes, et pire encore : son évolution, sortie des mêmes cerveaux révisionnistes qui écrivaient sur les déchets biologiques (les personnes non blanches), permet à l’extrême-droite moderne de se distancer d’une prétendue ancienne extrême-droite, celle de la théorie de l’inégalité des races ! Allant même jusqu’à prétendre sans honte qu’ils ne sont même pas d’extrême-droite, mais simplement de droite !
Même s’il est vrai qu’on trouvera toujours des hurluberlus pour croire en l’existence d’inégalités biologiques, et de races (en charchant bien, on en trouve même qui pensent que Hitler s’est échappé en soucoupe volante), il est nécessaire, pour lutter contre l’extrême-droite, de prendre conscience des évolutions de son discours, et dépeupler nos imaginaires de son ancien "folkore fasciste" associé à une sorte de Mal mystique et absolu. C’est une imagerie caricaturale dépassée qui profite à l’extrême droite, car elle lui permet de s’en démarquer et nier son héritage.
Pourtant, l’extrême droite extra parlementaire - incarnée par les groupes néofascistes etc. -, comme l’extrême droite parlementaire est identique dans son niveau de violence. Elle tue. Les partis d’extrême-droite des pays d’Europe se rassemblent et unissent leurs efforts pour tuer aux frontières et dans les CRA, imposer au parlement Européen des mesures réactionnaires, racistes, homophobes, transphobes et islamophobes. Leurs idées banalisées, et la connivence de la classe politique qui tour à tour s’en sert d’épouvantail puis s’approprie ses thématiques nous emmène invariablement vers ce constat : Entre l’extrême-droite et tout le champ politique étatiste, la seule différence, c’est quelques cadavres en plus ou en moins qui flottent dans la Méditerranée. Dans l’état et sa nature bourgeoise et autoritaire, on ne peut y voir qu’un dégradé de nuances du fascisme.

Il ne faut pas pour autant surestimer le pouvoir de l’extrême-droite, ni être intimidé.e.s par leurs succès. Il n’y sont pas arrivés par leur seul talent. Si Gramsci théorisait la bataille culturelle comme moyen de lutte révolutionnaire, c’était bien parce que l’hégémonie culturelle était tenue par la bourgeoisie. Il ne fallait pas un talent extraordinaire pour diffuser des idées d’extrême-droite dans des médias déjà détenus par la grande-bourgeoisie ! Ajoutons à cela des facteurs économiques assez exceptionnels. Nous vivons une époque de transition : le changement climatique, la raréfaction des ressources, la crise écologique… le capitalisme fait face à une crise car il s’essouffle. Quoi de mieux pour mettre au pas les classes et les races dominées qu’une combinaison libérale et autoritaire que le néofascisme rêve d’offrir à la bourgeoisie ? Une mise au pas qui ne se fera pas dans la douceur mais dans la violence, la répression et l’intimidation. Mais la violence du pouvoir est l’aveu de sa faiblesse, car c’est la manifestation angoissée de son désespoir. Celleux qui possèdent le pouvoir ont conscience de sa véritable nature : entre le pouvoir et le moyen matériel d’exercer le pouvoir, il y a une chaîne de commandement descendante reliant les individus. Une chaîne de commandement qui ne repose que sur une seule chose : la croyance. Une idée. Une chose immatérielle, non-mesurable, et insaisissable. Le chef se fait obéir, mais il ne sait jamais quelle idée se forme dans l’esprit du dominé. Il ne sait jamais vraiment quand cette croyance faiblit, il ne peut même pas savoir avec certitude quand cette croyance en la légitimité du patron, du flic, de l’État, existe encore. Iel se sent donc à tout moment menacé.e, tendu.e, car iel sait que peut-être, son Pouvoir a en réalité déjà disparu depuis longtemps, et que pour lui, il est déjà trop tard…

Note

Vignette de l’article : La Horde

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