Journal d’un casseur #1

C’est de la fiction. Enfin, presque.

La salle était vraiment crasseuse. Il avait fallu rentrer dans un terrain vague, escalader deux palissades collantes, écarter des baskets les bouteilles vides et on avait passé une porte en tôle pour se trouver dans un espace très grand, comme un hangar, avec dans un coin des fauteuils défoncés. Voilà où en était la résistance. Des jeunes gens, les cheveux mal coupés et sales, en redingotes sombres, fumant et rigolant, étaient avachis en cercle. Mon pote, L. m’indiquait du regard aux autres. Ils se tournèrent un par un vers moi. Je n’étais pas stressé, mieux, j’avais sur mon visage un de ces mauvais sourires qui me donne une tête de fou. On se serrait doucement la main, on se regardait agréablement et l’un d’eux me tendait un siège sur lequel je pouvais enfin poser mon cul.

Nous étions à leur énième réunion avant la manifestation. On y parlait de flics, des autres bandes, de l’évolution du mouvement et des chances de réussir. L’un d’eux m’attrapait du regard, me racontait comment sa sœur s’était fait péter trois dents par un CRS grisâtre. Je ne savais que répondre. Nos mains se serraient dans nos anoraks. L. me faisait signe d’approcher. Dans un coin du squat, trônait plusieurs « outils ». Trois marteaux, une bombe noire, une bombe rouge, huit cocktails molotov, et leurs banderoles renforcées à poignées – nouveauté du mouvement. Il me présentait ces quelques ustensiles avec une telle fierté que je me sentais obligé d’hocher de la tête, convaincu. Pourtant, je trouvais quelques réticences à la vue de cette petite bande de gauchistes, à laquelle j’appartenais dès lors, sentant que nous aurions dû être un escadron, que des fusils auraient dû être préparés à la place de ces pauvres petits marteaux. Leur clandestinité, leurs masques, leurs cagoules, leurs lunettes, tout ne faisait que rappeler un comportement déviant, un truc qu’on a envie d’appeler « à la marge ». Mais ce n’était que réponse à la guerre insidieuse du système ! Et ce système efficace arrivait, avec tous ses agents, à rendre toute contestation sensée, déviante et irréelle. Chacun d’entre nous, dans cet endroit, savait que la volonté commune était difficilement limitable, que la haine qui emplissait nos êtres et coulait brûlante à travers nos corps était vraiment pure. Elle nous faisait nous mouvoir, nous faisait bouger, nous permettait de lancer des objets rectangulaires sur leurs casques ronds, nous rendait admirables à travers la fumée blanche, rendait encore plus appréciable la couleur orange du feu d’essence sur les voitures. L’espérance de nos êtres, à cet instant là, était immuable.

D’un coup, une énergie prit le groupe. Tout le monde s’activait, cachait les outils dans des sacs, s’habillait en jeune étudiant bourgeois – chemises, robes, cheveux coiffés, casquettes françaises – une vraie troupe du VIIIe arrondissement. Puis, tout ce joli monde pomponné partait en direction de la manifestation. Les rues défilaient comme dans un clip, je me sentais bizarre, avec ma cagoule dans mon caleçon, ma chemise bleu clair dans mon pantalon, et au bout de mes doigts des gouttes de moiteur, en prévision de cette belle journée où nous, les « casseurs », allions troubler, selon les médias, tout ce beau monde venu manifester en toute quiétude. Alors que nous, nous étions tout ce beau monde, nous étions leurs amis, frères, sœurs, copains, copines, fils, filles, bref, nous étions les rejetons sauvages du vieux monde qui voulaient tordre le cou à tout le système sans négociation. Quoi de pire pour un père que d’avoir un fils assassin qui n’accepte plus le dogme qu’il lui a inculqué, et qui, du haut de son paternalisme, essaye tant bien que mal de contenir sa haine à coup de savate. Nous étions les pauvres demeurés qui croient changer les choses sans se soumettre. Nous adorions ce rôle tant critiqué, tant rejeté par des gens qui admiraient les mêmes que nous dans les livres d’histoire. Qu’auraient-ils dit d’ailleurs ? S’ils avaient vu que leurs plus grands admirateurs auraient fait les pires collabos. L’indifférence, quel cancer !

La troupe arrivait aux abords de la manifestation. Il fallait éviter les contrôles à tout prix. L. et moi prenions un vélib’, jouant les flâneurs du dimanche, et nous entrâmes sans problème dans l’espace réservé aux manifestants. Nous nous rejoignîmes tous dans un coin, tout allait bien. La manifestation pouvait commencer.

Je cours. J’évite les galets des grenades qui écorchent. Au dessus de moi sifflent leurs balles de caoutchouc – ils visent toujours la tête. Du sang, il y’en a sur les pavés. On ne sait à qui il appartient – on le voit et on entend les cris de douleurs. À chaque fois la sensation est nouvelle : on ne s’habitue jamais à la haine. J’ai perdu la troupe. Deux des filles se sont faites attraper par les bacqueux. On espère qu’elles ne diront rien. J’ai juste eu le temps de récupérer un marteau qu’elles avaient fait tomber. D’un coup de l’œil, j’avise L. qui relève un type asphyxié. Les médics, rapides, courent à sa rencontre, l’exfiltrent de la fumée tandis qu’il vomit ses tripes sur les pavés. Des pavés, il y en a toujours, aujourd’hui, ils étaient plus facilement détachables. Il fait plus chaud ces temps ci, c’est peut-être pour ça. C’est peut-être aussi parce qu’on sent que les vacances arrivent et qu’on a peur que tout s’arrête, enfin, que tout reprenne, comme avant – horreur. L. m’attrape le bras et m’indique la banque, du moins sa vitrine, à dix mètre de nous. Elle est encore intacte.

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